Le libéralisme, bourreau imaginaire de l’agriculture française<!-- --> | Atlantico.fr
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D'après tout ce que l'on entend, l’agriculture serait victime d’un libéralisme qui lui aurait imposé une concurrence internationale déloyale et des accords biaisés avec l’industrie agro-alimentaire ou la grande distribution.
D'après tout ce que l'on entend, l’agriculture serait victime d’un libéralisme qui lui aurait imposé une concurrence internationale déloyale et des accords biaisés avec l’industrie agro-alimentaire ou la grande distribution.
©AFP / DOMINIQUE FAGET

Et la responsabilité de l'étatisme ?

Alors que si on pointait plutôt les responsabilités de l’étatisme français et de la philosophie de décroissance promue par l’Union européenne.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Jean-Christophe Bureau

Jean-Christophe Bureau

Jean-Christophe Bureau est professeur d'économie à AgroParisTech et travaille sur les questions de commerce international dans le domaine de l'agriculture et de l'environnement. Il est chercheur associé au CEPII.

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Aymeric Belaud

Aymeric Belaud

Aymeric Belaud est chargé d’études à l’IREF.

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Atlantico : Selon de nombreux médias, l’agriculture serait victime d’un libéralisme qui lui aurait imposé une concurrence internationale déloyale et des accords biaisés avec l’industrie agro-alimentaire ou la grande distribution. Quelle est, en réalité, la responsabilité du poids de l’Etat français sur l’agriculture française aussi bien par la complexité des normes et le bureaucratisme de l’administration que par son poids financier ?

Aymeric Belaud : Dire aujourd’hui en France que c’est le libéralisme qui impose une distorsion de concurrence à notre agriculture est un non-sens. Si l’Union européenne impose un certains de nombre de réglementations, l’Etat français surtranspose à ces réglementations des normes plus contraignantes encore. La situation est d’ailleurs bien connue. Un rapport d'information sénatorial de juin 2016 alertait déjà sur le fait que les agriculteurs sont au bord de l’overdose normative, que l'excès de normes devient un problème majeur qui les rend vulnérables. Cette surcharge réglementaire pénalise la compétitivité des exploitations agricoles françaises. Le rapport reconnaît sans ambiguïté dès son avant-propos que l'un des facteurs de la crise agricole est l'avalanche de normes et la surabondance de réglementations. Le remède qu'il préconise est tout aussi clair : il faut simplifier et alléger. En somme, libéraliser.

Ces normes ont un coût. En 2016, en moyenne, les agriculteurs passaient 9 heures par semaine à faire des tâches administratives pour 57 heures de travail hebdomadaire ; pour 12% d'entre eux c’est plus de 15 heures par semaine. Ce poids des normes empêche la modernisation nécessaire des exploitations. Pour le cas de l’élevage, le directeur de l’économie de l’Institut français du porc (IFIP) estimait en 2015 que « l’application des réglementations environnementales a bloqué les modernisations des bâtiments d’élevage. Nous avons pris beaucoup de retard dans les années 2000. Conséquences de cela, nos coûts de production ont augmenté ». A cela il faut ajouter des interdictions de produits phytosanitaires qui mettent en danger de nombreuses filières de notre pays à l’image des néonicotinoïdes pour la betterave sucrière ou le diméthoate pour la cerise. Et si ce poids de la réglementation est d’abord européen, il est surenchéri par l’Etat français. Si l’on reste sur le sujet des produits « phytos », l’UE autorisait en 2021 454 matières actives, contre 309 en France. Cela pénalise nos producteurs contre leurs collègues européens, qui peuvent cultiver plus librement. Forcément, l’importation de produits étrangers qui ne respectent pas les normes françaises est vécu comme une concurrence déloyale, à raison.

Ce poids des normes se ressent dans l’administration. L’agriculture est une profession ultra-régentée par l’Etat : le ministère de l’agriculture compte 16 000 agents, hors recherche et formation, contre 900 en Allemagne. Si l’on prend en compte les diverses agences de l’Etat, on arrivait, en 2017, à un ordre de grandeur d’environ 1 fonctionnaire pour 20 agriculteurs. Alors que le nombre d’agriculteurs diminue, le nombre de fonctionnaires liés à l’agriculture, lui, ne tend pas à la baisse. Selon l’IREF, on arriverait aujourd’hui à un rapport de 10,8 agriculteurs par fonctionnaire. La multiplication des normes engendre un nombre de fonctionnaire considérable et donc un coût pour l’agriculteur et le contribuable.

L’urgence pour aider l’agriculture française est d’abord de supprimer bon nombre de réglementations et d’interdictions, et de libérer les agricultures du poids de l’Etat, de ses agences et de ses contrôles.

Michel Ruimy : La responsabilité de l’Etat sur l’agriculture française est importante et multidimensionnelle car la gestion des politiques agricoles implique de nombreux acteurs et institutions.

Dans ce contexte, les agriculteurs doivent composer avec un grand nombre de normes et de réglementations nationales - mais aussi européennes ou internationales -, souvent perçues comme complexes et contraignantes, concernant la sécurité alimentaire, la protection de l’environnement, le bien-être animal, les pratiques agricoles… Cette complexité normative et la lourdeur des procédures administratives ont un coût, qui peut être si élevé pour les petites exploitations que celles-ci ne peuvent parfois se conformer aux exigences réglementaires.

Au plan financier, l’Etat intervient massivement à travers différentes politiques publiques (aides directes aux agriculteurs, subventions pour le développement rural, mesures de soutien des prix…). Cette dépendance notamment aux subventions peut fragiliser les exploitations en les rendant moins résilientes face aux aléas économiques et climatiques tout en faussant la concurrence. Par ailleurs, comme Etat-membre de l’Union européenne, la France contribue à travers son budget au financement de la Politique agricole commune, dont elle est un des principaux bénéficiaires.

Simplifier les normes, alléger les démarches administratives, améliorer la coordination des politiques agricoles et promouvoir une agriculture durable et compétitive en s’appuyant sur l’innovation et la recherche sont des leviers essentiels pour relever les défis auxquels le secteur agricole est confronté.

Jean-Christophe Bureau : Le mot "libéralisme" a bien évolué, depuis le temps où les libéraux étaient des révolutionnaires face aux privilégiés de naissance, propriétaires fonciers rentiers et aristocrates. En France, le libéralisme (en général qualifié d'ultralibéralisme) est accusé de tous les maux, y compris en agriculture. Or c'est un secteur où l'Etat a longtemps fixé les prix, parfois même les quantités (quotas de lait et de sucre). Aujourd'hui il fixe encore les fermages, oblige les acteurs à indexer les prix sur des "couts de production" à la définition contestable. Et avec une moyenne de 40 000 euros de subventions par exploitation agricole en France, on se demande bien ce que serait une politique interventionniste si la politique actuelle est libérale !

L'Etat intervient partout en agriculture, mais de manière bien peu efficace. La microéconomie donne pourtant des règles d'intervention de l'Etat : il doit intervenir pour réduire les "coûts externes" lorsque par exemple un pollueur fait subir aux autres le coût de ses dommages; ou pour encourager l'offre de biens publics que le marché ne produirait pas (les services non marchands comme la protection des avalanches par le pâturage); ou encore pour garantir une qualité qui ne peut être vérifiée qu'à très long terme (l'absence de cancérigènes dans les aliments). Or c'est très précisément ce que l'Etat fait le plus mal. Son action crée beaucoup plus de bureaucratie que d'efficacité. Par exemple, il y a au moins 23 institutions en charge de la police de l'eau en France, qui créent des couches administratives multiples, aux compétences qui se superposent. Or les pollutions azotées et de contamination de l'eau aux pesticides ne font qu'augmenter.

Mais les syndicats agricoles ont leur part de responsabilité dans la bureaucratie actuelle : lorsque l'Etat propose des mesures simples, la FNSEA se bat sur tous les détails pour négocier des seuils plus bas ou plus haut, et à la fin cela crée des usines à gaz. Par exemple, les règlementations sur les zones de non traitement (ZNT) aux pesticides, à proximité des rivières, des habitations et des écoles pourraient être simples, avec une distance d'épandage minimale unique. Mais la FNSEA s'est tellement battue sur les détails qu'on se retrouve avec une règlementation incompréhensible avec des distances minimales qui dépendent de la culture, du temps, de la molécule, du fait qu'il y ait des herbes hautes près des rivières, du moment où on les broie, etc. On arrive à un système techniquement impossible à respecter... qui contraint l'Etat à fermer les yeux sur le non-respect de règlementations qui devient inutile.

Entre fiscalité du travail, impôts et taxes de production et taxes sur la consommation (TVA finale), combien l’Etat récupère-t-il en pourcentage final d’un produit agricole brut (pomme) ou transformé (steak, confiture, poêlée de légumes etc.) ?

Jean-Christophe Bureau : L'Etat prélève une TVA relativement faible sur les produits alimentaires de base. Mais lorsqu'il y a quelques années nous avions examiné pourquoi les agriculteurs recevaient un prix pour leur blé en France inférieur à celui reçu par leurs homologues anglais, alors même que la qualité (humidité et protéines) du blé anglais ne l'expliquait pas, il était apparu que les producteurs français étaient soumis à de nombreux prélèvements. Ils avaient la contrainte de livrer à des organismes accrédités, devaient subir des taxes "parafiscales" finançant des organisations professionnelles, alors que les anglais pouvaient livrer à un "élévateur" directement.

La France a même inventé une taxe sur les produits agricoles qui se nomme "Contribution Volontaire Obligatoire"... sans doute par humour !!!

Il faut néanmoins souligner la responsabilité de la profession agricole, qui forme une sorte de couche institutionnelle bénéficiant de ces prélèvements. Ils alimentent de multiples structures, avec souvent les mêmes responsables que l'on retrouve dans les chambres d'agriculture, les coopératives, les syndicats, la mutualité, les banques et assurances agricoles, etc.

Michel Ruimy : Le montant total des taxes et impôts que l’État perçoit directement sur un produit agricole brut ou transformé dépend de plusieurs facteurs, en particulier des politiques fiscales en vigueur, du stade de transformation du produit… La part récupérée par l’État varie donc considérablement.

Pour un produit brut comme la pomme, la fiscalité se limite généralement à la TVA (20%).

S’il s’agit d’un produit transformé, le prélèvement peut être plus élevé du fait de taxes additionnelles sur la valeur ajoutée lors de la transformation et selon le mode de distribution (ventes directes, en grande surface…). Elle s’établit alors approximativement entre 20% et 30% du prix hors-taxes.

Ainsi, le steak est frappé d’une TVA de 20% et d’une taxe sur la viande (environ 5,5%), la confiture, outre la TVA, de taxes sur les sucres et certains ingrédients, la poêlée de légumes surgelés, d’une TVA de 20% et de taxes sur les ingrédients et la transformation.

La Commission européenne a publié un mémorandum proposant de nouvelles cibles de réductions d’émissions de CO2 à l’échéance 2040. Au regard des normes et de ses récents engagements sur la transition écologique, en quoi l’Europe est-elle pénétrée par une idéologie décroissante en matière agricole ?

Aymeric Belaud : L’illustration du décroissantisme de l’Union européenne en matière agricole peut se résumer dans sa politique publique intitulée « Farm to Fork ». Né, en 2020, ce plan a pour objectifs de réduire l’usage des terres agricoles de 10%, de diminuer l’utilisation d’engrais de 20% et la consommation d’antibiotiques vétérinaires et de produits phytosanitaires de 50% au sein de l’UE. Résultat ? La production sera en baisse pour toutes les productions (par exemple, ce sera -15% pour les céréales, -13% pour les fruits et légumes, -17,5% pour la viande bovine). L’Europe devra donc importer de plus en plus de produits agricoles, en provenance de pays où les agriculteurs subissent des normes et réglementations beaucoup moins lourdes, pour subvenir aux besoins de la population européenne. L’objectif de la Commission européenne est la baisse des émissions des gaz à effet de serre en Europe, qui sera atteint… mais redirigé vers le reste du monde ! Utilité pour le climat 0, destruction de l’agriculture européenne, 1. C’est en partie contre ce décroissantisme militant dénué de toute réalité que les agriculteurs européens se révoltent dans les différents Etats membres.  

Michel Ruimy : La Commission européenne a publié, le 6 février, un mémorandum proposant de nouvelles cibles de réductions d’émissions de CO2 à l’échéance 2040. Ce document complète l’agenda « Fit For 55 » qui fixait des objectifs pour 2030, selon une trajectoire supposée nous amener au « Net Zéro » en 2050.

Pour atteindre cet objectif, certains considèrent qu’il faudrait soit un miracle technologique capable de tripler la vitesse de décarbonation de notre économie soit, si notre trajectoire technologique reste la même, une décroissance uniforme du PIB de plus de 20% pendant la décennie 2020-2030.

Cependant, s’il est vrai que les normes et les engagements récents de l’Union européenne (UE) en matière de transition écologique incitent à une réflexion sur les modèles agricoles dominants, il est important de dissocier l’idéologie décroissante d’une approche systémique et durable de l’agriculture. L’UE ne promeut pas une vision unique de la décroissance agricole. Son objectif est de construire un système alimentaire plus juste et plus respectueux de l’environnement, l’accent étant mis sur la durabilité, la résilience et la diversification des pratiques.

Néanmoins, si les initiatives et les politiques actuelles (réduction des pesticides et engrais chimiques, promotion de l’agroforesterie et de l’agriculture biologique…) encouragent plutôt une diversification des pratiques, une réduction des impacts environnementaux et une augmentation de la résilience des systèmes alimentaires, la transition écologique de l’agriculture doit tenir aussi compte des réalités socio-économiques des agriculteurs et des territoires.

Jean-Christophe Bureau : La Commission européenne a mis en avant le "Pacte vert" qui a de nombreux volets, climats, transport, énergie et agro-alimentaire à travers la "stratégie de la Ferme à la Table" (Farm to Fork en anglais, la table remplaçant la fourchette en français). Il ne faut pas se méprendre, ce Pacte Vert a des intentions tout à fait louables, en particulier de répondre aux aspirations d'une jeunesse qui se détourne de l'idée d'Europe car ne prenant pas suffisamment en compte son avenir en ce qui concerne le climat et la bodiversité.

Dans le Pacte Vert, le volet agricole opte pour une "extensification" de la production pour réduire les pollutions. Or moins d'engrais et de phytosanitaire conduira nécessairement à une baisse des rendements. Ceci n'est socialement tenable que si, parallèlement, on diminue les gaspillages alimentaires (qui sont très importants), et on réduit les apports excessifs de calories qui conduisent à des coûts de morbidité
très élevés pour la collectivité (diabète et obésité). A défaut, on va se heurter à des prix plus élevés et des revenus agricoles plus faibles. Or la Commission n'a jusqu'ici pas réussi, ni même sérieusement proposé, une politique permettant un changement alimentaire. De ce fait le Pacte Vert est en accusation car il est vécu comme une simple contrainte sur les techniques de production. La Commission l'a d'ailleurs pratiquement abandonné en ce qui concerne l'agriculture et il faut souligner la malhonnêteté des syndicats qui dénoncent des normes de "Farm to Fork" qui n'ont jamais existé autrement qu'au stade de projet.

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