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Les deux chercheurs établissent un premier lien entre la démographie et les inégalités.
Les deux chercheurs établissent un premier lien entre la démographie et les inégalités.
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Eternel recommencement

Une nouvelle discipline consistant à analyser des données historiques à travers des modèles mathématiques, la "cliodynamique", a permis à deux chercheurs de mettre en avant le fait que les inégalités de richesses obéiraient à des cycles historiques. Commentaire critique de cette nouvelle théorie.

Comprendre (et peut-être même prédire) l'évolution des inégalités. C'est ce qu'ont tenté de faire deux chercheurs de l'université du Connecticut et de l’institut d’histoire de l’académie des sciences russe grâce à la cliodynamique, une nouvelle discipline consistant à analyser des données historiques à travers des modèles mathématiques. Et selon leurs prévisions relayées par le magazine Aeon, d'ici peu aux Etats-Unis, les inégalités auront atteint un niveau tel que l'apparition de troubles politiques serait inévitable... avec un pic prévu pour 2020. Explications.

A travers l'analyse des cycles de l'histoire, Peter Turchin et Sergey Nefedov tentent d'expliquer pourquoi les riches s'enrichissent. Auparavant déjà, certains commentateurs avaient mis en avant des arguments économiques, d'autres politiques ou encore culturels. Évidemment, chacun de ces facteurs interagit de manière complexe. Ce qui est moins évidemment est de savoir comment une perspective historique plus longue peut nous permettre d'établir l'ensemble du mécanisme.

Dans son ouvrage paru en 2002, Wealth and Democracy, Kevin Phillips conclut ainsi que l'évolution des inégalités de richesse se fait de manière cyclique. Et qui dit cyclique, dit prévisible. Peter Turchin et Sergey Nefedov (Secular Cycles, 2009) ont ainsi appliqué l'approche de Phillips à l'Angleterre, la France et la Russie durant le Moyen-Age et la  période moderne. Les auteurs constatent ainsi, sur deux siècles, des périodes d'aller-retour dans les structures démographiques, économiques, sociales et politiques. Et surtout, le cycle des inégalités s'inscrit intégralement dans ces mouvements.

Les deux chercheurs établissent ainsi un premier lien entre la démographie et les inégalités. Le surplus de main-d'œuvre engendré par la natalité mais aussi par l'immigration entraîne une stagnation, voire une baisse des revenus. La situation de l'Angleterre au Moyen-Age corrobore cette théorie. Entre 1150 et 1300, le pays avait en effet vu sa population doubler, entraînant un exode rural ayant pour conséquence la multiplication par quatre des prix de la nourriture. Puis la peste est venue décimer la moitié de la population, ouvrant sur un âge d'or pour le commun des mortels. Les salaires ont été multipliés par trois, le pain a été remplacé par le poisson et la viande.

Autre élément avancé par les auteurs : l'appauvrissement des masses correspond à un âge d'or pour les aristocrates de l'Angleterre du 13e siècle. Cette situation se retrouve aux Etats-Unis 1870 et 1900. A mesure que les standards de vie de la majorité ont baissé, les classes argentées menaient un train de vie plus faste. Et le nombre de millionnaires a augmenté de 2,5 par million à 19 par million.

Source : Aeon Magazine


En 2007 les décamillionaires américains représentaient 0,4% de la population alors qu'ils n'étaient encore que 0,04% en 1992. Plutôt que de s'en réjouir, Turchin met en garde contre la surproduction d'élites. "Difficile, nous dit-il, de ne pas dresser le parallèle entre les conflits qui ont agité les élites de la Rome républicaine", comme ce fut le cas un siècle avant JC. Cette rivalité intra-classe n'est pas sans affecter l'ambiance sociale générale car l'individualisme et la compétition prennent le pas sur le collectif et les valeurs de coopération. Cela devient en soi un élément de justification des inégalités. Les forces culturelles s'associeraient aux forces économiques, et participeraient au creusement des inégalités. La logique voudrait ainsi que ceux qui se trouvent au sommet de la pyramide le sont uniquement parce qu'ils le méritent et par conséquent, ceux en bas de l'échelle également. "Alors que de telles normes sociales se répandent, il devient de plus en plus facile pour les dirigeant de justifier qu'ils s'attribuent d'énormes bonus tout en réduisant les salaires des travailleurs".

Les élites agissent bien évidemment dans leur intérêt et dans l'objectif de le préserver. Mais cette attitude n'est pas antinomique avec le maintien d'une certaine égalité entre les citoyens. Car la peur d'un renversement de l'ordre établi conduit les classes dirigeantes à mettre en place des politiques publiques plus inclusives. Juste, histoire de ne pas trop susciter des envies de révolution aux masses. Là encore l'histoire vient conforter Turchin et Nfedov : la période suivant la guerre des Deux-Roses en Angleterre, ou encore dans les années 1920 aux Etats-Unis. Cette période de violence fut suivie par une augmentation des impôts sur les hauts revenus, puis le dialogue social à travers des syndicats de travailleurs fut introduit, permettant, entre autres, la mise en place d'un salaire minimum. Si les fruits de la croissance étaint redistribué, le système économique n'avait pas de raison d'être remis en cause. Le bémol ? Cet accord tacite se faisait au détriment des étrangers, largement discriminés, ce qui finira par creuser les inégalités économiques.

A l'heure actuelle, aux Etats-Unis, la situation en matière d'inégalités semble bel et bien se diriger vers un point de rupture. Comme le dénonce Kevin Roose dans un article publié par le New York Times à propos du développement foisonnant de start-ups fournissant des services à perte dans l'objectif de trouver un nouveau modèle économique : « il s'agit d'un étrange phénomène culturel dans lequel l'argent du commun des mortels est utilisé pour financer le style de vie des ‘Yuppies’ cosmopolitains ».

Car si ces entreprises peuvent vendre à perte, c'est bien parce qu'elles sont financées par des fonds d'investissement et notamment des fonds de retraite des employés ou encore des fonds de dotation des universités. Non seulement cette pratique pose un problème de concurrence vis-à-vis des petits commerces classiques mais si les investisseurs perdent patience, que cette bulle éclate, elle laissera un trou béant dans l'économie. Entraînant la disparition de ces start-ups alors même que les commerces locaux auront disparu du fait de la concurrence déloyale qui leur est faite.

Une étude récente menée par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman pourrait elle aussi conforter Turchin et Nefedov dans leurs prévisions. Selon Seaz et Zucman, même parmi les fameux 1% des Américains les plus riches, seuls les 0,5% les plus riches ont vu leurs revenus augmenter...

Source : Business Insider

Atlantico : Selon Peter Turchin, les inégalités de richesse évoluent de manière cyclique dans l'histoire en interaction avec les cycles économiques, sociaux, démographiques, politiques et culturels. Au vu des enseignements de l'Histoire, l'auteur estime que l'augmentation de la population, combinée à l'afflux migratoire, entraîne un surplus de main-d'œuvre favorisant l'accroissement des inégalités. Partagez-vous ce point de vue ? Quelle est la situation actuelle en France ?

Louis Maurin : Toutes les statistiques montrent que c'est l'inverse qui se passe. Lorsqu'en 1960, la France rapatrie un million
d'Algériens, cela n'a pas fait augmenter les inégalités. Et aujourd'hui les inégalités se mettent à augmenter alors que nous ne
sommes pas dans une période de grand afflux d'immigration. En réalité, personne n'a jamais sérieusement établi le lien entre accroissement des inégalités et augmentation de l'immigration. Évidemment la pression générale à la concurrence entre les salariés en raison de la mondialisation ainsi que la persistance du chômage de masse ont un impact sur les inégalités. Mais il s'agit là d'une autre question.

Mathieu Mucherie : Primo : attention aux mots. Dans l’univers intellectuel français, inégalités = injustices. Or nous parlons ici de la dispersion des revenus, qui même plus étirée peut ne pas être injuste du tout.

Deuxio : l’immigration tend à renforcer la dispersion des revenus quand elle est très polarisée, par exemple aux USA où la période de moindre immigration (des années 30 aux années 70) correspond grosso modo à la période rêvée des syndicats, alors que les débuts des XXe et XXIe siècles correspondent à une ouverture certes dynamisante mais préjudiciable à la petite harmonie krugmanienne. C’est un sujet complexe et miné, et souvent surprenant (par exemple, nos protectionnistes sont tantôt des gauchistes favorables à une immigration maximale, tantôt des gens de l’extrême droite). Il n’est pas faux de prétendre que les flux migratoires aident le capital, mais on peut dire aussi qu’ils perturbent les monopoles.

Sujet délicat… surtout en France, où on peut se retrouver dans des polémiques au sujet de l’élection sous la coupole de Finkielkraut au 1er tour.

A partir de l'exemple de l'Angleterre du 13e siècle, on constate que l'appauvrissement des masses correspond à un accroissement des richesses pour les mieux lotis. Idem aux Etats-Unis entre 1870 et 1900. Aujourd'hui, alors que les 67 personnes les plus riches détiennent la moitié des richesses du globe (étude Oxfam, 2013), traversons-nous une période similaire ?

Louis Maurin : Ces deux situations n'ont rien à voir. Il est vrai qu'il y a un gâteau qui est constant et que lorsque l'on donne plus aux uns, on donne moins aux autres. Au fond, les libéraux ont raison, la question n'est pas celle des inégalités mais celle de la "justice des inégalités". Tout le monde le sait, qu'il y a des inégalités, mais jusqu'où peut-on aller ? Aujourd'hui nous sommes en pleine crise. Il n'y a pas de baisse du pouvoir d'achat. Mais les 30% les plus riches, s'enrichissent et les 30% les plus pauvres s'appauvrissent.

Mathieu Mucherie : Bill Gates n’est pas devenu riche en martyrisant les SDF de la banlieue de Seattle. Warren Buffet n’a pas mis en esclavage la population d’Omaha dans le Nebraska. Ce n’est pas la pauvreté des pauvres qui crée la richesse des riches. Ni maintenant ni jamais, du moins pas dans une économie de marché où le rationnement se fait par les prix. Par contre en URSS, avec un rationnement par la file d’attente, les privilèges de la nomenklatura étaient assez liés aux carences pour les masses. C’est notamment Schumpeter qui a écrit des pages définitives sur cette question. Quant à votre référence à la période 1870-1900, elle est surréaliste. Pour s’appauvrir au cours de cette période il fallait vraiment le chercher, c’est la période et le lieu des progrès sociaux les plus spectaculaires, et il n’y a plus que dans les manuels scolaires hexagonaux qu’on en fait l’ère des capitalistes en hauts de forme, fumeurs de gros cigares ! Quant à l’étude citée d’Oxfam, il faut la placer dans un contexte où l’Asie s’enrichit à une vitesse rarement vue (oh, presque rien, juste 2 milliards de gens qui sortent en quelques années de la pauvreté, par des méthodes il est vrai assez éloignées de recommandations germanopratines).      

Aux Etats-Unis, les décamillionnaires sont, entre 1992 et 2007 passés de 0,04% à 0.4% de la population du pays. Plutôt que de favoriser la croissance profitant ainsi au plus grand nombre, cette "surproduction" des élites ne risque-t-elle pas de créer des conflits intra-élites menant à des troubles politiques, comme ce fut le cas dans la république romaine un siècle avant JC  ?

Mathieu Mucherie : N’importe quoi. Ces chiffres doivent être retraités (en termes réels, et par la fiscalité, etc.) et correspondent simplement à une période où les actions américaines ont fait (hors dividendes réinvestis !) une multiplication par 3,5. L’exemple de Rome (un régime archi-stable et une domination sur 7 siècles) est particulièrement mal vu. Quant aux troubles politiques, on les cherche aux Etats-Unis (je connais par contre des pays européens où plus du tiers du corps électoral vote pour des partis extrémistes, mais je suis surement mauvaise langue).

Louis Maurin : Tant pis pour la république romaine. Les élites de notre pays sont très bien organisées et savent très bien défendre leurs intérêts. Elles ne sont pas en conflit. Mon souci n'est pas parmi l'épiphénomène des super riches qui sont très loin de se faire la guerre...

Les fruits de la croissance aujourd'hui sont-ils redistribués de manière suffisamment équitable pour éviter un conflit social de grande ampleur pouvant mener à un renversement de l'ordre établi, comme le suggère Peter Turchin ? Que faudrait-il faire pour l'éviter ?

Mathieu Mucherie : Pour le savoir, regardons les chiffres. Le rentier doit être traité à peu près comme le travailleur sur l’ensemble du cycle ; en cas de déséquilibre, soit c’est l’épargne qui est désincitée, soit c’est l’effort. Disons que le rentier gagne un taux gouvernemental de maturité 5 ans, en nominal. Disons que le travailleur n’est riche que de son salaire nominal. Alors la situation américaine est à peu près équilibrée :

Hélas l’harmonie des intérêts n’est plus dans les pays où la déflation fait son chemin, le Japon depuis 1990 (où les taux ont beau être « bas », ils capitalisent bien plus vite que ce qui permet de les rembourser) ou pire l’Espagne depuis 2008 :

Louis Maurin : Je me méfie des catastrophistes de tous bords, ceux qui dramatisent, qui exagèrent.  Mais je dois admettre qu'il y a un moment où le fait que les plus riches s'accaparent toujours plus du gâteau, finit par attiser les tensions sociales. Pour les milieux populaires et moyens, cela devient difficile. Surtout lorsqu'on leur dit que l'on va donner 30 milliards d'euros aux entreprises car cela s'ajoute à du chômage de masse et à de la précarité. Au fond, les tensions ne sont pas créées à partir de la situation réelle, mais lorsqu'il y a  un décalage entre d'un côté les aspirations de la population, et de l'autre côté sa situation sociale. Je ne crois pas qu'il faille demain une grande révolution, mais il y a indéniablement une lassitude et un sentiment de décalage.

Le simplisme, c'est de penser que l'histoire se produit de manière cyclique. Il faut  observer l'histoire de façon intelligente, sans penser que parce que des phénomènes se ressemblent, les situations vont se reproduire. Ce que tend à nous montrer l'histoire, c'est que la tension sociale n'est pas une question de crise économique, mais de décalage entre la situation des citoyens et leurs aspirations.

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