Le prix exorbitant et les conséquences néfastes de la complexité administrative en France dans la conduite de l’action publique<!-- --> | Atlantico.fr
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Un citoyen français muni de documents pour tenter de percevoir le RSA.
Un citoyen français muni de documents pour tenter de percevoir le RSA.
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Bonnes feuilles

Coralie Chevallier et Mathieu Perona publient « Homo sapiens dans la cité : Comment adapter l'action publique à la psychologie humaine » aux éditions Odile Jacob. Malgré nous, nos contradictions intérieures freinent le changement de nos comportements au service du bien commun. Ces écarts avec le citoyen parfait résultent de l’adaptation extrêmement efficace des humains à leur environnement. Les auteurs expliquent comment l’évolution a conditionné notre psychologie, notre rapport à la décision et à l’action. Extrait 1/2. 

Mathieu Perona

Mathieu Perona

Mathieu Perona est Directeur exécutif de l’Observatoire du Bien-être du CEPREMAP (Centre pour la recherche économique et ses applications).

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Coralie Chevallier

Coralie Chevallier

Coralie Chevallier est chercheuse en sciences cognitives et comportementales à l'ENS et au Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de l'INSERM. Professeure (ENS, Sciences Po), elle est spécialiste de la prise de décision sociale et de l'application des sciences cognitives pour améliorer l'action publique.

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À l’opposé du modèle de l’Homo œconomicus disposant d’une information parfaite et de capacités de traitement illimitées, les humains ne disposent que d’un temps, d’une attention et d’une compréhension limités. La première étape d’une approche cognitive des politiques publiques est donc de savoir comment ces limites conditionnent la capacité d’un dispositif à atteindre ses destinataires. Pour l’action publique, il s’agit d’un problème de tout premier ordre : comment parvenir à lutter contre la pauvreté, la précarité ou l’échec scolaire si les actions menées ne parviennent pas à toucher les personnes les plus pauvres, les plus vulnérables ou les élèves les plus en difficulté ? Leur état de pauvreté, de précarité ou de souffrance scolaire limite la connaissance qu’ont ces personnes des dispositifs mis en place et la complexité administrative leur met encore des bâtons dans les roues pour prouver qu’elles sont bien éligibles. En plus d’échouer à traiter le problème visé là où il est le plus grave, ce phénomène entraîne ainsi chez ces personnes le sentiment que la société les abandonne ou, pire, qu’elle leur refuse l’aide qu’elle prétendait leur apporter. Ce sentiment, qui devient vite souffrance, aggrave le problème que l’on cherchait à résoudre, favorisant les glissements de la pauvreté vers l’exclusion, de l’ennui de santé à la maladie chronique ou de l’échec scolaire vers les difficultés sociales.

Le prix exorbitant de la complexité administrative

Ce phénomène du non-recours constitue une difficulté générale dans la conduite de l’action publique. Sur seize pays de l’Union européenne examinés dans une récente étude, tous sauf un ont au moins un dispositif social important qui n’arrive pas à couvrir plus de deux tiers des personnes éligibles. Cette prévalence du phénomène est d’autant plus impressionnante que les systèmes de sécurité sociale et de conduite de l’action publique sont extrêmement divers entre tous ces pays. En France, l’Observatoire des non-recours aux droits et services estimait récemment que 36 % des personnes éligibles au Revenu de solidarité active ne le demandaient pas, soit un montant non réclamé de 5 milliards d’euros : comment explique-t-on que 680 000 ménages ne réclament pas une aide qui leur est destinée, alors qu’ils sont dans une situation de grande fragilité ? Les réponses sont évidemment multiples, mais dans la plupart des études de cas, la cause du non-recours est triple  : les personnes éligibles ne savent pas que le programme existe ; elles n’arrivent pas à savoir qu’elles sont éligibles du fait de critères complexes et ambigus ; enfin, le coût en temps et en énergie pour réunir les pièces justificatives est prohibitif pour elles. En d’autres termes, le coût de la demande les décourage, quand bien même ces aides devraient leur être accordées de droit.

Simplifier les procédures administratives représente ainsi un enjeu majeur : il s’agit moins de faire gagner quelques minutes au citoyen moyen que d’assurer que les actions publiques les plus critiques atteignent enfin ceux à qui elles sont destinées en priorité, en allégeant au passage le coût administratif du traitement des dossiers. Il s’agit d’une démarche doublement gagnante, qui améliore la situation des personnes tout en générant des économies pour l’État, des économies directes par réduction des coûts de traitement, mais aussi indirectes, car elles éviteraient aux personnes ainsi atteintes de chuter dans des situations encore plus coûteuses pour la société. Comment rendre l’accès aux programmes et actions publiques plus facile pour les individus ? Le problème, c’est que « facile » est un critère éminemment subjectif. Les applications actuelles de l’intelligence artificielle illustrent largement ce point : des tâches faciles pour un ordinateur peuvent être impossibles ou prohibitives pour un humain, tandis que d’autres sont triviales pour un humain mais extrêmement difficiles pour une machine : « facile » n’a de sens qu’au regard du problème posé et de la capacité de traitement de qui doit résoudre ce problème.

Prenons un exemple. Dans trois semaines, c’est l’anniversaire d’un enfant. Il pose devant vous un jeu d’échecs et vous propose la règle suivante : comme cadeau, d’ici à son anniversaire, vous allez poser chaque jour des bonbons sur une case. Le premier jour vous poserez 1 bonbon sur la première case, le deuxième jour 2 bonbons sur la deuxième case, le  troisième jour 4 bonbons sur la troisième case, et ainsi de suite en doublant le nombre de bonbon à chaque case. Combien devez-vous prévoir de bonbons ? Un ordinateur vous répondra instantanément qu’il vous faudra 221 bonbons, soit 2 097 152 bonbons. Il pourra vous dire tout aussi rapidement que si l’anniversaire avait été dans un mois, c’est plus de 1 milliard de bonbons que vous auriez dû offrir.

Sans ordinateur, il vous aurait probablement fallu un temps considérable pour faire ce calcul précisément, et si on vous avait demandé d’estimer « en gros » le nombre de bonbons nécessaires, vous auriez largement sous-estimé les besoins. Inversement, si on vous donne une série de photos d’objets, d’animaux ou de visages, il ne vous faudra que quelques secondes pour identifier lesquelles sont des visages et à peine plus longtemps pour pointer celles qui expriment une forte émotion. Faire réaliser la même opération par un ordinateur demande des ressources considérables, qui s’appuient sur des décennies de développement et des capacités de calcul gigantesques avec au final un taux d’erreurs important. Les humains sont tout simplement très efficaces lorsqu’il s’agit de repérer des visages : ceux-ci attirent notre attention plus vite et la retiennent plus longtemps que d’autres objets. Pour eux, cette opération est « simple », alors qu’une opération mathématique pourtant triviale (multiplier par deux), bien que fastidieuse (il  faut le faire trente fois), sera au contraire difficile ou, du moins, sortira du spectre de son intuition. On comprend bien comment la pression évolutive a, pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, sélectionné les capacités de reconnaissance plutôt que les capacités de calcul : reconnaître l’ami de l’ennemi constituait une nécessité vitale, tandis que les occasions de réaliser des opérations complexes étaient peu nombreuses pour la plupart des gens – et pouvaient être confiées à des personnes spécialisées.

Les politiques publiques faciles d’accès sont ainsi celles qui mobilisent les tâches pour lesquelles les humains sont efficaces, comme reconnaître le visage de quelqu’un même s’il a changé de coupe de cheveux ou de lunettes, et évitent celles pour lesquelles les humains sont mauvais, comme mémoriser une suite arbitraire de nombres ou de lettres, comme le mot de passe de votre courrier électronique. Identifier les unes et les autres relève naturellement du champ de la psychologie, qui peut ainsi informer les institutions publiques dans la manière de conduire leurs actions. Un champ d’amélioration particulièrement actif est celui des formulaires administratifs. Les sciences comportementales ont établi un certain nombre de recommandations pour faciliter la compréhension de ces documents. Cela consiste, par exemple, à réduire la quantité d’informations au strict nécessaire, les structurer, utiliser un langage clair, faire attention aux formulations, mobiliser les normes sociales, personnaliser la relation à l’usager, l’aider à s’organiser, le tenir informé, l’encourager à agir, rendre plus ludique l’expérience, choisir le support adapté et le moment d’envoi, etc. Ces principes paraissent évidents, mais ils ne sont pas appliqués de manière générale et leur usage ne se répand que lentement. La déclaration annuelle de revenus en ligne fournit un bon exemple de cette démarche et de ses limites : les services de Bercy ont fait un effort considérable pour que la déclaration de base ne contienne que les éléments les plus fréquents (simplification), auxquels viennent s’ajouter les éléments optionnels utilisés l’année précédente (personnalisation) et en structurant la déclaration par rubriques. En revanche, il a été impossible, pour des raisons légales, de simplifier les formulations utilisées à chaque ligne, parce que certains éléments de langage sont fixés par la réglementation. Face à cette impossibilité, le formulaire comporte des rubriques d’aide et surtout des codes de case partagés avec les émetteurs de justificatifs (banques, Urssaf, CESU, associations caritatives, etc.) : « Déclarez le montant XX dans la case BC du formulaire. »

La simplification des formulaires représente un levier puissant et peu coûteux pour lutter contre le non-recours. Aux États-Unis, des études ont montré que des milliers d’étudiants ont abandonné leur projet de mener des études supérieures ou renoncé à candidater à des universités sélectives faute de moyens, alors qu’ils étaient éligibles à une aide financière du gouvernement fédéral. Pourquoi ? En partie parce que les formulaires pour obtenir cette aide sont trop longs et complexes. Pourtant, il s’agit d’un public d’étudiants potentiels, disposant déjà d’un certain niveau d’éducation. Il faut dire que le formulaire en question (Free Application for Federal Student Aid) comporte 116 questions et requiert en moyenne trois heures pour le remplir, une durée prohibitive pour des personnes qui jonglent souvent entre leurs études, plusieurs petits boulots et des situations familiales complexes. Une expérience de grande ampleur a montré qu’informer les personnes éligibles de leurs droits ne suffisait pas à augmenter significativement le recours et la poursuite d’études. Afin d’obtenir un effet, cette fois-ci substantiel, les chercheurs ont utilisé, en complément d’information sur l’éligibilité, un logiciel pour extraire directement l’information des bases de données du fisc américain et ainsi préremplir les deux tiers des questions. Ils ont pu montrer que ce dispositif, au coût modique, produisait un effet équivalent à celui d’augmenter le montant de la bourse de plusieurs milliers de dollars.

Extrait du livre de Coralie Chevallier et Mathieu Perona, « Homo sapiens dans la cité : Comment adapter l'action publique à la psychologie humaine », publié aux éditions Odile Jacob

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