Légalisation du cannabis : les oublis et approximations du rapport choc de Terra Nova<!-- --> | Atlantico.fr
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Un rapport publié vendredi 19 décembre par le think tank Terra Nova préconise de "réguler le marché du cannabis pour sortir de l'impasse".
Un rapport publié vendredi 19 décembre par le think tank Terra Nova préconise de "réguler le marché du cannabis pour sortir de l'impasse".
©Reuters

Perchés !

Un rapport publié vendredi 19 décembre par le think tank Terra Nova préconise de "réguler le marché du cannabis pour sortir de l'impasse". Une impasse qui se concrétise selon les auteurs dans les 568 millions d'euros qui sont chaque année consacrés à la répression. Pourtant, le scénario de nationalisation du marché préféré par l'organe de réflexion omet les raisons qui ont poussé l'Etat à se dégager du monopole des tabac en 1995.

Serge Karsenty

Serge Karsenty

Serge Karsenty est sociologue, chercheur honoraire au laboratoire CNRS "Droit et changement social" . Ses travaux portent principalement sur l'évaluation des politiques publiques sur les drogues et toxicomanies.

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Atlantico : La légalisation comporte-t-elle effectivement plus de bénéfices que de risques ? L'équation est-elle aussi simple que cela ?

Serge Karsenty : Il faut se féliciter qu'une voix relativement autorisée s'élève pour juger objectivement des coûts et des bénéfices de la prohibition des drogues en général et du cannabis en particulier. Le cannabis est en effet l'objet de la consommation de drogue illicite la plus répandue et dont le niveau stable résiste à la répression comme à la médicalisation. La balance est désastreuse pour les coûts, comme on s'en rend compte dans pas mal de pays du monde, dont les USA qui ont pourtant entrainé nombre de pays dans la guerre à la drogue sur un mode idéologique bien bétonné.

L'argument selon lequel le contrôle de la filière par l'Etat permet de prémunir les consommateurs contre les substances les plus toxiques est-il pertinent ? Qu'observe-t-on dans les pays qui ont ont décidé de légaliser et de contrôler la production et la vente ?

Le scénario 3 de marché concurrentiel ne signifie pas nécessairement l'absence de contrôle sur les produits mis en vente. Il peut y avoir des licences de vente contrôlées par l'Etat et ses agences spécialisées. Inutile d'aller regarder les expériences de légalisation du cannabis qui sont peu nombreuses. Mais, par exemple, s'il n'y a pas d'alcools frelatés en France, c'est que les dispositifs de contrôle et de répression des fraudes existent. De plus, l'ouverture du marché serait, en elle-même, une garantie contre les pratiques d'adultération toxique des substances. Aujourd'hui, c'est bien parce que des petits "transformateurs" anonymes et incontrôlés se savent à l'abri des poursuites des consommateurs qu'ils se croient tout permis en la matière.  

>> Lire également Cannabis, l'étude choc : la déplaisante vérité sur les effets de la consommation récurrente de pétard  

Le scénario privilégié par le rapport est celui consistant à légaliser la production, la vente et l'usage du cannabis dans le cadre d'un monopole public. Au regard de la politique qui a été menée par l'Etat pour encadrer le marché du tabac, quelles leçons historiques peut-on en tirer ? Cela nous prémunit-il notamment contre les trafics et les coûts en termes de santé publique ?

Sous réserve d'une lecture plus approfondie, les auteurs ne se demandent pas quelle signification sociale se dégagerait d'un scénario de "nationalisation" du cannabis. Nous ne sommes plus en 1945. En France, tous les acteurs de santé publique se sont félicités qu'en 1995 l'Etat se dégage du monopole des tabacs, en ne conservant que le monopole de la distribution.

Dans le cas d'un encadrement des prix par l'Etat, ne risquerait-on pas de tomber exactement dans le même travers de compromission entre l'industrie du tabac et le ministère des finances, qui trouverait dans le cannabis un intérêt substantiel (2 milliards annuels, selon le rapport) ? Se trouve-t-on encore face à une fausse bonne solution ?

Oui, c'est une question incontournable. Et qui peut également prendre l'histoire du tabac comme référence.

D'une part,  quand l'Etat vend quoi que ce soit, il a tendance à souhaiter vendre beaucoup et avec le moins de freins légaux possibles. Le ministère des finances devient l'obstacle principal des politiques de santé publique car il a l'oeil fixé sur les recettes budgétaires et développe une connivence fonctionnelle avec les unités de production et de commercialisation.

D'autre part, en 2014, l'Etat ne peut plus vendre un produit dangereux pour la santé aux yeux de toute la communauté scientifique et d'une large majorité de l'opinion. Un tel scénario est devenu irréversiblement impossible dans l'histoire de la santé publique et aucun gouvernement ne commettrait une telle bévue. Je suis très surpris que les auteurs aient esquivé cette évidence en choisissant le scénario 2.

Deux autres scénarios sont envisagés, mais n'ont pas la faveur des auteurs : celui de la dépénalisation, qui conduirait simplement à la réduction du coût de la répression mais pas au contrôle des prix, et celui de la légalisation dans un cadre concurrentiel, qui tirerait les prix vers le bas et encouragerait donc la consommation. Cette vision est-elle exacte ?

Le scénario de la dépénalisation, que j'appelle "dépénalisation sèche" car elle diminue le prix psychologique des probabilités de sanction sans rien changer d'autre, est bien décrit. Il est très naturellement rejeté, car il augmente la consommation en diminuant seulement les frais de police et de justice de l'Etat. J'approuve totalement cette conclusion et je serais heureux que dans la classe politique et dans tous les médias on commence à comprendre la profonde différence entre dépénalisation et légalisation contrôlée.

Par ailleurs, les auteurs ont curieusement associé l'hypothèse de prix élevés au seul scénario 2 (monopole d'Etat) tout en reconnaissant qu'il ne faudrait pas que ce soit les prix choisis dès le démarrage car ils ne nous débarrasseraient pas d'un marché parallèle (objectif majeur de la légalisation). Or, il est tout à fait possible d'obtenir des prix identiques au marché actuel par la mise au point d'une taxe ajustée pour cet objectif, au sein d'un marché concurrentiel (scénario 3).

Compte tenu des limites que vous soulevez, faut-il y voir une opération de communication à peu de frais menée par Terra Nova, dont on sait qu'il s'agit de l'organe de pensée du PS ? A qui s'adresse le message du think tank ?

"A peu de frais", non. Ce rapport a manifestement nécessité  un certain nombre d'heures de travail et ses auteurs ont, sur la question de l'économie des drogues illicites, un CV imposant qui ne date pas d'hier.

Heureusement que les partis politiques ont, en périphérie, des organes de réflexion non soumis aux exigences de la politique et des électorats. Plaider pour la légalisation contrôlée du cannabis aujourd'hui en France est un signe d'indépendance et d'autonomie scientifique. Certainement pas un calcul politicien.

Le cannabis reste-t-il en France un problème sans solution, et ce malgré tous les rapports existants, que ceux-ci prônent la fermeté ou au contraire le pragmatisme ?

>> Lire également Légaliser le cannabis et sa production comme l'Uruguay est-il vraiment l'arme qui aura la peau des trafics ?

Il y a des solutions pires que d'autres. Aujourd'hui la pire solution est le conservatisme car un nombre croissant de personnes qui ne sont ni vendeurs ni consommateurs de cannabis subissent les conséquences désastreuses de la prohibition sur leur qualité de vie au quotidien. L'impression qu'on ne pourra jamais se sortir de la loi de 1970 est justifiée par le constat d'une classe politique figée dans la peur du changement. Il faudra en effet, pour en sortir, que quelqu'un ou quelqu'une s'adresse un jour aux parlementaires comme l'a fait Simone Veil en 1974 : ouvrez les yeux sur ce qui se passe vraiment et vous verrez que la légalisation contrôlée est la seule option réaliste et juste.

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