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Le F35, ou la colonisation numérique du monde par les technologies embarquées américaines
©MARK WILSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Fusion de données

A travers le F35, la puissance américaine a construit un avion hyper-technologique qui est bien plus qu’un simple vecteur aérien de projection. Il s’agit en réalité d’une véritable plateforme de fusion de données. Et celle-ci pose d’ores et déjà la question cruciale de leur autonomie stratégique, à des pays Européens très hésitants et divisés, encore incapables de protéger la souveraineté de leurs données essentielles, si nécessaire pour se garantir un avenir technologique, économique et politique

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Cela se passe peu avant le début du plus long shutdown de l’histoire des Etats-Unis d’Amérique. Lockheed-Martin annonçait en décembre dernier vouloir livrer 130 exemplaires en 2019 de son avion phare : le F35 Lightning 2. Soit 40% de plus que l’année précédente. Cet avion, destiné à remplacer les F16 de l’US Air Force et ceux de ses alliés, est bien plus qu’un nouvel appareil déployé au sein de la flotte de combat américaine : c’est un outil de rupture technologique et stratégique. La parfaite incarnation des prouesses propres au « Big data », concentrée en une armes aérienne. Le F35 est en effet l’unique avion de combat de 5e génération vendu dans le monde. Il est décrit comme « une plateforme de reconnaissance furtive avancée », destiné à l’interdiction aérienne comme à l’appui des troupes au sol et au bombardement. Il intègre l’internet des objets (IoT), et la technologie de fusion de données pour le « combat collaboratif ». C’est-à-dire, la capacité à synthétiser la position des avions alliés et ennemis, les paramètres de la mission, les données sur les systèmes de combat anti-aériens adverses, la présence de troupes au sol… Jusqu’aux drones avec lesquels il doit pouvoir échanger des informations en temps réel, pour se coordonner. Il s’agit avant tout d’un véritable « terminal piloté », avec codes PIN, interconnexions réseaux et accès à des bases de données collaboratives sur les ennemis de l’Amérique.

Une plateforme d’intégration et de reconnaissance furtive.

Le F35, se compose avant tout de deux systèmes informatiques embarqués : le JRE (Joint Reprogramming Entreprise), qui est une bibliothèque partagée de données sur les systèmes d’armes des adversaires potentiels distribués à toute la flotte de F35 dans le monde), mais aussi de l’ALIS (Autonomic Logistics Information System). Ce dernier dispositif est conçu pour gérer la maintenance préventive et la supply chain qui relie en permanence chaque avion à Lockheed Martin et Fort Worth aux Etats-Unis. L’ensemble de ces deux systèmes représentent plus de 30 millions de lignes de code et nécessitent pas moins de 13 serveurs par escadron de combat, qui traitent à eux seuls toutes les données de vol des avions. Puis ils les renvoient ensuite vers un hub pour chaque pays client, avant de rejoindre les Etats-Unis et les serveurs du constructeur lui-même. Le combat de 5e génération est d’abord un combat pour le traitement des informations.
Cet outil technologique parmi les plus avancés au monde est aujourd’hui en service dans 13 pays en plus des Etats-Unis : plus de 350 avions se partagent entre le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Italie, la Belgique, la Suisse, la Turquie, le Danemark, le Canada, l’Australie, la Norvège, Israël, la Corée du Sud, le Japon et peut-être Singapour dans les mois à venir. Objectif pour 2022 : atteindre le chiffre de 800 appareils vendus. Car, comme l’affirme un général de l’US Air force : « acheter le F 35, c’est être là au premier jour d’une guerre, aux côtés des Américains. » Mais avec le meilleur avion ? Car aucun de ces clients fidèles de l’industrie d’armement américaine n’a été rebuté par la faible capacité d’emport de l’avion (6800 kg d’armes ou de carburant), en raison des contraintes imposées par sa furtivité, ou du coût unitaire de plus de 110 millions de dollars à l’exportation, car l’armée américaine le paye plus de 240 millions de dollars l’exemplaire. Ajouté à un coût d’heure de vol de 30 à 50 % supérieur à celui d’un avion comme le Rafale, pouvant atteindre les 24 000 dollars ! 
Par-dessous tout, cet avion n’est pas encore « combat proven » : seuls les Israéliens l’ont utilisé en Syrie dans des missions opérationnelles, et dans ce contexte, sa furtivité aurait plutôt déçu… Au point même que certains amateurs ont pu suivre les missions de F35 le long des côtés syriennes, depuis leur propre ordinateur… Et selon certaines sources militaires, il ne serait pas capable de contrer les systèmes anti-aériens S300 livrés à Damas par Moscou, et que possèderaient aussi Téhéran et Caracas… Mais qu’importe : pour Washington, le F35 est avant tout un projet global de suprématie numérique, donc stratégique pour la génération à venir.

« Acheter le F 35, c’est être là au premier jour d’une guerre, aux côtés des Américains. »

Les Etats-Unis ne vendent pas uniquement un avion à leurs clients. A travers lui, ils les engagent dans un lien technologique et économique très fort avec Washington, selon deux modes d’action spécifiques.
La supply chain est unique pour tous les utilisateurs dans le monde, dans le but avoué de faire baisser le prix de l’avion, et celui de son exploitation. Gérée par le système ALS et centralisée aux Etats-Unis, la maintenance fait vivre un réseau de centaines de PME américaines. La technologie ne se partage pas, les emplois et les bénéfices non plus… « America first ! ». De plus, la centralisation de l’information chez Lockheed Martin permet au constructeur de tout connaître sur les missions de chaque avion déployé dans le monde, voire de bloquer son utilisation si elle devait s’avérer contraire aux intérêts américains. La maîtrise du système est totalement entre les mains de Washington puisque toutes les données techniques de vol, de maintien de condition ou de missions opérationnelles sont stockées dans des serveurs situés sur le territoire américain. Donc placés sous souveraineté US. Aucune armée de l’air cliente du F35 ne peut prétendre à utiliser son avion sans l’assentiment du constructeur, et sans que son allié américain n’en soit informé. Impossible au demeurant de rapatrier ces données ou même de trier celles relevant de l’entretien de l’appareil, des données personnelles du pilote ou de sa mission. Ainsi, le piège se referme inexorablement sur la maitrise par le client des opérations.
En parallèle de tout contrat d’armement se signent des « affaires compensatoires », dites « off-set ». Celles-ci forment le « back office » de la négociation entre Etats. Celles que les Américains ont imposées à la Suisse sont à ce titre assez édifiantes : technologies innovantes dans le but de dominer le cyberespace (malware, hacking, systèmes autonomes, guerre électronique, surveillance digitale, technologies spatiales, cryptographie quantique, capteurs aériens pour les drones de combat futurs : infrarouges, rayons X, thermiques), technologies laser offensives, intelligence artificielle, objets connectés, technologies de « contrôle du climat » (gestion de la chaîne du froid et de la climatisation), Big data pour la fusion des données spatiales, aériennes et terrestres à des fins d’applications militaires ou civiles (appliquées à l’agriculture)… La liste interpelle pour le moins, car elle dépouille notre voisin helvétique de ses pépites technologiques, fruits des recherches et de leurs développements engagés depuis de très longues années. Après avoir fait plier Berne et vaincu le secret bancaire, les Américains ont « siphonné » les technologies innovantes suisses par le F35.
Pour Washington, il s’agit bien de s’inscrire dans une démarche de captation à 360 degrés des avancées technologiques et des données, afin de maitriser cette matière première du siècle informatique. Le moteur essentiel de leur économie leur garantissant une avance décisive sur les puissances qui les challengent, à l’image de la Chine, de la Russie et demain de l’Inde. Il vraisemblable que de tels « off-set » ont été également négociés avec des pays tiers « cyber-développés », comme Israël ou les pays scandinaves.

« Ce projet est foutu… »

Le F35 est un projet déjà ancien qui s’inscrit dans une histoire : il a débuté en 1996, seulement trois ans après que les Américains ont lancé le projet des « autoroutes de l’information » pour faire de l’internet, et du numérique, le fer de lance d’une nouvelle stratégie de croissance, reposant sur la capitalisation des données, conçues comme le nouvelle or noir du siècle. C’est l’acte 1 de la conceptualisation du « Big data ». Les premiers pas de son bras (dés) armé : Facebook et les réseaux sociaux, dont le rôle majeur assigné est de capter et de compiler les données personnelles de la multitude. En 1996, le président récemment élu Jacques Chirac, lance à son tour la France sur les « autoroutes de l’information ». Mais non sans avoir au préalable détruit l’avance technologique française cette même année, par la vente au franc symbolique de Thomson Multimédia à Deawoo. Y compris les brevets dont celui du futur désormais célèbre MP3. Un grand nombre de nos ingénieurs désœuvrés  franchiront alors l’Atlantique et participeront à l’aventure Google. On a connu un Alain Juppé mieux inspiré dans ses décisions… et les autoroutes naissantes qui verront bientôt circuler toutes nos données personnelles et stratégiques, sont depuis issues - en droite ligne - de ces entreprises américaines précurseurs d’alors.
Cette question du stockage, du traitement et de l’accessibilité de nos données stratégiques est centrale. A cet égard, l’absence de notion de nationalité de la donnée dans le droit français amène certaines entreprises nationales à héberger leurs serveurs aux Etats-Unis pour les placer sous le parapluie légal américain. Quitte à en perdre le contrôle au moins partiel, au bénéfice d’un moindre cout de gestion immédiat. Une courte vue décisionnelle funeste qui pèsera très lourd sur notre avenir commun, comme le fut celle d’Alain Juppé avec Thomson en son temps... Or il est impossible de construire un système d’armes de 5e génération, terrestre ou aérien, sans cette notion de contrôle de l’intégrité de nos données et de notre souveraineté corrélative. Même le F35 est faillible, car les interconnexions de réseaux et leurs relais induisent des vulnérabilités fortes. Ainsi une cyber-attaque en 2009 aurait permis aux Chinois de s’emparer d’informations précieuses pour construire le concurrent actuel du F35, le J20, destiné aux marchés de moyenne gamme ciblant des Etats moins riches, mais qui pourront désormais faire basculer les rapports de force en matière d’interdiction aérienne et de liberté d’accès à la troisième dimension. Cette clé de voute de toutes nos opérations militaires présentes et futures.
Au détriment de leurs alliés, les Américains se sont lancé dans une course effrénée à la suprématie technologique. Mais ont-ils vu trop grand ? Les coûts de développement du F35 explosent, seuls 50% des avions sont en ligne de vol et pour la totalité du programme (soit 2443 avions), heures de vol comprises. On évoque le chiffre astronomique de 1000 milliards de dollars ! Ce qui a fait dire au nouveau Secrétaire à la Défense par intérim Patrick Shanahan : « ce projet est foutu. » Il faut ajouter que ce dernier avait travaillé durant 31 ans pour Boeing, le concurrent direct de Lockheed Martin pour les contrats de défense…
Face à ce géant aux pieds d’argile, les Européens ont peu de marge de manœuvre, puisque la plupart des Etats de l’Union Européenne ont déjà passé commande de F35. Seules la France et l’Allemagne souhaitent développer un système d’arme concurrent, le SCAF (système de combat aérien du futur), dont la première pierre a été posée avec le développement du standard F4 du Rafale en janvier dernier. Celui-là même qui devrait entrer en service à compter de 2024, en attendant le SCAF en 2040… Soit 44 ans après le début des études du F35 ! Mais la France a-t-elle le choix ? Si en moins d’une génération notre pays est passé du minitel à un système de combat aérien collaboratif de plusieurs millions de lignes de code, il s’agit surtout de sauver notre capacité à construire des avions intégrants de très hautes technologies. Et le choix par nos voisins de l’avion « made in USA » est déjà lourd de conséquences : si un système européen de 5e génération ne peut se développer et partager ses coûts avec d’autres pays de l’union, il sera inutile. Et ce sera la fin de la production d’avions de combat en Europe et pour Dassault en particulier, qui ne vit aujourd’hui que par les exportations de Rafale. Une filière d’industries stratégiques et un réseau de sous-traitants sera entièrement détruite : est-ce là l’EFR américain ? Le SCAF, qui a seulement deux partenaires, semble d’ores et déjà mort-né s’il n’est pas interconnecté avec les systèmes du F35 et de ses clients. Mais il faudra pour cela transmettre des informations et « partager » des données sensibles, donc perdre une fois de plus en autonomie technologique et stratégique. 
C’est aussi ce qu’Emmanuel Macron entrevoyait lorsqu’il parlait d’armée européenne : les interconnexions des systèmes d’armes imposent désormais que les partenaires possèdent une vision commune durable, transcrite dans une chaîne de commandement unique pour procéder aux fusions de données techniques et opérationnelles. Sans armée européenne, plus d’armée française, plus de souveraineté et de puissance internationale. L’équation numérique est implacable. Par la puissance de sa technologie, Lockheed Martin vient peut-être de détruire durablement toute capacité de défense de l’Europe et de constitution d’une autonomie stratégique européenne. Avec un avion qui est bien plus qu’un avion : un dispositif technologique intelligent obligeant à la soumission numérique, militaire et politique en ce siècle digital. 
Reste les Américains ont besoin de partenaires : face au coût pharaonique du F35, une remise en cause du projet reste possible et un espace s’ouvre donc pour le SCAF, si toutefois son périmètre financier est mieux maitrisé. Un espace qui est aussi politique, et qui devra s’accompagner de deux conditions : définir l’avenir de la défense française et européenne et construire une vraie souveraineté des données. Sortir du quotidien et regarder l’horizon. Celui de notre liberté.

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