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Dans son ouvrage The Rise and Fall of the Neoliberal Order, Gary Gerstle évoque la montée en puissance du néolibéralisme mais aussi son déclin
Dans son ouvrage The Rise and Fall of the Neoliberal Order, Gary Gerstle évoque la montée en puissance du néolibéralisme mais aussi son déclin
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Changement d'ère

Le livre de Gary Gerstle, déjà considéré comme un classique, dissèque avec précision cette ère économique ouverte dans les années 1980.

Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Atlantico : Dans The Rise and Fall of the Neoliberal Order: America and the World in the Free Market Era, Gary Gerstle évoque la montée en puissance du néolibéralisme mais aussi son déclin. Selon l’auteur nous avons aujourd’hui évolué du néolibéralisme vers une nouvelle ère, pour l’heure indéfinie. Partagez-vous ce constat ?

Frédéric Mas : Je pense aussi que nous entrons dans une nouvelle ère, et que nous avons encore du mal à cerner les contours institutionnels et idéologiques de ce monde d’après. Par contre, je ne suis pas certain le chapitre historique en train de se clore soit celui du « néolibéralisme dominant ». Le terme néolibéralisme lui-même est polysémique et renvoie à des attitudes et des pratiques parfois assez éloignées de ce qu’on entend classiquement par « libéralisme », c’est-à-dire le régime politique et juridique protecteur des libertés individuelles et de la propriété.

Généralement, ceux qui parlent de « néolibéralisme » critiquent ce qu’ils estiment être une dérive du libéralisme, à savoir la promotion -nécessairement dogmatique- de la liberté des marchés. C’est même devenu un lieu commun de l’histoire économique, qu’on retrouve sous la plume des Paul Krugman, Joseph Stiglitz ou encore, plus récemment de Francis Fukuyama dans son essai Liberalism and its Discontents (2022). Dans cette mythologie néolibérale, les années Reagan-Thatcher auraient dérégulé l’économie en faveur des marchés financiers, occasionnant les dégâts qui auraient conduit le monde à la crise de 2007-2008.

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Mais qu’est-ce que ce néo-libéralisme accusé d’être la cause de tous les maux du monde d’aujourd’hui ?

Dans un essai publié en 2012 (The Great Degeneration), Niall Ferguson pointait du doigt la fausseté d’un tel récit aux motivations idéologiques assez transparentes. Le secteur financier est un système extrêmement régulé, encadré, surveillé, par de multiples acteurs tatillons et intéressés. Qu’on pense aux accords de Bâle, aux politiques monétaires des banques centrales, aux politiques publiques volontaristes américaines d’accès à la propriété pour les classes populaires qui ont alimenté la crise immobilière ou encore à la politique chinoise de soutien de sa monnaie par l’achat massif de dollars. Le régulateur est partie intégrante au système financier, qui n’a jamais fonctionné en roue libre. Contentons-nous de remarquer que ceux qui appelle à plus de régulation du « néolibéralisme » sont en général des régulateurs ou des interventionnistes de longue date. Ils sont donc à la fois juges et parties.

Qu’est-ce qui a permis au néolibéralisme comme ordre politique de s’installer ?

Parmi les différentes définitions possibles, on peut faire du néolibéralisme une certaine « gouvernance globale » qui s’appuie sur des institutions internationales comme la banque mondiale ou le FMI pour encourager la croissance économique mondiale. En général, elles conditionnent leur aide économique offerte aux Etats en difficulté à des mesures de réformes structurelles alliant équilibre budgétaire, introduction de la concurrence et frugalité fiscale. C’est l’idée issue du « consensus de Washington » inspiré par les écrits de l’économiste John Williamson, dans le sillage des années Reagan.

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Il me semble que si ce consensus s’est imposé, c’est que derrière l’apparente « neutralité » des experts et des économistes desdites institutions, les Etats-Unis ont joué un rôle majeur dans son institution et sa promotion, mettant tout le point de leur hyperpuissance économique et politique dans la balance. Parce que ce « néolibéralisme » transmettait au monde un modèle de modernisation économique calqué sur le capitalisme nord-américain, il était une manière stratégique d’endiguer et de répondre au contre-modèle soviétique comme à ses velléités d’expansion.

C’est d’ailleurs au moment de la chute de l’URSS que ce « consensus de Washington » a commencé à susciter les critiques, en particulier de la part des altermondialistes qui n’y voyaient qu’un instrument de domination idéologique et politique des pays riches sur les pays pauvres.

Qu’est-ce qui, ces dernières années, a pu provoquer son déclin ainsi que ce changement d’ère et d’ordre politique ?

Ce qui me semble avoir décliné, c’est plus la démocratie libérale, et cela en faveur d’un capitalisme technocratique déjà en germes dans ce qu’on désigne généralement par « néolibéralisme ».

A l’origine de la dislocation de l’alliance entre démocratie et libéralisme, il y a la nature de la croissance économique qui s’arrime désormais à l’accélération technologique. Les nouveaux foyers de croissance que sont l’intelligence artificielle, les nouvelles technologies, l’économie numérique et la « datarization » du monde font naître de nouvelles inégalités, entre Etats mais aussi au sein des Etats. Non seulement certaines régions du monde, on pense immédiatement à la Silicon Valley ou la province de Shanghai, deviennent les nouveaux moteurs de l’innovation de marché, mais au sein des populations, les « élites cognitives » (Charles Murray) aux compétences les plus adaptées à ces nouvelles technologies deviennent à la fois mobiles, recherchées et détachées du reste de la population. Socialement et politiquement, on assiste à la disparition progressive de la classe moyenne, à la fin de la mobilité sociale, et à la stagnation économique : les élites se regroupent entre elles dans les métropoles où elles se coupent du reste du monde tout en favorisant une révolution numérique qui s’apparente de plus en plus une forme de néoféodalisme high tech, pour paraphraser Joel Kotkin. C’est cette nouvelle classe de technocrates et de managers, et pas les propriétaires comme dans le capitalisme libéral classique, qui désormais donne le ton. Je suis ici l’intuition fondamentale d’un auteur injustement négligé, James Burhnam, qui dès 1941 avait perçu les tensions à l’œuvre a sein du capitalisme dans The Managerial Revolution.

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Il y a un autre facteur, plus politique, qui peut aussi expliquer le déclin de la démocratie libérale et l’émergence du capitalisme technocratique : c’est l’émergence du contre-modèle chinois, qui se propose de moderniser l’économie à sa façon, c’est-à-dire en se passant de la démocratie représentative défendue par son concurrent nord-américain. Ce qu’elle propose à ses clients et ses vassaux, c’est une méthode technocratique jugée plus efficace pour sortir de la pauvreté que les valeurs occidentales en faveur de l’Etat de droit et du respect des droits de l’homme. Cette petite musique plaît d’ailleurs beaucoup à une partie de la classe bureaucratique occidentale, qui retrouve chez leurs frères ennemis un pouvoir qu’ils rêveraient d’avoir pour eux. On l’a vu au moment de la crise sanitaire.

Maintenant que le néolibéralisme a décliné, quelles tendances se dessinent pour lui succéder ? Quel nouvel ordre politique peut-on voir en train d’émerger ?

Comme je l’évoquais plus haut, il n’y a jamais eu de dérégulation néolibérale de la finance. Ni d’ailleurs de moment néolibéral à l’origine de l’accélération technologique. Derrière l’idéalisme libertarien de « l’idéologie californienne », les géants de la tech aujourd’hui en situation de quasi-monopoles se sont constamment adossés aux commandes de l’Etat, en particulier en matière militaire, pour émerger et dominer les secteurs de croissance les plus porteurs, comme l’a très bien montré Félix Tréguer dans sa contre-histoire d’internet. Il n’y a pas de nette séparation entre entreprises et les régulateurs publics ou des institutions internationales, et la complexité des relations entre les deux secteurs a abouti à la domination technocratique précédemment évoquée.

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Dans un essai de 2020, Joel Kotkin, qui renoue intelligemment avec les thèses de Burnham, estime que l’ordre en train d’émerger s’apparente à une forme de néoféodalisme technocratique. Le capitalisme libéral assurait la promotion des classes moyennes, la mobilité sociale et une société commerciale en rupture avec l’immobilisme de la féodalité. Aujourd’hui, la concentration de richesses due au triomphe des monopoles et à l’économie de rente pétrifie l’ordre social et dessine de nouvelles hiérarchies au plus grand bénéfice de la classe technocratique (qu’elle soit publique ou privée). A l’ère du progrès social, économique et politique succède celui de la grande stagnation et des nouvelles castes, ce qui n’est pas non plus sans rapport avec le déclin du modèle américain alliant démocratie et libéralisme, au profit du « capitalisme » à la chinoise. Je crains que M. Kotkin n’ait pas complètement tort.

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