Le grand dilemme occidental du 21e siècle<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Le président russe Vladimir Poutine, le dirigeant Recep Tayyip Erdogan et le président iranien Ebrahim Raisi se rencontrent lors d'une réunion à Téhéran le 19 juillet 2022.
Le président russe Vladimir Poutine, le dirigeant Recep Tayyip Erdogan et le président iranien Ebrahim Raisi se rencontrent lors d'une réunion à Téhéran le 19 juillet 2022.
©Sergei Savostyanov / SPUTNIK / AFP

Le bon, la brute et le truand

Face à l’alliance des régimes autoritaires qui se réunissait à Téhéran ce mardi, l’Occident doit-il se résigner à un monde multipolaire mais aussi multimodèle -à la fois politique et économique- ou se battre pour imposer sa domination militaire, économique et civilisationnelle ?

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

Voir la bio »

Atlantico : Un sommet entre Poutine et Erdogan et Ebrahim Raisi se tient actuellement à Téhéran. Il incarne, d’une certaine manière l’alliance des régimes autoritaires. Face à celle-ci, l’Occident doit-il se résigner à un monde multipolaire mais aussi multimodèle -à la fois politique et économique- ou se battre pour imposer sa domination militaire, économique et civilisationnelle ? 

Guillaume Lagane : Ce sommet est une nouvelle manifestation du rapprochement entre la Russie autoritaire, l’Iran théocratique et une Turquie qui sous le mandat d’Erdogan est passée d’une volonté de réforme démocratique à une forme d’autoritarisme néo-ottoman (même si, des trois régimes, c’est celui qui conserve le plus de liberté). Cette configuration s’est déjà trouvée sur le théâtre syrien. On se souvient notamment du processus d’Astana qui permettait de faire dialoguer les trois pays sous l’égide du Kazakhstan et semblait exclure les Occidentaux. Au-delà de ces trois puissances, il y a évidement la question de l’axe russo-chinois qui est considéré comme une forme d’alliance contestant ouvertement le leadership occidental depuis la fin de la guerre froide. La Chine et la Russie, puissances révisionnistes, souhaitent remettre en question le système international dominé par l’Occident. Face à cette situation, l’Occident ne peut que prendre acte de cette réalité nouvelle, mais il ne doit pas nécessairement s’y résoudre et doit au contraire chercher à affirmer ses valeurs et peut-être à ramener certains adversaires dans son camp. On peut notamment penser à la Turquie, qui a un rôle très ambigu. Elle est à la fois conviée à ce type de sommets autoritaires et en même temps demeure membre de l’OCDE, de l’OTAN et candidate à l’entrée dans l’Union européenne.

À Lire Aussi

L’Ukraine menacée par la fatigue… des Occidentaux ?

Vous dites « prendre acte mais ne pas nécessairement s’y résoudre ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’Occident doit continuer d’imposer son modèle ? 

Cette situation « nouvelle » ne l’est pas tant que ça. On peut dire que l’Occident a dominé le monde de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe, avec l’émergence des Etats-Unis et du système colonial. Mais après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'émergence du Tiers monde, la contestation par le bloc soviétique ont remis en cause le modèle comme le fait la Chine aujourd’hui. Il y a donc deux stratégies possibles. La première, c’est accepter un monde multipolaire où l’Occident serait obligé de partager le pouvoir avec d’autres puissances ; c’est d’une certaine manière ce qu’exprime le système onusien : la Russie et la Chine ont des sièges au conseil de sécurité, la Chine est le deuxième financeur de l’ONU. La réalité onusienne, c’est un poids de plus en plus fort des émergents. 

La seconde stratégie, tout aussi pertinente, est de ne pas abdiquer les valeurs et l’influence de l’Occident, car ce sont des valeurs qui peuvent se trouver bénéfiques pour l’humanité en général. C’est la raison pour laquelle on peut dans ce contexte vouloir affirmer une forme de néo-occidentalisme qui consisterait à unir les Occidentaux au sein d’institutions qui leur sont propres. On peut penser au G7 qui réunit, l’Europe, l’Amérique du Nord et le Japon. On peut aussi considérer que l’OTAN devient un forum politico-militaire de coopération entre Occidentaux, Japon et Corée du Sud ayant été invités à Lisbonne pour le dernier sommet de l’organisation. L’Occident peut aussi chercher à ramener des émergents vers elle, comme dans le cadre de l’axe américano-indien. Celui-ci a été ravivé à partir de 2005 et la signature de l’accord nucléaire avec New Delhi. L’axe semble un peu affaibli puisque l’Inde a décidé de ne pas appliquer de sanctions contre la Russie, mais elle continue d’avoir des intérêts dans l’alliance occidentale (économiques, diplomatiques dans sa rivalité avec la Chine, etc.) 

À Lire Aussi

Derrière les difficultés ukrainiennes dans le Donbass, l’épuisement des stocks de munitions occidentaux ?

L’Occident a-t-elle actuellement les moyens de cette seconde stratégie ?

Il est évident qu’avec la croissance économique forte de la Chine (second PIB mondial) et des pays émergents, le poids relatif de l’Occident a tendance à se réduire en matière économique. De même, l’augmentation des moyens militaires chinois, l’activisme de la Russie, sont de véritables défis pour l’Occident. Toutefois, il faut rester optimiste. L’Occident a des atouts non négligeables : le G7 continue de peser plus de la moitié du PIB mondial, le dollar demeure la monnaie de référence du commerce international, l’euro reste important, et la remontée des taux américains a tendance à fragiliser les pays émergents. De même, sur un plan militaire, malgré leur échec en Afghanistan, les Etats-Unis restent la puissance de référence et on ne peut considérer que l’Occident est en déclin de ce point de vue (regardons l’impact des livraisons d’armes à l’Ukraine qui mettent la Russie en difficulté). Il faut aussi ajouter un élément « spirituel ». L’Occident incarne aussi la démocratie libérale, le libéralisme politique, les droits de l’Homme. Cela veut dire que même si l’Occident est très fragile – on le voit avec les fake news, le populisme, etc. – et que les pays autoritaires jouent sur nos faiblesses, nous avons une grande force spirituelle et c’est peut-être l’élément clé de notre résistance aux Etats autoritaires. Quand Montesquieu écrit les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, il montre que le déclin de l’Empire était avant tout dû à la disparition de l’esprit civique. Les valeurs qui ont permis l’émergence de Rome ont, quand elles se sont émoussées, empêché les Romains de résister aux défis qui se présentaient à eux. De la même manière, il est important que l’Occident conserve cette croyance dans ses propres valeurs. Pour l’historien Gibbon, c’est l’adoption du christianisme qui a sonné le glas de l’empire romain. Un Occident woke sera t-Il encore l’Occident?

À Lire Aussi

Ce sommet de l’OTAN qui aura signé le discret renoncement de l’Europe a son autonomie stratégique

Quels sont les avantages et les inconvénients -aussi bien « moraux » que concrets – si l’on choisissait l’option multipolaire ?

Dans le cas où l’Occident accepterait un monde multipolaire, il y aurait des avantages. Le conseil de sécurité de l’ONU pourrait s’ouvrir à des pays comme l’Inde, l’Afrique du Sud, ce qui pourrait peut-être offrir un consensus mondial plus facile sur certains sujets. Cela donnerait aussi aux pays du Sud un sentiment de meilleure intégration dans le système international. Pour l’Occident, cela peut aussi être l’occasion de procéder à un partage du “ fardeau de l’homme blanc” pour reprendre la formule de Kipling. Les puissantes émergentes pourraient pacifier certaines zones d’influence en lieu et place des Occidentaux. 

Les contreparties existent aussi. Le système pourrait tout aussi bien être moins stable qu’on le croit, avec l’émergence de sphères d’influences. Certains pays pourraient considérer avoir leur mot à dire sur les pays environnants, comme semble le penser la Russie en Ukraine. Donc la multiplication des sphères d’influences pourrait s’accompagner d’une multiplication des conflits. L’autre conséquence serait que, en partageant avec d’autres puissances certaines décisions, l’Occident renoncerait aussi à ses valeurs. Si l’Occident ne se mobilise pas pour Kiev, ce serait un renoncement, et un affaiblissement de la démocratie libérale au profit d’autres valeurs. La Chine et d’autres pays revendiquaient le fait que les “valeurs asiatiques“ d’obéissance et de contrôle social, inspirées par le confucianisme, devaient s’affirmer face aux valeurs occidentales fondées sur l’individualisme. Beaucoup d’Etats émergents pourraient avoir cette tentation et vouloir combattre l’impérialisme occidental au nom de leurs propres valeurs. Cela aurait probablement des conséquences négatives sur l’idée d’universalisme.

Et dans l’autre configuration, si l’Occident décidait de tenter de se maintenir comme puissance dominante ?

L’avantage évident pour les Occidentaux serait de maintenir leur influence sur les affaires mondiales, de les régler selon leurs intérêts et probablement aussi dans l’intérêt des populations locales. Depuis une trentaine d’années, l’interventionnisme libéral a permis plusieurs réussites, comme la fin des guerres civiles dans les Balkans. Des guerres très coûteuses pour les populations d’ex-Yougoslavie. L’intervention occidentale a eu des bénéfices et la non-intervention, par exemple en Syrie en 2011, a mené à des catastrophes humanitaires : un fort coût humain, une prolifération des armes chimiques, etc.  Mais l’interventionnisme occidental a aussi un coût réel. Et tout d’abord celui de l’erreur : l’Occident ne réussit pas toujours ses opérations (de la Libye à l’Irak). C’est aussi un coût économique important car cela demande des dépenses militaires et de développement importantes. L’engagement est donc très coûteux et parfois difficile à défendre devant les opinions publiques. C’est le vieux débat « plutôt la Corrèze que le Zambèze », initié par Raymond Cartier dans les années 1950, et qui est toujours d’actualité. 

Face à l’enjeu climatique, par exemple, un des modèles serait-il plus pertinent que l’autre ?

Le modèle multipolaire serait évidemment plus pertinent, car c’est un défi mondial qui ne peut pas être relevé sans l’engagement des pays émergents. Néanmoins, le système de règlement de ce défi climatique, jusqu’ici, a été très largement axé sur l’Occident. Dans le système de Kyoto de 1997, ce sont les Occidentaux qui devaient faire, seuls, les sacrifices et les efforts de réduction des gaz à effet de serre. Les États émergents n’étaient pas concernés au nom de la “responsabilité différenciée” décidée à l’ONU dans les années 1970. Depuis la Chine est devenue le premier pollueur mondial et l’on ne peut pas régler le problème sans l’engagement des pays du Sud.  C’est le sens de l’accord de Paris de 2015 mais la réalité, c’est qu’il a créé très peu de contraintes sur les pays du Sud et ce sont les pays du Nord qui continuent d’assumer les engagements les plus ambitieux, notamment l’Union européenne. L’Occident doit pouvoir imposer aux autres États des sacrifices qu’ils sont réticents à faire si l’on veut relever le défi. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !