Le capitalisme est-il devenu trop vicié pour survivre? Et c’est l’âme damnée de Reagan qui a lancé le débat <!-- --> | Atlantico.fr
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"Dans ce capitalisme interventionniste, les gains financiers proviennent de moins en moins de la capacité à servir correctement un client, mais de la proximité de l’acteur économique avec le pouvoir politique et/ou la planche à billets."
"Dans ce capitalisme interventionniste, les gains financiers proviennent de moins en moins de la capacité à servir correctement un client, mais de la proximité de l’acteur économique avec le pouvoir politique et/ou la planche à billets."
©Reuters

Le capitalisme plombé par ses vices ?

L'ancien conseiller de Ronald Reagan, David Stockman, a lui-même dénoncé les vices d'un système dont il était autrefois le chantre : le capitalisme. Premier volet de notre série "Le capitalisme plombé par ses vices ?".

Paul  Jorion,Daniel Tourre et Vincent Valentin

Paul Jorion,Daniel Tourre et Vincent Valentin

Paul Jorion est docteur en Sciences sociales et enseignant. Il a aussi été trader et spécialiste de la formation des prix dans le milieu bancaire américain.

Daniel Tourre est l'auteur de Pulp Libéralisme, la tradition libérale pour les débutants (Tulys, 2012).

Vincent Valentin est maître de conférences en droit à l'université de Paris 1. Il enseigne également à Sciences Po. Spécialiste du néo-libéralisme, du libéralisme et du libertarianisme contemporain, il a notamment écrit Les Penseurs libéraux, avec Alain Laurent (Les Belles Lettres, 2012)

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Atlantico : Dans une tribune du New York Times (lire ici), monsieur Stockman, ex-conseiller de Ronald Reagan, dénonçait les vices du capitalisme et surtout de la façon dont on l'utilise (connivence, planche à billet...). Le capitalisme, en faisant de l'argent un objectif plutôt qu'un moyen, est-il un concept vicié ?

Daniel Tourre : L’excellente tribune de M. Stockmann’est pas un réquisitoire contre le capitalisme libéral, mais contre le keynésianisme et la politique monétaire de la Banque centrale américaine (FED), c'est-à-dire un capitalisme où l’Etat et une institution para-étatique, la banque centrale, interviennent à tort et à travers favorisant ainsi les bulles et certains acteurs privés.

Dans ce capitalisme interventionniste, les gains financiers proviennent de moins en moins de la capacité à servir correctement un client, mais de la proximité de l’acteur économique avec le pouvoir politique et/ou la planche à billets.

L’accroissement du capital est une excellente chose en soi lorsqu’il respecte les règles du libéralisme : la liberté, la propriété, la responsabilité, les contrats, la monnaie saine. L’accroissement du capital signifie alors davantage d’outils de production (des machines-outils, des outils informatiques, des locomotives, des fabriques etc.), outils de production qui démultiplient le travail humain pour servir les besoins de la population et qui in fine nous rendent plus prospères.

Malheureusement avec le désordre monétaire actuel, dans un certain nombre de secteurs, le capitalisme n’est plus libéral. Il ne respecte pas la propriété, la liberté des consommateurs, des épargnants en les forçant via les subventions ou les distorsions monétaires à soutenir certaines entreprises. Il exonère de leur responsabilité certains acteurs. Il détruit le système de prix par le dirigisme ou les manipulations monétaires.

Du reste, on voit bien que les variations immenses des grands indicateurs boursiers (CAC 40 etc.) dépendent de moins en moins de la valeur des entreprises elles-mêmes, mais des décisions arbitraires de la banque centrale inondant ou pas certains acteurs avec de la liquidité. Le système des prix libres, qui permet de guider la production dans le capitalisme libéral, est amoindri au profit d’injonctions technocratiques. L’investissement ne va pas aux secteurs les plus prometteurs ou créateurs de valeur mais à certains grands acteurs proches des fontaines à liquidité.

Vincent Valentin : Le but de l'activité économique capitaliste est bien l'augmentation des richesses, "objectif" du système économique mais moyen vers d'autres fins pour les acteurs économiques. Il n'est pas "vicié" par cela, c'est sa raison d'être, et il est assez souple pour accueillir des entreprises qui intégreraient des considérations morales ou environnementales à leur activité. Le vice s'accommode du capitalisme mais il faut aussi beaucoup de vertu pour être un grand capitaliste, dans le sens où l'entendait Max Weber. Le capitalisme ne serait pas le fruit de la débauche mais de l'éthique du travail. 

A l'inverse, on peut bien sûr estimer qu'il est fondé sur le vice, comme le justifiait Mandeville : sa légitimité repose bien sur le fait que les "vices privés font le bien commun". La manière dont il stimule l'envie, le désir, l'orgueil, etc. , explique son dynamisme et son efficacité. Mais comme le disait Adam Smith à l'encontre de Mandeville, il ne faut pas confondre recherche de son intérêt personnel et comportement vicieux. Le premier est compatible avec le respect vertueux des règles de la concurrence, alors que le second suggère que "tous les coups sont permis".

Le capitalisme est le système économique consubstantiel à la modernité politique et morale : celui qui, dans le domaine du travail et de la production des richesses, libère les individus de toute tutelle, les affranchit du renoncement à leur intérêt propre au nom de valeurs plus hautes, comme ils le sont aussi à l'égard des Eglises ou des autorités non consenties. L'argent n'obéit pas à un dessein politique, il va où sont satisfaits les besoins et désirs individuels, en partie irrationnels et immoraux. Si l'on veut chercher du vice, il est peut-être plus chez les individus que dans le système lui-même.

Paul Jorion : Cet article est tout à fait intéressant. Le fait que cette analyse de la mort du capitalisme vienne justement de cet homme évite la possibilité qu’il soit taxé de marxisme et  permet une certaine "crédibilité" dans son propos. Marx avait d’ailleurs déjà perçu le fait que ce système n’est ni imparfait ni immortel et serait tué par ses contradictions.

Mais il manquait à l’époque deux éléments pour que tout s’effondre : le fait que la terre ne fut pas complètement colonisée, et ensuite la complexité qui allait accélérer le processus de destruction. La complexité a tué la finance et va tuer ce qu’il reste des marchés financiers. Ce système est devenu si complexe qu’on confie les décisions à des programmes dont on a perdu la notion de ce qu’ils font tant leur vitesse rend impénétrable la logique qu’ils suivent. L’un des défauts extraordinaires de ce système prétendu parfait est le fait que l’on paie des intérêts sur des capitaux qui ne sont pas disponibles immédiatement. Cela contribue à créer une fuite en l’avant en obligeant à créer une richesse supplémentaire pour payer ces intérêts et accélère ainsi les externalités. Ce principe est en fait une destruction de l’environnement économique lui-même. Pour l’anecdote, un Allemand du nom d’Helmut Creutz avait calculé à la fin des années 1990 que dans le prix de toute marchandise achetée, 40% venaient d’intérêts payés quelque part.

N’est-ce pas au contraire la connivence quasi grégaire des plus riches qui rend le système vicieux plutôt que vicié ?

Daniel Tourre : Les riches sont un bouc-émissaire bien confortable. Le problème n’est pas d’être riche, mais la façon dont on l’est devenu. Si l’on est devenu riche en servant bien ses clients, en imaginant ou en portant des produits innovants, en investissant dans les entreprises les plus prometteuses, bref en tirant ses profits de son talent et du libre choix des consommateurs ou des actionnaires, cette richesse est parfaitement légitime et utile.

Le problème est lorsque la richesse est acquise par la connivence avec l’Etat ou une technocratie paraétatique comme la banque centrale. La richesse n’est alors pas acquise par le libre choix des consommateurs ou par des investissements créateurs de valeur, mais au contraire par la spoliation légale des épargnants ou des consommateurs.

Par exemple, comme l’explique l’article de David Stockman, des banques peuvent faire des profits considérables grâce à leur proximité avec la banque centrale au détriment des autres utilisateurs de la monnaie.

Dans un cadre libéral, le métier de banquier est utile : permettre à l’épargne et à l’investissement de se rencontrer, offrir des services aux entreprises et aux particuliers. Malheureusement, avec le capitalisme de connivence, il s’agit de faire des profits grâce à une planche à billets générant de l’inflation ou en prenant des risques finalement assumés par tout le monde en cas de faillite : ce n’est plus du capitalisme libéral… Cette situation est dénoncée avec beaucoup de virulence par les libéraux, en particulier de l’Ecole autrichienne, malheureusement dans un désert.

Vincent Valentin : Les comportements délictueux "des riches et des puissants", dans une ambiance de confusion des élites économiques et politiques, illustrent la possibilité d'attitudes vicieuses dans un système dont le principe peut être préservé. Si le politique se laisse absorber par l'économique, ou le public par le privé, alors le contrôle du second par le premier n'est pas assuré. 

Paul Jorion : Il y a une tendance normale à la concentration de richesses en l’absence de règles pour l’empêcher, et pas à cause d’un complot quelconque des riches ou de je ne sais qui d’autre, mais simplement parce que l’importance de l’immédiateté de l’argent, le vieux "un tiens vaut mieux que deux tu l’auras" , fait que celui-ci se concentre entre un nombre de mains toujours moins grand. C’est ce que Keynes appelait la prime de liquidité. Quelque chose d’immédiat est plus utile que quelque chose à venir, cela ne vient pas de nos décisions mais du fait que nous vivons dans un monde fait d’espace et de temps. Pourtant, il faut tirer les conclusions et les leçons de cela car nous ne vivrons jamais dans un autre univers, nous n’aurons que celui là alors autant essayer de l’exploiter le mieux possible.

Libéralisme et capitalisme sont toujours associés alors que le capitalisme de connivence constitue des groupes d’intérêts qui vont contre l’intérêt des peuples. Le capitalisme doit-il se libéraliser ?

Daniel Tourre : Oui. Nous devons libéraliser le capitalisme, c'est-à-dire le faire retourner dans un cadre juridique où les profits viennent des services ou produits rendus aux clients et non des faveurs du pouvoir politique ou monétaire. C’est un combat très difficile à mener parce qu’il se heurte à des acteurs en apparence hostiles entre eux.

Ce combat dérange d’une part, les politiques distribuant des faveurs à des entreprises ou des secteurs afin d’assoir leur pouvoir. D’autre part les groupes d’intérêts privés qui savent trop bien ce que la fin de l’interventionnisme signifierait pour leurs profits.

Les interventionnistes - dirigistes - Dupont-Aignant avec sa planche à billets, Montebourg et ses subventions ou Ségolène Royal et sa Banque Publique d’Investissement- sont les grands serviteurs du capitalisme de connivence et de toutes ses dérives. Il est cocasse –ou enrageant- de constater que les procureurs pompeux du capitalisme sont ceux qui génèrent justement la dérive de connivence.

Vincent Valentin : Dans sa forme "pure", c'est-à-dire libre de toute intervention politique mais strictement encadré par le droit, le capitalisme correspond au modèle libéral de l'économie de marché. L'organisation économique réelle est souvent bien éloignée de ce modèle un peu irénique, qui n'a sans doute jamais été appliqué dans sa pureté. Il peut exister par exemple un "capitalisme d'Etat", comme en Chine aujourd'hui, où des entreprises apparemment privées sont en fait dirigées par des membres de la nomenklatura, ou comme en France dans une bien moindre mesure, où de grandes entreprises, parfois privatisées, sont dirigées par des hauts fonctionnaires nommés avec l'aval de l'Etat, dans une collusion avec le pouvoir politique qui prive le capitalisme de sa pureté libérale. Libéraliser le capitalisme, ce serait moins le déréglementer que le dépolitiser.  

Paul Jorion :Le principe même du libéralisme est un principe excellent : chercher le point d’équilibre entre l’initiative individuelle et l’intervention d’organisations collectives régulatrices comme l’Etat. Le problème est que le libéralisme a perdu ce principe,ça c’était l’ancien libéralisme celui du 19ème siècle qui est devenu celui d’Hayek et de Friedman, ultralibéraliste qui considère que, par principe, il y a trop d’Etat. Ce n’est plus un test sur l’équilibre, c’est un projet idéologique de remise en cause de l’Etat. Et on arrive alors à des conceptions comme "l’Etat veilleur de nuit" dans lequel il ne serait plus là que pour veiller sur la propriété privée. On revient donc à une sorte d’aristocratie, non pas de la terre mais de l’argent. Le libéralisme n’a eu du sens qu’au 18ème siècle avec la révolution anglaise, où se posait la question de quels pouvoirs on allait accorder au roi et de ce qui revenait aux citoyens ordinaires. Ce problème réglé, le libéralisme n’a plus de sens, surtout s’il se base sur l’idée que toute organisation est mauvaise. Parce que si on suit Friedman, on en vient à conclure que tout souci d’ordre social conduit au totalitarisme. C’est idéologique et ça conduit à la fin du système.

La colère populaire peut avoir raison d’un dirigeant politique mais peut-elle avoir raison d’un système économique mondialisé dont une partie du monde s’accommode ?   

Daniel Tourre : La colère populaire serait bien inspirée de s’en prendre au capitalisme de connivence, à l’étatisme et au contraire de défendre le capitalisme libéral, moteur surpuissant de la prospérité. Il n’y a d’ailleurs qu’en France que règnent sans partage un tel néo-marxisme béat et la haine du libéralisme. Nous n’avons finalement que le choix entre un socialisme de droite et un socialisme de gauche. C’est regrettable car l’on trouve dans le monde libéral des propositions pour lutter contre le capitalisme de connivence en promouvant le capitalisme libéral.

Vincent Valentin : La colère est sans doute un peu courte pour changer quoi que ce soit, et sans doute pas un système multiséculaire qui de surcroît ne trouve pas son origine dans une création délibérée, que l'on pourrait annuler. 

Paul Jorion : Je crois que nous sommes engagés dans un processus où il s’effondrera de toute manière par le biais d’une destruction automatique. Nous pourrions nous assoir et attendre, que nous le verrions s’effondrer de toute façon. La colère populaire n’a qu’un rôle périphérique.

Le système financier s’est effondré en 2007, toute l’économie en 2008 et tout le système politique maintenant. Chypre et l'affaire Cahuzac témoignent de l'accélération de ce processus. 

L’Occident est-il en train de prouver que le capitalisme n’est pas viable ? N’était-il qu’un transfert, une phase économique ? 

Daniel Tourre : L’Occident, des Etats-Unis à l'Union européenne, montre qu’en tournant le dos au capitalisme libéral, au règne de la liberté, de la propriété et la de la responsabilité individuelle au profit de l’étatisation et du dirigisme on casse le moteur de sa croissance et de sa prospérité.

La place de l’Etat est passée de 12% du PIB en 1913, à environ 35% sous de Gaulle, et représente aujourd’hui 57%. Qui peut sérieusement affirmer que nous sommes encore dans un régime de capitalisme libéral ? –sans compter l’empilement hallucinant de pages de droit fiscal, social, de normes et le système monétaire basé sur les banques centrales.

La faillite actuelle aux Etats-Unis comme en Union européenne est la faillite de l’interventionnisme et de son enfant légitime, le capitalisme de connivence.

La mondialisation n’est pas non plus parfaitement libérale –distorsions monétaires ou protectionnisme par exemple-, mais l’essor des pays émergents aurait pu se faire en parallèle d’un dynamisme continu du côté occidental. Il est temps de changer de cap et de refaire confiance à la liberté et à la propriété individuelle sous le règne du Droit, plutôt qu’à des ministres du redressement productif, des banques publiques d’investissement ou des planches à billets arrosant les grandes banques et les Etats surendettés.

Entre les guerres et le socialisme le XXème siècle a vu l’Etat augmenter dans des proportions hallucinantes. 1914-2014, ce centenaire serait une bonne occasion de fermer la parenthèse de l’étatisme.

Vincent Valentin : Imparfait sans doute, injuste évidemment, mais pas viable de quel point de vue? Du point de vue de l'efficacité, qui est son seul objectif, la question a été me semble-t-il tranchée concomitamment par l'histoire et par la théorie économique. D'un point de vue moral ? Le capitalisme n'est qu'une technique de production, amorale davantage qu'immorale.En son sein ou autour de lui peuvent se greffer des comportements vertueux, altruistes, désintéressés ; la fiscalité peut capter ses  richesses pour rendre des services publics, etc.

Le capitalisme correspond à la révolution philosophique mentionnée plus haut. On découvre autour du 16ème siècle les vertus et la force de la liberté de la recherche de la vérité, de la contestation des dogmes, mais aussi de l'intérêt personnel, dans tous les domaines. La concurrence en économie - c'est-à-dire la légitimité du choix individuel - est le pendant de la tolérance en matière religieuse ou morale, et du pluralisme en matière politique. On passe progressivement d'un monde organisé par des pouvoirs tutélaires autour de vérités incontestables, à un monde où la question des fins est abandonnée aux individus, à leur raison, mais aussi leur désir, leur fragilité, leur vulgarité. Le capitalisme libéral est l'expression économique de la rupture moderne. En sortir, ce devrait être sortir de la modernité. Comme celle-ci ne repose pas sur un choix politique mais sur un long processus d'évolution des sensibilités, des mœurs et des techniques, je pense la sortie de l'économie de marché impossible.

Paul Jorion :Si le capitalisme meurt en Occident, il meurt partout car on peut raconter ce qu’on veut sur les pays émergents, le centre de l’économie reste une addition d’Europe et d’Amérique du Nord. Pour que ce ne soit pas le cas, il faudrait que la Chine, l’Inde et les autres pays émergents aient des marchés intérieurs. Ils dépendent pour l’instant, pour vendre leurs produits, du fait que nous les achetions ou pas.

Il faut espérer que la mort du capitalisme, nous mène à mieux. Mais si les peuples "en colère" que vous évoquiez ne savent pas quoi mettre à la place, ne sont pas capables d’opérer une transition douce, nous risquons d’affronter le syndrome de l’empire romain. C'est-à-dire l’apparition de nombreux systèmes plus petits avec de faibles densités de population, des niveaux d’éducation plus faibles et une espérance plus faible. Une sorte de transition à la Mad Max en quelques sortes. 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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