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Les 1.001 visages de la stratégie des hommes politiques français pour encadrer l'islam en France face à l'ingérence des pays étrangers
©STEPHANE DE SAKUTIN / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Vermeren publie "Déni français" aux éditions Albin Michel. L’auteur dévoile les secrets qui entourent notre relation avec le monde arabe. Les dirigeants français font tout pour éviter de poser les questions qui fâchent, notamment notre politique arabe en ruines. Extrait 2/2

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Suite à la vague d’attentats perpétrés en France et en Europe par l’État islamique à partir de 2015, les autorités se sont intéressées à l’islam de France. Le Premier ministre Manuel Valls a même proposé d’en finir avec le financement et les imams étrangers dans les mosquées de France, vaste programme… En effet, la part d’argent étranger pour les mosquées est estimée de 20 à 30 % pour sa partie officielle, selon Bernard Godard, ancien spécialiste de l’islam et fin connaisseur du Maroc au ministère de l’Intérieur. La nationalité des imams est à 80 % étrangère, très peu d’imams étant nés et formés en France. La Turquie forme et finance intégralement ses imams. Quant à la langue de prédication dans les mosquées, même si elle est parfois bilingue du fait que les jeunes musulmans sont francophones à plus de 80 %, ils sont prononcés en majorité en arabe, une obligation chez les malékites, majoritaires dans l’immigration maghrébine. 

Connexions et affiliations nationales des différentes communautés islamiques ont été passées à la loupe par l’Intérieur au titre du ministère des Cultes (Godard, Bernard, La Question musulmane en France : un état des lieux sans concessions, Fayard, 2016). Le produit de ces enquêtes fut une découverte pour les responsables politiques concernés. À vrai dire, la France a pris l’habitude de partager la responsabilité des affaires islamiques avec les États du Maghreb, et plus généralement avec ses alliés arabo-berbères et méditerranéens. De 1962 à la guerre civile algérienne, l’Algérie a exercé l’essentiel de la surveillance et du suivi du culte musulman en France, centrée autour de la Grande Mosquée de Paris, elle-même confiée à de vieilles familles issues de l’Algérie coloniale. Le recteur Dalil Boubakeur, fils de l’imam Hamza, précédent imam de la Grande Mosquée de Paris, est le descendant des saints des Ouled Sidi Cheikh, ralliés à la France depuis la fin de leur révolte armée dans les années 1880. Puis, du fait de l’extrême difficulté de l’État algérien à maîtriser ses islamistes, la France a accordé des responsabilités croissantes au Maroc devenu à son tour le plus grand pourvoyeur d’imams et de fonds de l’islam en France. C’est ce qu’on appelle à Paris l’islam consulaire, dont les origines sont clairement coloniales. L’Algérie verse ainsi plus de 2 millions d’euros par an à la Grande Mosquée de Paris, et finance en permanence à grands frais plusieurs centaines d’imams en France à titre temporaire (pour 3 ou 4 ans) ou provisoire (ramadan). 

Pour l’État algérien, il s’agissait moins d’un partenariat avec la France que d’une volonté clairement établie de surveiller ses ouailles dans l’immigration algérienne. Jusqu’au regroupement familial de la fin des années 1970, l’immigration des travailleurs masculins était d’ailleurs perçue par tous les acteurs comme temporaire, et la surveillance des Algériens et des premiers lieux de culte (100 en 1970) était très politique. L’Amicale des Algériens de France était le bras armé du FLN et de la Sécurité militaire pour cette surveillance. Puis, au tournant des années 1980, les choses ont changé avec l’immigration familiale avant que l’Algérie n’entre en crise au milieu de cette décennie. Le contrôle étatique algérien s’est fortement affaibli, surtout après les émeutes d’octobre 1988 à Alger et la libéralisation du régime.

C’est dans cet intermède que l’islamisme a pris pied en France. Sous la poussée migratoire estudiantine marocaine et tunisienne des années 1970 et 1980, des étudiants ont multiplié des espaces de prière autonomes. Parmi eux, des étudiants marxistes et islamistes marocains, opposés à Hassan II, ont profité de la liberté politique et religieuse en France pour construire des espaces de radicalité comme l’UNEM (Union nationale des étudiants marocains), qui était alors marxiste avant de verser dans les années 1990 dans l’islamisme. Les bailleurs de fonds saoudiens des Frères musulmans jusqu’à la guerre du Golfe en 1990, saisissent l’opportunité pour implanter la confrérie en France. Elle émerge ainsi en 1983 avec la naissance de l’UOIF en Lorraine et va s’étendre très rapidement aux autres grandes villes de France.

Les musulmans de France et leurs divers islams sont ainsi pris en étau entre deux hégémonies. La première est celle des États étrangers, qui entendent dicter leur islam et soumettre à leurs normes les musulmans de France pour mieux les surveiller. Du fait de la transmission héréditaire de l’islam par le père, ces États considèrent de jure leurs descendants comme leurs ressortissants. L’Algérie tient une comptabilité très précise de ses cinq millions de ressortissants en France, selon ses chiffres internes donnés depuis 2010. Et cela est encore plus net dans le cas du Maroc, puisque cette « filiation » repose sur l’allégeance personnelle au commandeur des croyants et calife (le roi du Maroc), dont nul ne saurait s’abstraire en droit religieux. Mais d’autres États (Arabie Saoudite, Qatar, Iran et encore Turquie), qui sont les grands prosélytes mondiaux de l’islam politique, veulent aussi influencer la plus grande communauté islamique d’Europe qu’est celle de France. La liberté d’agir n’est pas aussi grande qu’en Belgique où, à l’inverse de la France, on n’avait pas donné carte blanche aux États du Maghreb pour la régulation religieuse de leurs émigrés, laissant la porte grande ouverte aux wahhabites du Golfe ou aux Iraniens. 

En 2019, dans un nouveau livre-enquête, Qatar papers (Michel Lafon, 2019), Chesnot et Malbrunot établissent par des faits et des documents comptables ce que les spécialistes constatent depuis des décennies : l’ingérence proactive du Qatar au profit des Frères musulmans européens et de leur nébuleuse. La fondation Qatar Charity (désormais Nectar Trust) –  dont l’Élysée feint de croire qu’elle n’est pas liée à l’État du Qatar – est l’outil du prosélytisme islamique de la famille El Thani en France et en Europe. Or les documents recueillis prouvent que la fondation a versé, à la date de 2014, 71 millions d’euros à plus de 130  projets de mosquées et centres islamiques dits « culturels », dont toutes les grandes mosquées des Frères en France. La contribution s’ajoute à l’aide directe aux écoles et lycées privés (programme El Guess), aux centres de formation d’imams fréristes, et à d’autres personnalités ou manifestations. 14 millions d’euros sont ainsi donnés à la mosquée Nour de Mulhouse pour créer un environnement culturel et sportif intégré, afin que les musulmans échappent aux activités municipales. En outre, le principal agent d’influence et prédicateur des Frères musulmans en Europe, Tariq Ramadan, touchait du Qatar un salaire de 35 000 euros par mois. D’autres organismes financés par le Qatar payent en partie sa défense judiciaire actuelle, soit 19 000 euros, venant de la Ligue des musulmans de Suisse, l’annexe locale des Frères. Cette ingérence, loin d’être dénoncée par les hommes politiques européens, vaut des remerciements au Qatar, puisque nos élus y voient le moyen à bon compte de satisfaire leurs électeurs. 

Or, les États ne sont qu’un acteur parmi d’autres d’une ingérence protéiforme, car s’y ajoute un ensemble de structures fondamentalistes, salafistes ou fréristes, paraétatiques ou privées, qui exercent une influence internationale notable. La plus connue est l’Union des organisations islamiques en Europe (UOIE), maison-mère de l’UOIF (alias Musulmans de France) et de ses filiales telles que le Collectif contre l’islamophobie en France. Il faut également compter sur le rôle des confréries religieuses islamiques, comme la Tijaniya (basée au Maroc et en Algérie), la Naqshbandiya (basée en Turquie et en Syrie), la Mouridiya (basée au Sénégal), la Alaouia (basée en Algérie), la Qadiriya (basée notamment au Maroc), la Boutchichiya (basée au Maroc). Toutes ont leur siège et leurs cheikhs à l’étranger. Même si leur influence est souvent présentée comme spirituelle et modératrice, elles ne sont pas exemptes d’interventionnisme ni de sectarisme religieux. Les télévisions et les sites internet islamistes basés par centaines au Moyen-Orient jouent aussi leur rôle, en inondant de leur apologétique aux accents guerriers les musulmans d’Europe dans les langues vernaculaires les plus variées. Enfin, les organisations islamiques internationales, comme l’Organisation de la coopération islamique ou la Grande Mosquée du Caire, participent activement du débat et de l’influence.

Lorsque le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy crée le Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003, il entend moins remédier à ces maux qu’il ne veut doter les pouvoirs publics français d’un interlocuteur collectif pour le culte islamique. De fait, cette réorganisation administrative a peu d’impact sur l’islam consulaire et n’entrave en rien les ingérences des États ou des organisations islamiques prosélytes qui utilisent le CFCM à leur profit pour influencer l’islam de France. Sans le vouloir, le ministère de l’Intérieur a aggravé cette situation en 2008 en établissant que les élus du CFCM correspondraient désormais au nombre de mètres carrés de mosquées contrôlés par tel ou tel groupe. L’incitation à construire des milliers de mètres carrés de mosquées qui en résulte a créé une compétition internationale entre bailleurs. Par exemple, le roi du Maroc, en pleine crise économique dans son pays, verse 787 000 euros au chantier de la Grande Mosquée de Blois en mai 2012 quand la même année était inaugurée la Grande Mosquée de Strasbourg (en attendant la Très Grande). Le Maroc a contribué à hauteur de quatre millions d’euros sur douze pour cette seule mosquée.

Extrait du livre de Pierre Vermeren, "Déni français : Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes", publié aux éditions Albin Michel 

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