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Emmanuel Macron et le ministre de la Santé, Olivier Véran, lors d'une visite d'un établissement hospitalier lors de la crise du Covid-19.
Emmanuel Macron et le ministre de la Santé, Olivier Véran, lors d'une visite d'un établissement hospitalier lors de la crise du Covid-19.
©Ludovic Marin / AFP / POOL

Bonnes feuilles

Eric Anceau a publié « Les élites françaises : Des Lumières au grand confinement » aux éditions Passés / Composés. Les élites sont aujourd'hui rendues responsables de tout. En a-t-il toujours été ainsi ? Eric Anceau retrace, de 1720 à 2020, la grande histoire des élites françaises, de la crise de l'Ancien Régime au drame sanitaire de la Covid-19. Extrait 2/2.

Eric Anceau

Eric Anceau

Enseignant à Sorbonne Université, Eric Anceau est spécialiste d’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Il a publié vingt-cinq ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par l’Académie française, l’Académie des sciences morales et politiques et la Fondation Napoléon.

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Alors que nous nous apprêtions à remettre notre manuscrit à notre éditeur, la pandémie de Covid-19 a frappé la France. Après avoir écrit que rien ne révélait mieux la valeur des systèmes, l’état des sociétés et la profondeur des êtres que les grandes crises, nous avons décidé de nous donner le temps d’analyser celle qui commençait au prisme de notre questionnement sur les élites et les faits nous ont vite convaincu d’ajouter un bref épilogue à cet ouvrage.

Quelques jours après cette décision, le gouvernement a décidé de confiner tous les Français, stratégie inédite à cette échelle dans l’histoire pour combattre une épidémie, mais aussi jamais discutée, jamais évaluée, jamais testée, y compris par l’Organisation mondiale de la santé, et qui rappelle plutôt les états de siège lors des guerres.

Dans son discours du 16 mars 2020, par lequel il annonce la nouvelle aux Français, le président Macron utilise une rhétorique de guerre pour les mobiliser face à l’ennemi invisible qui les frappe, martelant pas moins de six fois : « Nous sommes en guerre ». La référence à l’« Union sacrée » de 1914 et au « Père la Victoire » Clemenceau est alors transparente. Même si la définition stricte d’une guerre fait que le combat actuellement mené n’en est évidemment pas une, des similitudes troublantes peuvent être constatées avec 1914, mais aussi et plus encore avec 1870 et 1940. Cela nous ramène au cœur de notre sujet, car l’action et le comportement des dirigeants, et plus largement des élites, sont questionnés et comparés à ceux qu’ils ont adoptés lors des trois derniers conflits majeurs de notre histoire. Le simple retour à la chronologie des déclarations publiques et à l’enchaînement des faits avérés, procédé auquel tout historien qui se respecte est habitué, est ici accablant.

Alors que le célèbre épidémiologiste Neil Ferguson annonce entre 300 000 et 500 000 victimes potentielles pour la France si rien n’est fait, ce confinement s’impose sans doute alors pour endiguer le mal et espérer le vaincre plus rapidement, malgré ses conséquences prévisibles sur l’économie et la société. Malheureusement, rien n’a été anticipé par les dirigeants français, comme d’ailleurs par quasiment aucun de ceux des autres grands pays. Cependant, très vite, c’est en France que la population apparaît la plus en colère contre ses élites dirigeantes alors que, sans parler du cas de la Chine où l’absence de transparence de l’information impose la prudence, les erreurs initiales commises aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Brésil semblent au moins aussi graves, que ces pays, mais également l’Espagne et l’Italie, ont un nombre total de victimes supérieur à celui de la France, et que la Belgique, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie ont une proportion plus élevée de décès rapportée à la population totale. Lorsque l’on demande aux Français s’ils estiment que leur gouvernement a bien ou relativement bien géré la crise, la réponse est pourtant frappante et sans appel. Seuls 33 % répondent « oui », soit le moins bon résultat de tous les peuples sondés, 10 points derrière les Espagnols et les États-Uniens, 14 derrière les Britanniques, 30 derrière les Suédois, 32 derrière les Italiens, 37 derrière les Allemands, 50 derrière les Norvégiens !

Les déclarations faussement rassurantes des ministres des Solidarités et de la Santé successifs, Agnès Buzyn et Olivier Véran, du directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, et de la porte-parole du gouvernement, Sibeth N’Diaye, instillent la défiance dans les esprits. Les Français entendent successivement que l’épidémie restera en Asie et n’arrivera sans doute jamais en Europe puis, après les premiers cas détectés dans l’Hexagone, que « les risques de propagation du virus dans la population sont très faibles », par la suite que le gouvernement italien a mal géré la situation mais que la France n’est pas l’Italie (sic) et que la fermeture des frontières est « scientifiquement sans intérêt », car un virus ne connaît pas de frontières (re-sic), ou encore que la France a suffisamment de masques et de tests, mais que le port de masques et le dépistage massif sont inutiles, alors que les exemples asiatiques et allemand démontrent pourtant le contraire au même moment. Deux jours après sa prise de fonction, Olivier Véran déclare : « La France est prête car nous avons un système de santé extrêmement solide. » La formule n’est pas sans rappeler celle que l’on attribue au maréchal Le Bœuf sur l’armée française, prête jusqu’au dernier bouton de guêtre, à la veille de la guerre de 1870. Encore cette dernière était-elle partiellement apocryphe et prononcée loin des oreilles du public !

Aucun observateur sérieux n’est alors dupe. Indépendamment de considérations idéologiques auxquelles il faut d’ailleurs rapidement renoncer face à la dure réalité, il importe surtout de cacher le manque d’anticipation, l’impréparation et la pénurie, et d’adopter, en urgence, une stratégie pour gérer cette dernière. L’excellent plan de réponse à une menace SRAS d’avril 2004 a été abandonné presque aussitôt devant la nécessité des économies budgétaires. Le non-renouvellement puis la destruction du stock des masques dont sont coresponsables les gouvernements des trois derniers quinquennats, le manque criant de respirateurs artificiels et de tests de dépistage par rapport à l’Allemagne, mieux équipée à l’origine et beaucoup plus pragmatique et réactive ensuite, et le retard pris en France dans l’autorisation, la fabrication et la commercialisation de nouveaux masques et de tests, à cause des lourdeurs administratives, sont des cas d’école. Les lignes écrites par Marc Bloch, à chaud, sur la débâcle de mai 1940 trouvent ici un écho troublant : « L’ordre statique du bureau est, à bien des égards, l’antithèse de l’ordre, actif et perpétuellement inventif, qu’exige le mouvement. L’un est affaire de routine et de dressage ; l’autre d’imagination concrète, de souplesse dans l’intelligence, et, peut-être surtout, de caractère. »

Comme dans plusieurs guerres ou catastrophes sanitaires précédentes, le manque d’intuition et de simple bon sens sont caractérisés. Le placage, par manque de vision stratégique, de réformes mal conçues et stérilisantes sur un système ancien et peu agile rappelle les précédents de 1870 et de 1940. Se sont aussi payés la quête impossible du risque zéro avec le principe de précaution sanctuarisé dans la Constitution par Jacques Chirac, le contrôle budgétaire, le contrôle de légalité dans un pays qui compte plus de 10 000 lois, plus de 100 000 décrets et plus de 400 000 textes réglementaires, le principe de responsabilité avec toute sa palette de sanctions, le pilotage bureaucratisé des agences régionales de santé mises en place en 2009, l’application du New Public Management et de la RGPP à l’hôpital public et les multiples coupes budgétaires, malgré les avertissements des professionnels de santé allant jusqu’à la menace de démission collective et massive de 1 120 médecins hospitaliers dont plus de 600 chefs de service à la veille de la crise.

Aux erreurs et aux mensonges se sont ajoutés le cynisme des uns, la fuite des responsabilités des autres, la cacophonie de tous. Même si le gouvernement a sans doute eu la volonté de clore le dossier controversé de la réforme des retraites pour se consacrer pleinement à la crise, une majorité de Français ont trouvé a minima cavalier qu’il profite du conseil de défense et des ministres consacré à la propagation de l’épidémie, le 29 février, pour annoncer le recours à l’article 49‑3 sur cette question.

La démission d’Agnès Buzyn pour prendre la tête de la liste LREM aux élections municipales de Paris à la place de Benjamin Griveaux, treize jours plus tôt, alors que la menace se précisait, est apparue à beaucoup comme une désertion. Un mois plus tard, ses confidences au Monde dans lesquelles elle affirme avoir eu l’intime conviction d’une catastrophe à venir, dès le 20  décembre 2019, et avoir alerté le directeur de la Santé, le Premier ministre et le président, condamnent, si elle dit vrai, l’inaction dont elle fait ensuite preuve, puis sa décision de fuir vers la campagne municipale parisienne. Les révélations du Canard enchaîné sur des signaux d’alarme tirés plus tôt encore et sur le manque de réactivité de l’exécutif n’honorent pas non plus celui-ci. La démission de la conseillère santé d’Emmanuel Macron, le 31 janvier, pour accompagner son mari, en campagne municipale à Strasbourg, et son remplacement seulement un mois plus tard, montrent bien que l’épidémie n’est alors pas encore prise au sérieux en France, alors qu’elle devient pourtant très préoccupante en Asie.

La tenue du premier tour de ces mêmes élections municipales, alors que se prépare le confinement et qu’il semble désormais évident que le second ne pourra pas avoir lieu dans l’immédiat, mais aussi les déclarations contradictoires de plusieurs ministres sur ce qu’il est possible et souhaitable de faire, à commencer par Muriel Pénicaud qui se dit « scandalisée », le jour même du confinement, par l’« incivisme » d’un syndicat d’artisans du bâtiment appelant à suspendre les chantiers le temps de les sécuriser, donnent la fâcheuse impression d’une improvisation généralisée. C’est à ce moment que nous parviennent plusieurs témoignages sur des hauts fonctionnaires qui font défaut ou qui perdent pied, comme en 1870 ou en 1940.

La pandémie renforce le sentiment populaire que les élites ne partagent pas les préoccupations et le sort des masses et que les « premiers de cordée » ne sont clairement pas les « premiers de corvée ». À une tendance de fond s’ajoute l’impression très semblable à celle des temps de guerre, en particulier en 14‑18, et particulièrement ravageuse, que les élites comprennent beaucoup moins de « héros » que de « planqués », d’« embusqués », de « profiteurs ». Dans une crise paroxystique comme celle-ci, la sensibilité à l’égalité est plus grande et le sentiment d’injustice à l’égard des privilèges indus, exacerbé.

L’invisibilité de nombreux « premiers de cordée » choque, alors que les « premiers de corvée » montent en première ligne, risquant leur vie et tenant le pays à bout de bras. L’exode d’un quart des habitants de Paris dans les heures qui précèdent le confinement rappelle celui qui s’est produit exactement 80 ans plus tôt. Même s’il est avéré aujourd’hui qu’une majorité sont des résidents provisoires et des étudiants rentrés dans leur famille, le tiers des partants se sont mis « au vert » par confort, souvent dans une résidence secondaire ou de famille, phénomène qui s’est produit à l’identique dans les autres métropoles françaises. Certains de ces privilégiés gratifient même leurs compatriotes de photos sur les réseaux sociaux, voire de journaux de confinement publiés dans la presse. En retour, un ressentiment local s’est développé à l’égard de ces nouveaux venus, porteurs potentiels du virus, qui rappelle celui qu’ont subi, à un degré moindre, les réfugiés des deux guerres mondiales. On a vu aussi des voitures immatriculées « 75 » avoir les pneus crevés.

L’inégalité face au dépistage a aussi été très mal perçue. Alors que le gouvernement annonce qu’on dépiste peu pour se concentrer sur les cas graves et que les tests sont impossibles pour le commun des mortels, y compris les soignants, le fait que plusieurs ministres et responsables politiques, à commencer par le ministre de la Culture, Franck Riester, se fassent tester, et pour certains soigner en priorité, est considéré comme un passe-droit inadmissible.

Si confinement et déconfinement sont globalement réussis, si les mesures sociales et économiques d’accompagnement de l’État permettent de mieux préserver le tissu entrepreneurial que dans beaucoup d’autres pays, si les objectifs sanitaires sont atteints, grâce aux mesures gouvernementales et au civisme d’ensemble, et si la pandémie recule, le tribut payé par les Français est lourd : d’abord par tous ceux qui sont envoyés au front, à commencer par les personnels médicaux, ensuite par les anciens, morts en Ehpad ou chez eux, dans des conditions indécentes, certains après avoir été refusés en réanimation, faute de place, au pic épidémique, enfin par tous ceux dont la situation économique, sociale, psychologique, s’est dégradée parfois dramatiquement.

La pandémie marque, à un degré jamais atteint, une déresponsabilisation, et même une infantilisation des Français par un État intrusif et paternel, voire « maternel », répondant d’ailleurs en cela à une attente d’une grande partie des Français, les élites dirigeantes prenant ici le contrepied, somme toute assez logiquement, de leur propre démission sur le long terme. La patrie des droits de l’homme, pays de l’idéologie par excellence et non du pragmatisme, peut difficilement faire moins que d’autres dans la préservation des vies au détriment de l’économie. Sans aller jusqu’aux mesures extrêmes adoptées en Chine, elle choisit d’adopter un confinement strict. En effet, les dirigeants ont peur des conséquences possibles de cette situation inédite pour le pays, mais aussi pour eux-mêmes. Cela les conduit d’abord, le 10 mars, à nommer un conseil scientifique ad hoc destiné à les conseiller mais aussi à couvrir, d’une certaine façon, leurs décisions par l’expertise. La ligne de crête est ici délicate à tenir entre deux écueils : sembler abandonner le pouvoir aux experts ou paraître ne pas suivre leurs conseils et, dans un cas comme dans l’autre, se décrédibiliser. Cela les amène ensuite, après l’instauration du confinement, à multiplier les amendes pour ceux qui y contreviennent, à tenter d’instaurer une information officielle, en proposant de reproduire, sur le site gouvernemental, certains articles de presse au détriment d’autres, et à préparer le lancement de l’application Stop-Covid pour surveiller, après le déconfinement, les contacts des usagers avec les personnes positives au virus. Accusé de liberticide, au moment où la loi sur les contenus haineux sur Internet, dite loi Avia, est définitivement adoptée, le gouvernement encadre finalement strictement l’usage de cette initiative-ci et renonce à celle-là.

De fait, la menace de poursuites contre le gouvernement plane depuis le début de la pandémie avec le spectre de l’affaire du sang contaminé. Comme après les guerres de  1870, de 1914‑1918 et de 1939‑1945, la recherche de responsables semble inévitable. Dès le 19  mars, un collectif de plus de 600 soignants dépose une première plainte devant la Cour de justice de la République contre le Premier ministre et l’ancienne ministre de la Santé, en les accusant de « négligence coupable » et de « mensonge d’État ». Quelques jours plus tard, un site appelé Plaintecovid.fr est ouvert. Il permet de télécharger des dossiers de plainte et indique les démarches à suivre. En moins de trois mois, près de 200 000 Français y recourent. Cela amène le gouvernement à envisager d’ajouter un amendement à la loi de déconfinement, pour se protéger, avant d’y renoncer. Alors que la Cour de justice de la République est déjà saisie de plaintes contre des membres du gouvernement, qu’Assemblée nationale et Sénat décident de créer des commissions d’enquête parlementaire sur la gestion de crise, on apprend, le 6  juin, que l’Élysée envisage de créer sa propre commission pour tirer les enseignements des dysfonctionnements et, le 10, que le parquet de Paris lance à son tour sa propre enquête. À une crise inédite répond une multiplication tout aussi inédite d’investigations contre les élites dirigeantes.

La notoriété et la popularité phénoménales atteintes en quelques jours par le professeur Raoult s’expliquent par plusieurs facteurs. Outre l’immense espoir qu’il suscite avec son traitement (l’hydroxychloroquine), il apparaît comme un « héros antisystème » qui ose s’affranchir de toutes les règles pour lancer sa thérapie sous prétexte d’urgence extrême et pour dépister tous ceux qui le souhaitent, grâce à ses propres tests, dans son Institut hospitalo-universitaire de la Méditerranée, qui n’hésite pas à critiquer, depuis Marseille, les « puissants de Paris » cherchant à entraver son travail, et qui refuse de siéger dans le conseil scientifique. Naît avec lui, à la faveur de la crise, une forme originale de populisme expert, sur fond de supposés conflits d’intérêts et complots de ses ennemis, impliquant tous ensemble Jérôme Salomon, l’Inserm et son ancien président, Yves Lévy, mari d’Agnès Buzyn, le laboratoire de Wuhan inauguré par celui-ci, d’où serait parti le coronavirus, et surtout les lobbies pharmaceutiques, à commencer par le puissant laboratoire américain Gilead Sciences. Le président Macron se sent obligé de rendre visite à Didier Raoult, dans son laboratoire, le 9  avril, pour ne pas injurier l’avenir en montrant qu’aucune piste thérapeutique n’est négligée et sans doute aussi pour essayer de circonvenir une personnalité dangereusement ascendante. Il faut dire que l’homme développe une stratégie de communication tous azimuts avec des vidéos qui deviennent… virales, grâce à un art consommé de la mise en scène, une apparence peu conventionnelle et une mégalomanie assumée qui l’amène à se présenter comme le premier expert mondial en infectiologie et l’incarnation de la vraie élite jalousée par les « seconds couteaux » de la fausse qui usurpe le pouvoir. Alors qu’un article de la prestigieuse revue médicale The Lancet incite l’OMS à arrêter temporairement les essais à l’hydroxychloroquine, Olivier Véran à saisir le Haut Conseil de la santé publique et l’Agence du médicament à suspendre l’utilisation du traitement par précaution, il s’avère que les données sur lesquelles les quatre auteurs se sont appuyés sont totalement erronées, voire inventées, par l’entreprise de Big Data à laquelle ils en ont confié la collecte. The Lancet décide alors de désavouer la publication et trois auteurs finissent par se rétracter. Raoult triomphe et ses partisans avec lui. Cependant, les multiples propos contradictoires du professeur, en particulier lorsqu’il minimisait l’épidémie à ses débuts, l’argument d’autorité très élitaire dont il use et abuse face à ses détracteurs et aux journalistes, et les effets réels de l’hydroxychloroquine que plusieurs enquêtes mettent fortement en doute ne plaident pas en sa faveur. La polémique Raoult et le scandale du Lancet jettent le trouble dans une communauté scientifique déjà très divisée sur la pandémie, alors que la grande enquête européenne Discovery, initiée par la France, sur les traitements possibles, se révèle un échec total. La parole de l’élite savante est disqualifiée aux yeux de beaucoup.

En dépit d’avertissements dont certains se sont révélés justes et auraient mérité d’être suivis, les opposants radicaux et les spécialistes de la contestation sont confondus parce qu’ils soutiennent tout et son contraire. Dans l’opinion qui ne les soutient pas déjà, ils ne semblent pas tirer de profit majeur de la pandémie, à court terme.

Fortement contestées avant la crise, les élites en sortent encore plus affaiblies. Après l’impréparation initiale, la gestion d’une extrême prudence, y compris alors que la pandémie ne circule quasiment plus, donne le sentiment que le gouvernement cherche à atténuer sa responsabilité lors des enquêtes et des procès qui s’annoncent. Au-delà de ceux-ci, au-delà même d’un possible rejet des dirigeants actuels par les urnes, toutes les élites sont décrédibilisées. Coutumiers du fait, les artistes prennent la parole pour donner des leçons aux politiques. Dans une vidéo à la diffusion virale, l’acteur Vincent Lindon, par ailleurs dénoncé comme « privilégié », pose la question  : « La brume des sommets obscurcit-elle le jugement au point d’oublier le poids des symboles ? » et propose, pour renouer le lien de confiance entre les Français et leurs élites, l’application de peines aggravées pour les dirigeants qui se rendent coupables de corruption avec une procédure accélérée de jugement dans des couloirs dédiés et, parallèlement, une revalorisation des rémunérations pour attirer les meilleurs vers les responsabilités politiques, pour leur éviter la tentation de la fraude et pour rendre inexcusable le fait d’y céder.

L’ampleur inédite de la crise a amené plusieurs dirigeants à prendre conscience de la faillite du système auquel ils participent et à modifier radicalement leur discours, à commencer par le président lui-même qui a abandonné, au moins pour un temps, sa posture jupitérienne, fait preuve d’humilité, reconnu que la pandémie avait révélé des dysfonctionnements graves et affirmé la nécessité de « se réinventer ». Lui-même et de nombreux dirigeants à sa suite ont reconnu l’erreur des délocalisations industrielles, au moins pour les productions stratégiques, et promis de faire de la santé une priorité. Cependant, tout en continuant à reconnaître des « failles et des fragilités », le président affirme, dans son discours du 14 juin : « Nous n’avons pas à rougir de notre bilan » et annonce qu’il proposera bientôt un « nouveau chemin » pour la France.

Cela s’impose, tant la crise économique et sociale s’annonce gigantesque et tant des demandes de réformes profondes sont apparues, comme au lendemain des guerres déjà évoquées. La montagne peut cependant accoucher d’une souris. Déjà la technostructure et les experts économiques semblent vouloir reprendre la main aux experts médicaux, et recourir à des solutions traditionnelles devant la dette abyssale et le laminage du PIB. Si tel est le cas, nul n’en maîtrisera désormais les conséquences.

Au lendemain du second tour des élections municipales caractérisé par un taux d’abstention d’une ampleur, une nouvelle fois, inédite (58,4 %), un désaveu massif des candidats du parti présidentiel et une poussée écologiste, Emmanuel Macron décide de changer de gouvernement et nomme, le 3 juillet 2020, un nouveau Premier ministre, Jean Castex, l’homme qu’il a chargé, quelques semaines plus tôt, de déconfiner la France, moyen s’il en est de tester sa valeur. Au-delà de la volonté probable du président de préparer l’échéance présidentielle de 2022, ce choix traduit manifestement une préoccupation intéressante. Jean Castex renvoie en effet l’image rarissime de la compétence technocratique alliée au pragmatisme et à l’ancrage. Cet énarque, conseiller-maître à la Cour des comptes, homme de réseaux et de cabinets, apparaît ainsi, à la fois, comme un Gersois attaché à sa terre natale et un bon connaisseur de la France périphérique, maire depuis douze ans d’un petit chef-lieu d’arrondissement, Prades, dans les Pyrénées-Orientales. Il n’en faudra pas moins et sans doute beaucoup plus encore pour résoudre la crise économique et sociale et pour renouer le lien de confiance entre les élites et les Français…

Extrait du livre d’Eric Anceau, « Les élites françaises : Des Lumières au grand confinement », publié aux éditions Passés / Composés.

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