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Les barbouzes de la Ve République : les élus de droite comme de gauche pactisent avec le milieu du crime depuis plus d'un demi-siècle
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Qui sont les gangsters de la République ?

Le crime ne paie pas, dit-on. Pourtant, en France, les criminels s'associent souvent aux politiques (et aux policiers !) pour maximiser les gains de chaque parti. L'histoire de ces accords entre le Milieu et les acteurs du pouvoir commence sous l'occupation allemande, pendant la Seconde Guerre Mondiale, et n'a pas vraiment pris fin depuis.

Frédéric Ploquin

Frédéric Ploquin

Frédéric Ploquin, spécialiste des affaires de police et de justice, est l’auteur aux Editions Fayard de la série Parrains & caïds consacrée au banditisme. Journaliste à Marianne, il est l’auteur de la série diffusée sur France 5 sur les gangsters et la République.

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Atlantico : Dans votre ouvrage Les gangsters et la République, publié aux éditions Fayard, vous écrivez notamment que l'histoire de la relation entre République et voyoucratie est une "histoire de compromission". Quand commencent véritablement les accords entre brigands et politiques en France ? Quelles en sont les raisons premières ?

Frédéric Ploquin : Il existe une matrice à toutes ces compromissions. Cela débute pendant la Seconde Guerre Mondiale, pendant les périodes de l'occupation nazie puis de la libération du territoire par la Résistance. Les deux partis en présence avaient alors besoin des gangsters et se sont servis d'eux. D'un côté, les nazis avaient besoin des gangsters pour mener des razzias et, paradoxalement, pour faire la police (il s'agissait notamment de tenir les policiers résistants qui étaient parfois récalcitrants) et ont installés les voyous au sommet du pavé. De l'autre, la Résistance a fait appel aux bandits pour leur savoir-faire, dont elle ne disposait pas nécessairement. Le voyou a plus d'un avantage : tuer ne l'effraie pas, voler ne lui pas fait pas peur non plus. Éliminer quelqu'un n'est pas toujours simple, le dépouiller n'est pas forcément beaucoup plus facile. Dans un cas comme dans l'autre, tant chez les nazis que dans la Résistance, les voyous exécutent les basses-besognes.

Ce qui ne signifie pas pour autant que passé la libération, l'histoire de la compromission s'arrête après la guerre. Cette matrice ressert à plus d'une occasion, à la Libération et ensuite. Les premiers à faire la paix entre eux sont les voyous : ceux qui travaillaient pour les Allemands et ceux qui travaillaient pour la Résistance travaillent ensuite main dans la main et exploitent leurs carnets d'adresses. Un très bon exemple des relations que cela engendre est celle qui lie Jo Attia, truand parisien et membre du Gang des Tractions Avant et Edmond Michelet, qui deviendra Garde des Sceaux après la guerre. Les deux hommes se sont croisés dans les camps de concentration. À chaque fois qu'Attia semble inquiété par une affaire judiciaire, Edmond Michelet se portera témoin de moralité, le rendant proprement intouchable. Cette anecdote, loin d'être la seule, est symptomatique des relations incestueuses entre les acteurs politiques et la voyoucratie. En plus d'être cocasse, elle est instructive des liens de l'époque.

Toute une classe politique française, qui va régner durant la Vème République est précisément issue de cette culture, dont l'un des exemples les plus parlant est bien Gaston Defferre. Toute cette classe politique va conserver ces "mauvaises habitudes". Quand la France est en guerre, cela se justifie. Pour aller contre le FLN, durant la guerre d'Algérie, le pouvoir Gaulliste va monter des réseaux parallèles, les utiliser sur le terrain et les envoyer en Algérie. En guerre, cela peut évidemment s'avérer utile. Après quoi, cela donne cependant lieu à une nouvelle mouture sous la forme du SAC, le Service d'Action Civique. Il s'agit d'une forme de police parallèle créée par les gaullistes – qui n'ont pas confiance dans la police officielle. Ils s'appuient donc sur des gangsters pour tenir la rue. Le voyou tient les trottoirs, les territoires. Il me semble important de rappeler que la politique de l'époque n'était pas similaire à celle menée aujourd'hui : les violences étaient régulières, à chaque campagne, comme à chaque meeting. La nécessité de garde du corps est réelle. C'est un domaine dans lequel s'engouffrent les gangsters.

Dans cet ouvrage, je raconte 50 années de services, réciproques. Il ne faut jamais croire que le gangster va rendre service à la République uniquement parce qu'il aime le drapeau. Le gangster est avant tout amateur de pognon, au point qu'on puisse parler de "pognoniste". S'appuyer sur un voyou, le recruter, quelle que soit la tâche, n'est pas gratuit. Il faut évidemment s'attendre à ce qu'il se paye sur la bête.

François Mitterrand arrive au pouvoir en 81 et dissout le SAC (Service d'Action Civique) en 82. En quoi consistait exactement le SAC, quelles étaient ses missions ? Faut-il voir dans sa dissolution une rupture avec les politiques de "police parallèle" et de "barbouze" entrepris par la droite gaulliste ? Ce genre de pratique répondent-elles d'une couleur politique ?

Le SAC (Service d'Action Civique) était à l'origine un service d'ordre constitué par Charles Pasqua et quelques autres. Sa vocation première était de venir contrecarrer les gros bras du Parti Communiste Français qui, à ce moment-là, conservait encore une puissance et une aura remarquable (il s'agissait soit du premier, soit du deuxième parti de France). L'époque était, comme dit précédemment, plus violente politiquement : même pour coller des affiches, le besoin en gros bras était réel. Évidemment, l'histoire du SAC finit très mal, comme toujours avec des criminels : elle se termine à la suite d'un abominable fait divers – un règlement de compte interne – qui fera plusieurs morts du côté de Marseille. C'est l'occasion pour François Mitterrand, fraichement arrivé au pouvoir, de mettre sur pied une gigantesque enquête parlementaire qui débouchera sur la dissolution du SAC. Le prétexte, c'est ce fait divers, mais il s'agit bien entendu de casser le SAC. Cette organisation, toujours au service des gaullistes, avait d'ores et déjà largement infiltré les services officiels, dont la police qui n'est plus, à ce moment, tout à fait républicaine. Une partie de la police nationale sert directement, en vérité, les intérêts des gaullistes. C'est assez compliqué pour elle, d'ailleurs. Rappelons qu'avec le SAC, les voyous circulaient avec une carte tricolore dans la poche laquelle permettait une quasi impunité. C'est pourquoi François Mitterrand décide de dissoudre cette organisation qu'il a eu face à lui et contre lui pendant des années.

Pour autant, cela ne signifie pas que le recours aux barbouzes soit le fait des gens de droite. Le recours aux barbouzes est le fait de ceux qui exercent le pouvoir, indépendamment de leur couleur politique. Pendant tout un temps, ce furent les gaullistes qui tenaient donc le haut du pavé et recrutaient les barbouzes, mais la gauche a procédé ainsi également. Suite à différentes affaires en Corse, François Mitterrand a lui-même monté son propre cabinet noir, quand bien même il s'était toujours estimé victime de celui de la droite gaulliste auparavant. Ce fut même l'une de ses premières préoccupations. C'est le seul modèle qu'il connaissait et le fait que ce modèle continue à se perpétuer aujourd'hui. La République "locale" n'hésite pas aujourd'hui, pour pacifier des quartiers et des territoires, à passer des deals avec les fortes têtes et les caïds des cités, dans le but d'acheter une certaine paix locale. L'apparence est sauve quand on procède ainsi : moins de vitres brisées, moins d'émeutes, de feux de poubelles, entre autres. Mais cela a évidemment un coût. Dans le livre et dans les documentaires, j'exploite deux exemples particuliers : un en région parisienne, à Bagnolet, ainsi qu'un autre à Marseille (qui demeure le chaudron de ce clientélisme dévoyé à la française). À Marseille, je retrace l'histoire de Sylvie Andrieux et du socialisme de l'école Gaston Defferre qui s'est complètement pris les pieds dans le tapis de ce clientélisme. Quand on est élu local dans ces territoires, pour pouvoir faire campagne sur ces territoires, il est indispensable de disposer de relais. Or, ces relais sont choisis selon l'emprise qu'il peuvent avoir sur la localité. Ces gens-là sont issus de milieux criminels.

Dominique Alderweireld, surnommé Dodo la Saumure intervient dans votre livre, dans lequel il estime que le proxénétisme "assure les revenus les plus réguliers, la paye journalière" et qu'il fait office de tremplin vers la préparation d'autres affaires. Entre sexe, drogue et braquages, quels sont les plus grands secteurs du banditisme en France ? Quels ont pu être - ou sont encore - les soutiens politiques et policiers à ces opérations ?

Pour la réalisation de cet ouvrage et de ces documentaires, j'ai convoqué un certain nombre de témoins de l'époque, dont Lucien Aimé-Blanc, commissaire adjoint de la brigade mondaine et Dodo la Saumure. Je l'ai fait afin de raconter comment la France a fonctionné pendant tout un temps, en couvrant les activités des bordeliers. Aux yeux des politiques, faire fermer les bordels et les hôtels de passe ne présentaient que peu d'intérêt, puisque de ces hôtels de passe ils avaient moyen de tirer différentes informations exploitables sur les clients de ces prostituées. La police mondaine, devenue un véritable cabinet noir, produisait des notes blanches sur les frasques sexuelles des différentes personnalités politiques qui visitaient ces établissements… et pendant ce temps, le crime prospérait sur ce commerce. C'est précisément le modèle que l'on retrouve dans l'affaire DSK – c'est pour ça que le témoignage de Dodo la Saumure est crucial –, qui concrètement consiste à exploiter et utiliser politiquement des informations susceptibles de déstabiliser un individu qui prétend se présenter à l'élection suprême qu'est la présidentielle. À ce titre, le Carlton fait office de dernier avatar de ce cabinet noir en France.

Cependant, le proxénétisme et la prostitution ne constituent plus une énorme source de revenus pour le Milieu en France. C'est une activité qui a été largement cédée à de multiples réseaux en provenance des Balkans, de Russie, ou de Roumanie, entre autres. En outre les peines se sont fortement durcies, tapant avec violence sur la rentabilité de cette activité. Le proxénétisme a connu l'âge d'or de la fin de la Seconde Guerre Mondiale au milieu des années 80. Rappelons aussi que le Milieu méprise les proxénètes, pour leur tendance à parler. Il préfère se concentrer sur des activités comme le braquage (de banques, de fourgons blindés) ou le racket. Le racket constitue en effet une activité lucrative, pour quiconque ne se fait pas prendre et se fait uniquement sur son propre nom dans le Milieu. Avec ce nom et l'autorité qu'il génère, il devient possible de faire cracher de l'argent à plusieurs types d'acteurs économiques à la comptabilité douteuse, de la boite de nuit au bar-brasserie, en passant par les commerces.

Aujourd'hui, la principale source de revenus du nouveau Milieu n'est plus la même. Ce nouveau Milieu tient les cités, a remplacé le Milieu traditionnel et prétend à exercer une forme de pouvoir sur les quartiers. Il cherche à corrompre la police, avoir pignon sur rue, réclame davantage de notabilisation… et va à la rencontre du politique ; comme le font tous les Milieux à un moment donné. Celui-ci peut se le permettre du fait de sa richesse, fort de sa fortune acquise grâce au commerce de la drogue – et ce depuis la French Connection bien que cela atteigne désormais des summums. Ce trafic rapporte des millions. C'est là que l'on retombe sur nos liaisons incestueuses.

Cette organisation du crime de façon presque politique s'observe-t-elle également à l'étranger ? Quelles en sont les conséquences, sur la société, le modèle politique, la paix sociale ?

Il s'agit à mon sens d'une certaine spécificité française, profondément liée au Milieu français, à l'histoire de France. Ces relations incestueuses ne se retrouvent pas vraiment en Angleterre ou en Allemagne.  L'Italie est quelque peu à part, du fait de la mafia. Autrement, ce Milieu français, son organisation, ressemblent en un sens au vin de Bordeaux : c'est très spécifique à la France, très lié à notre histoire, à l'occupation, à la guerre d'Algérie... Il s'est brièvement exporté en Espagne, où les autorités se sont appuyées sur des voyous Français pour s'en prendre à des militants Basques de l'ETA, qui faisait à l'époque de nombreux morts et qui a désormais rendu les armes. Mais cela reste une habitude bien française…

En conséquence, cela a laissé une tradition française d'achat et de négociation de la paix sociale. On se compromet afin de pouvoir tenir des quartiers, des secteurs sensibles. Il s'agit également de canaliser les voix durant les périodes électorales… Les conséquences sont particulièrement visibles : on a cédé certains quartiers dans des cités marseillaises, grenobloises, parisiennes notamment, à la voyoucratie – et pourquoi pas aux barbus. Les règlements de compte qu'on y constate en sont la preuve. Les concessions, en terme de territoires, qui sont faites aux salafistes ressemblent terriblement à celle faites avec les voyous. Il s'agit d'acheter une paix apparente, peu importe qui contrôle véritablement ces territoires.

Propos recueillis par Vincent Nahan

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