Les classes populaires, star des rentrées politiques. Mais qui a déjà réussi à les ramener à la vie politique (et comment) ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Gérald Darmanin s'entretient avec des habitants de Tourcoing après avoir voté lors du deuxième tour des élections législatives dans un bureau de vote à Tourcoing, le 19 juin 2022.
Gérald Darmanin s'entretient avec des habitants de Tourcoing après avoir voté lors du deuxième tour des élections législatives dans un bureau de vote à Tourcoing, le 19 juin 2022.
©FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Electorat

De Gérald Darmanin à EELV en passant par LFI ou le RN, les électeurs issus de catégories populaires sont l’objet de toutes les attentions, jusqu’à des raisonnements grossiers parfois…

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : Gérald Darmanin semble décidé à courtiser les classes populaires. Le ministre de l’Intérieur se sent “légitime pour dire qu’il faut s’occuper de la marmite sociale qui bout”. Il est loin d’être le seul à chercher à approcher cet électorat, cependant : plusieurs élus EELV ont récemment publié un appel visant à sortir de “l’entre-soi” et d’autres ont décidé de faire appel à l’artiste Médine pour toucher davantage. LFI et le RN ne sont pas en reste. Comment expliquer cette attention particulière donnée aux classes populaires en cette rentrée ?

Raul Magni-Berton : Avec les jeunes, les classes populaires sont le premier groupe social à arrêter de voter quand les choses vont mal. Les représentants sont en effet la plupart du temps des personnes âgées issues de classes aisées. Lorsqu'ils représentent mal, les premières victimes sont les groupes sociaux auxquels les représentants n'appartiennent pas. Compte tenu du fait que la France est le pays d'Europe de l'ouest où l'abstention aux élections parlementaires est la plus élevée, on peut facilement conclure qu'il y a un problème particulièrement marqué d'exclusion des classes populaires du pouvoir. Mais ces personnes mal représentées et sans pouvoir sont pourtant présentes sur la scène politique, dans la rue - comme les gilets jaunes, les manifestations contre le vaccin obligatoire ou contre les retraites - mais aussi dans les réseaux sociaux. Il y a donc un potentiel que les partis politiques tendent régulièrement à essayer de rapprocher d'eux. 

Luc Rouban : On est déjà entré dans une période de compétition électorale avec deux questions à l’horizon pour la plupart des acteurs politiques : que faire après le macronisme, comment éviter l’ascension voire la victoire du RN que Gérald Darmanin pense probable ? Les catégories populaires sont devenues une cible électorale prioritaire et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’elles constituent un réservoir de voix inexploité. Rappelons qu’au second tour de l’élection présidentielle de 2022, les membres des catégories populaires, qui recouvrent globalement les ouvriers et les employés (pour des définitions sociologiques précises, je renvoie à mes travaux en libre accès sur HAL ou à mes ouvrages), se sont abstenus à près de 40% après s’être abstenus à 32% au premier tour, selon les données de la vague 14 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof, alors même qu’un large choix de candidats s’offrait à eux. Le but est de les ramener vers les isoloirs. La seconde raison est purement politique : tout le monde sait désormais que le seul parti ayant fidélisé ses électeurs, et des électeurs de catégories populaires, est le RN. Les autres partis souffrent bien plus de la désaffiliation partisane et d’une fluidité de choix faits souvent au dernier moment. Cette redécouverte cynique des catégories populaires n’est que le signe de la peur qu’inspire une éventuelle victoire du RN en 2027.

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Pourquoi les politiques n’arrivent-ils plus à parler aux classes populaires en France ?

Raul Magni-Berton : Parce que les partis politiques n'ont plus besoin de militants pour fonctionner. Ils s'autofinancent largement par les remboursements électoraux, et peuvent embaucher des professionnels, plutôt que des bénévoles. Dès lors, ils savent bien comment obtenir des voix, mais n'ont pas le besoin d'attirer des sympathies. Les règles de fonctionnement de la vie politique ont progressivement limité cette activité aux bac+5.

Luc Rouban : Ils leurs parlent, mais les catégories populaires s’en moquent (une phrase qui revient souvent : « ils nous prennent pour des cons »). Le problème tient évidemment à des niveaux de défiance très élevés à l’égard de la parole politique, une défiance qui repose sur le constat que l’action publique est devenue peu efficace et cela dans tous les domaines : la sécurité au quotidien, les services publics essentiels comme l’hôpital ou l’école, un politique migratoire incohérente, une politique de transition écologique qui accumule les contraintes et les coûts sans preuve de son utilité réelle, etc. C’est ce que disaient les Gilets jaunes : vous ignorez notre vécu. Si on analyse l’argument, on trouve derrière la revitalisation de problèmes de fond comme une mobilité sociale souvent bien plus difficile que dans d’autres pays, des règles du jeu à deux vitesses et une justice à géométrie variable. Mais il reste une autre explication : nous vivons une période de grande incertitude avec le réchauffement climatique, le retour de la guerre en Europe, les crises financières, l’instabilité économique de la Chine, les menaces de l’islamisme radical, etc. Des bouleversements qui exigent une réelle cohésion nationale. Or qui va payer le prix de ces changements ou le paie déjà ? Les enfants de la bourgeoisie (de droite - papa est PDG - comme de gauche – maman est normalienne) se faisaient déjà exemptés de service militaire il y a quelques années, laissant le soin du « service national » aux autres. Alors imaginons que la France soit prise à partie par l’armée russe… La défiance à l’égard du politique c’est aussi la défiance à l’égard des « autres », dans une société française où la moitié des enquêtés de catégorie populaire ne s’identifient plus à rien.

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Par le passé, certains acteurs de la vie politique ont-ils déjà réussi à ramener les classes populaires à la politique, en France ? Comment s’y prenait-on alors et pourquoi cela fonctionnait peut-être davantage ?

Raul Magni-Berton : Il y a 50 ans, aucun parti ne pouvait fonctionner sans bénévolat. Quand quelqu'un se présentait pour aider, les activistes étaient contents et l'accueillaient chaleureusement. Aujourd'hui, si vous faites un tour dans un parti politique, vous vous sentirez rapidement un inutile emmerdeur. Cela a conduit à une baisse importante du militantisme, qui se traduit par le fait qu'avoir un militant à table ou autour d'un verre entre amis est devenu un événement rare. De ce fait, les partis politiques sont devenus des entités éloignées des gens. 

Luc Rouban : Les catégories populaires étaient autrefois bien plus encadrées par des partis puissants et bien organisés qui servaient également de lieux de formation voire de promotion sociale. C’est évidemment le cas historique du PCF. L’effondrement du système partisan a laissé la vie politique aux seuls diplômés qui ont les ressources sociales par leur métier ou leur famille pour entrer dans le jeu électoral. L’encadrement partisan a fait place à des relations plus interpersonnelles accessibles aux seules catégories moyennes et supérieures. C’est ce qui s’est clairement passé, par exemple, avec les députés macronistes élus en 2017. La pratique constitutionnelle était également différente puisque l’on a utilisé le référendum jusqu’en 2005 (traité sur le projet de Constitution européenne) et plus après. Sans compter le fait que son résultat est passé aux oubliettes puisque Nicolas Sarkozy a signé en 2007 le traité de Lisbonne qui reprend certaines des dispositions écartées par les électeurs français.

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Les partis politiques français ont-ils conscience des nouveaux enjeux auxquels les classes populaires sont désormais confrontées ? A quel point ces derniers ont-ils pu évoluer ?

Raul Magni-Berton : Difficile à dire. La crise de la représentation est connue de tous, mais les cadres des partis politiques ne semblent pas comprendre ce qu'il se passe dans leur pays. Quand un mouvement de rue se crée, ils ont tendance à accuser les contestataires de fascisme ou complotisme sans comprendre les raisons de ce qu'il se passe. En fait, les enjeux liées à l'abstention ou la contestation sont de plus en plus perçus, mais il me semble qu'un diagnostic clair de ce qu'il se passe est encore embryonnaire

Luc Rouban : Il faut bien reconnaître que bien des partis politiques ont une guerre de retard. À gauche, LFI reste sur le terrain de la lutte des classes, reprenant un socialisme radical à la Jules Guesde. Il faut casser du bourgeois et punir les patrons. Mais cette vision très marxienne d’épopée historique du « peuple en lutte » fait surtout plaisir à ses militants et à ses dirigeants diplômés qui jouent les avant-gardes éclairées d’un prolétariat qui n’est plus celui de 1936. La demande des catégories populaires n’est pas de faire la révolution, une révolution qui n’aurait guère de sens dans un contexte de mondialisation, mais de voir leur situation concrète s’améliorer, leurs enfants décrocher des diplômes qui aient de la valeur sur le marché du travail et pas seulement des bouts de papier tamponnés par l’Éducation nationale, et accéder eux-mêmes aux catégories moyennes par un travail reconnu non seulement sur le plan financier mais également sur le plan social. À droite, les LR en sont restés à Margaret Thatcher et à son néolibéralisme. Il faut couper dans les dépenses publiques et supprimer les services publics. C’est exactement le contraire de ce qu’attendent les catégories populaires. Le macronisme, très notabiliaire, est imprégné de libéralisme culturel, ouvert à l’immigration et incapable de traiter la question des violences qui déferlent dans les quartiers populaires. Le RN est pour l’instant, dans une prudente discrétion, le plus à même de parler aux catégories populaires mais reste très flou sur des questions centrales comme la démocratisation de l’enseignement supérieur ou la sélection des élites.

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Comment expliquer le décalage actuel entre les catégories populaires et leurs représentants politiques ?

Raul Magni-Berton : C'est simple: nos systèmes représentatifs permettent à nos représentants de se mettre d'accord pour protéger les partis politiques existants et les carrières des élus. Si, au départ, les partis se font concurrence, parce que leurs membres ne se connaissent pas assez, après plus d'un siècle d'exercice, les partis et leurs membres se connaissent. En économie, quand les grandes entreprises cessent de se faire concurrence et commencent à coopérer entre elles, cela s'appelle un oligopole. En politique, cela s'appelle une oligarchie. Le problème est que nous disposons de mesures beaucoup plus élaborées pour lutter contre les oligopoles que pour lutter contre les oligarchies. 

Luc Rouban : C’est bien la question sociale qui est au cœur de ce décalage. Le RN l’a compris en 2022 et a modifié son offre électorale en défendant les fonctionnaires et en rejetant le néolibéralisme de l’ancien FN qui a été repris depuis par Éric Zemmour. Gérald Darmanin vient de s’en rendre compte : traiter la montée en puissance du RN à partir de la seule question de l’immigration est une erreur. Mais cette question sociale n’est plus celle des pauvres contre les riches, elle est devenue celle de l’équité, qui concerne au moins autant les classes moyennes ou même les classes supérieures : les règles du jeu sont-elles les mêmes pour tous ? Le macronisme a beaucoup déçu sur ce terrain. Alors qu’il promettait une ouverture de la vie politique, il a renforcé l’entre-soi avec une ribambelle de ministres mis en examen ou faisant l’objet de plaintes alors que le macronisme lui-même entérine sur le plan idéologique la confusion de ce qui est public et de ce qui est privé. La séparation des deux registres est cependant vitale pour inspirer confiance. La vertu est le principe même de la république disait Montesquieu.

La situation est-elle comparable à droite comme à gauche ? Dans quelle mesure les problèmes diffèrent-ils ?

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Raul Magni-Berton : Oui, c'est un problème global. Toutefois, la gauche a subi une perte considérable d'appui populaire, alors qu'à droite, les choses sont moins tranchées. En particulier, on trouve à l'extrême droite, le RN, le parti avec l'électorat qui est de loin le plus marqué par les classes populaires. 

Luc Rouban : La gauche est profondément divisée, engoncée dans des polémiques qui n’intéressent que les intellectuels et les militants où chacun accuse l’autre d’islamo-gauchisme ou d’antisémitisme. La droite est progressivement absorbée par l’extrême-droite mais une extrême-droite qui a évolué et se positionne désormais comme droite radicale. Mais personne n’a la clé pour attirer les catégories populaires. La gauche reste, à leurs yeux, trop favorable à l’immigration qui exerce une réelle pression sur le marché du travail et sature les services publics et la droite trop libérale sur le terrain économique et finalement elle aussi trop favorable à une immigration qui permet de faire baisser les salaires, parle beaucoup mais ne fait rien qui puisse contrarier « la corbeille » comme disait le général de Gaulle.

Une partie des classes populaires, ailleurs dans le monde, semble être en demande d'une proposition politique de droite (à en croire, à tout le moins, le récent succès de la chanson "Rich man north of Richmond", aux Etats-Unis d'Amérique). Comment les droites, à l'international, parviennent-elles à capter un électorat plus populaire ? Existe-t-il un équivalent en France (et dans le cas contraire, comment le construire) ?

Raul Magni-Berton : Aujourd'hui les droites nationalistes sont les partis avec des électorats les plus populaires en moyenne. La France est parfaitement représentative de cette tendance, avec le RN. Le nationalisme - centré sur les politiques isolationnistes, et un discours hostile à la mondialisation et l'immigration, tend aujourd'hui à remplacer l'État providence associé à des politiques protectionnistes que la gauche défendait autrefois. Dans toutes ces idées, il est question de protéger les citoyens les plus exposés contre la concurrence internationale et les aléas du marché. Aux Etats-Unis, Trump a réussi à gagner les voix de certains ouvriers avec ces discours, là où ces prédécesseurs n'y étaient pas parvenus. D'ailleurs, dans les pays où la gauche à affronter ouvertement le sujet avec des propositions concrètes, elle a connu beaucoup moins de désertions des classes populaires, à l'image du Danemark. 

Luc Rouban : Il faut se méfier des comparaisons internationales. La situation aux États-Unis est très différente. C’est un pays fédéral qui a toujours été travaillé depuis ses débuts par un populisme local très puissant qui s’oppose à « DC » (Washington et sa bureaucratie issue des meilleures universités). L’opposition du local au fédéral structure le vote pour Trump qui représente l’homme antisystème et anti-bureaucratie, tout cela sur un arrière-fond religieux de liberté individuelle toujours très vivant. En Europe, la situation varie selon l’histoire politique de chaque pays. Mais, très généralement, le succès des droites populaires vient de l’hybridation des droites conservatrices et de l’extrême-droite, un rapprochement qui se joue sur trois terrains : la fermeture aux flux migratoires, le rejet sceptique des mesures contre le réchauffement climatique et de leur coût social, et l’euro-scepticisme, l’Union européenne étant accusé de faire le jeu du néolibéralisme pro-américain. En Italie, le succès de Giorgia Meloni vient du fait qu’elle a servi de point de convergence aux électeurs des droites radicales et souverainistes, une trajectoire qui assez comparable à celle de Marine Le Pen qui, elle aussi, a fini par modérer sa position à l’égard de l’UE. Mais le succès est loin d’être mécanique comme on l’a vu récemment lors des dernières élections en Espagne. Quant à construire une droite populaire et non populiste en France, c’est une autre affaire. Cela impliquerait des dirigeants vertueux, issus eux-mêmes de parcours méritocratiques, sortant de l’éternel modèle de l’énarque pantoufleur, ayant l’expérience du local et retrouvant les vertus premières de la Cinquième République en prenant le risque de référendums.

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