Laïcité et victimisation : l’enquête choc qui révèle à quel point se creuse le fossé entre les musulmans et les autres Français <!-- --> | Atlantico.fr
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Des fidèles musulmans attendent derrière une barrière d'ouverture pour assister aux prières matinales de l'Aïd al-Adha à la Grande Mosquée de Paris, le 28 juin 2023.
Des fidèles musulmans attendent derrière une barrière d'ouverture pour assister aux prières matinales de l'Aïd al-Adha à la Grande Mosquée de Paris, le 28 juin 2023.
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

(Très) inquiétant

Selon une enquête IFOP publiée ce vendredi, 78% des Français musulmans pensent ainsi que la laïcité telle qu'elle est appliquée aujourd'hui par les pouvoirs publics est discriminatoire envers eux. Pas de quoi faire passer la polémique allumée par Emmanuel Macron avec l’organisation de l’allumage d’une bougie d’Hanouka à l’Elysée.

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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François Kraus

François Kraus

François Kraus est Directeur des études politiques au département Opinion de l'Ifop.

 

 

 

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Atlantico : D'après les résultats de l'enquête IFOP, une très large majorité de français musulmans (78%) partagent le sentiment que la laïcité telle qu'elle est appliquée aujourd'hui par les pouvoirs publics est discriminatoire envers les musulmans. Faut-il s'en inquiéter ? Comment expliquer que la laïcité des institutions et de l'Etat leur paraisse discriminante ?

Guylain Chevrier : Il faut certainement s’en inquiéter, car cette enquête confirme des points saillants qui mettent en évidence un niveau du problème que l’on pressentait de longue date. Près de 20 ans après la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux ostensibles à l’école, une large majorité de nos concitoyens de confession musulmane souhaitent l’abroger. On aura à l’esprit ce flottement qu’a connu la laïcité pendant 15 ans, entre les premiers voiles dans l’école en juin 1989, à quoi le gouvernement de l’époque n’a pas su ou voulu répondre, et la loi de 2004 venant rappeler la laïcité de l’école. Ce qui a sans doute fait beaucoup de mal.

Dans ce prolongement, les deux tiers d’entre eux (65%) se disent favorables au port de couvre-chefs à caractère religieux (ex : voile, kippa…) dans l'enceinte des collèges et lycées publics, l’ensemble des Français y sont favorables à seulement 18%. On notera que 52% des sympathisants LFI les soutiennent. Le fait que la laïcité soit ressentie comme étant appliquée de façon discriminatoire, est une idée particulièrement présente parmi les plus jeunes musulmans (80% des moins de 25 ans) et les plus progressistes (89% des musulmans se situant politiquement très à gauche).

L’introduction de menus à caractère confessionnel (ex : viande halal, viande casher…) à la cantine (à 83%), revendiquent le droit des jeunes filles « à ne pas assister aux cours de natation pour des raisons religieuses » (à 54%), mettant ainsi en cause la mixité filles/garçons. Plus problématique encore, si l'on peut dire, le fait pour des élèves de « ne pas assister aux cours dont le contenu heurterait leurs convictions religieuses » (à 50%). Allant ainsi à l’encontre du sens même du rôle de transmission de l’école, de l’objectivité du savoir, le service public laïque étant devant la loi, indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique. Un savoir à replacer dans le cadre d’un apprentissage du citoyen qui ici s’éloigne.  Alors que l’interdiction des abayas annoncée à la rentrée de septembre fait l’objet d’un quasi-consensus dans la population générale - 81% des Français approuvent cette interdiction, c'est tout le contraire chez les Français de confession musulmane qui sont à peine 28% à la soutenir. 81% des étudiants dans le supérieur, des plus diplômés, ou des plus aisés socialement, 80% chez les cadres et professions intellectuelles supérieures.

On remarquera que ce constat est fait dans un contexte marqué par un renforcement de la pédagogie de la laïcité au sein de l’institution scolaire – via des initiatives comme la Charte de la laïcité (2013) ou le Vade-mecum pour la laïcité (2018). Indiquant combien on s’est illusionné en pensant qu’il pouvait n’en aller que de pédagogie et de compromis. Sans compter encore avec les incohérences, comme cela est le cas des parents accompagnants les sorties scolaires auxquels on laisse manifester de façon ostensible leur religiosité. Ils sont 75 % des musulmans à le défendre, alors que dans les murs de l’école ou hors des murs, lorsqu’il y a encadrement d’une activité, d’un groupe d’élèves en sortie, c’est toujours du service public laïque dont il s’agit, dont la règle de neutralité devrait s’appliquer à tous. Comment les élèves qui revendiquent de porter leurs signes religieux dans l’école peuvent y comprendre quelque chose ? Seul le respect intransigeant des principes permet d’en comprendre la valeur, par la force de conviction qui leur est donné, par la cohérence, comme repère fondamentaux, sur lesquels repose un contrat social qui ne se négocie pas mais s’enseigne. 

Une victimisation hors de la réalité, qui est le symptôme d’une incompréhension qui monte avec les affirmations identitaires et communautaires qui marquent l’islam en France depuis les années 1980. On est passé de la marche des beurs, « pour l’égalité et contre le racisme », à une identification de plus en plus marquée par la référence à la religion, mettant en avant la thèse de l’islamophobie. Un terme révélateur de ce malaise, puisqu’il fait de toute critique de l’islam une sorte de maladie, rapportée à la phobie, qui tout simplement sert à réintroduire le délit de blasphème. Son usage par nombre de journalistes encore aujourd’hui est un fléau qui ne dit pas son nom. On voit bien aussi les limites de ce slogan de la coupe du monde de football remportée par la France en 1998, « Black, blanc, beur ». En fait, cela reflète le décalage d’une partie non négligeable de nos concitoyens musulmans avec la laïcité, leur incompréhension du principe de liberté qui y est sous-jacent. Cette incompréhension, elle a aussi été révélée avec le procès des caricatures de Charlie Hebdo en 2007 auquel s’est associée la Grande mosquée de Paris. Ce que l’on n’a pas voulu voir, c’est que ce rejet de la liberté d’expression était la manifestation de bien d’autres problèmes.

Les 3/4 des Français musulmans souhaitent un retour au régime concordataire appliqué en France jusqu'au vote de la loi de 1905. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'ils sont en rupture avec les principes de la République ? 

Guylain Chevrier : Effectivement, selon l’enquête, 75% souhaitent qu’on autorise désormais « le financement public des lieux de culte et des religieux des principales religions (ex : curés, popes, rabbins, imams…), sur l’ensemble des Français 28% y sont seulement favorables. Y sont majoritairement favorables les jeunes de moins de 25 ans (à 60% !) sans doute sous l’influence du modèle dit de « tolérance » du multiculturalisme anglo-saxon lié à la mondialisation (ce qui doit attirer l’attention), ou les sympathisants LFI (à 52%). Le degré de religiosité des musulmans est trois fois plus élevé que chez les adeptes des autres confessions : 66% des Français musulmans se disent « croyants et religieux », contre à peine 18% en moyenne chez l’ensemble des Français des autres religions (ex : catholiques, protestants, juifs…). Et ce sont les musulmans les plus jeunes (ex : 74% des jeunes de moins de 35 ans), les plus diplômés (77% des diplômés d’un 2ème ou 3ème cycle) et les plus élevés socialement (74% des cadres, 77% des dirigeants d’entreprise) qui assument le plus fort leur caractère religieux. 

Ceux qui réclament cela font rebrousser chemin à l’histoire, à la nécessité historique de la séparation, qui a été le moyen d’assurer la liberté de conscience et de l’égal traitement devant la loi de tous, considérés non comme des croyants de différents cultes (concordat) mais des sujets de droit, partageant les mêmes libertés, mêmes devoirs. 

On oublie que vivant en France, une large partie de nos concitoyens de confession musulmane continuent de s’identifier, en raison de leur religion, aux pays qui occupent ce champ de culture religieuse. Qu’un conflit de loyauté s’est installé entre eux, la culture du pays de vie et de nationalité souvent, la France, et le pays d’origine. Qu’aucun de ces pays en référence (souvent mythifiés), n’a réellement séparé le religieux du politique, avec une religion dans l’Etat conçue encore peu ou prou comme sacrée. On condamne à 10 ans de prison en Algérie pour incitation à l’athéisme ou au Maroc à la prison pour délit de blasphème, en Iran, en Arabie saoudite… et dans la plupart des pays de culture musulmane. L’islam est une religion qui est aussi particulière en cela qu’elle n’a jamais non plus séparé le juridique du religieux, qui est censé tout contrôler, dans tous les actes de la vie sociale jusqu’à la vie privée des individus. C’est aussi une religion qui a tendance à se penser comme une nation dans la nation, ou même au-dessus d’elle, à travers le concept de l’oumma. On ne veut pas voir cela, sous prétexte de ne pas déclencher de « guerre » dite « de civilisations ». Ce n’est certes pas une « guerre de civilisations », c’est un combat pour la liberté de tous.

Le décalage est patent lorsque l’enquête explique que la tendance est à ce que les musulmans affichent une lecture très littérale de la laïcité fixée par la loi de 1905, leur donnant le sentiment que les lois « laïques » ultérieures sont discriminatoires envers leurs coreligionnaires. Ceci, alors que l’on ne fait qu’appliquer aux croyants musulmans les mêmes règles que les autres, en leur demandant de s’adapter à celle-ci et à l’esprit de la loi de 1905. Mais, qu’eux seuls, du fait de n’avoir pas connu l’histoire qui a précédé en France l’avènement de la laïcité et un long chemin de laïcisation qui a été celui de notre société, contestent. Ils affichent leur préférence pour une vision assez minimaliste de la laïcité, en l’associant en priorité à un traitement égal des différentes religions (à 28 %, soit 9 points de plus que chez l’ensemble des Français).

On voit combien un islam de France est jusqu’à plus ample informé illusoire. Et, comment, la volonté d’accompagner nos concitoyens musulmans dans l’organisation de leur culte par l’Etat a participé de cette défaillance, qui coûte cher à la République. En s’inscrivant dans une démarche de cette nature, l’Etat en France a nourri l’idée de retour du concordat, flattant une vision religieuse d’un islam pouvant développer le sentiment de ne rien avoir à changer pour s’adapter et faire son aggiornamento.

75% des Français musulmans soutiennent le droit des athlètes françaises à porter des couvre-chefs religieux aux prochains JO en France. 83% soutiennent aussi l'introduction de menus à caractère confessionnel (halal ou casher). Pourquoi cette volonté de vouloir faire en sorte que la communauté prime sur la règle nationale ? 

François Kraus : Il existe dans l’islam un haut degré de religiosité qui s’accompagne d’un niveau « d’orthopraxie » très marqué, spécialement en matière alimentaire ou vestimentaire. Reprenant les indicateurs des travaux d’Olivier Galland et d’Anne Muxel dans leur étude auprès des lycéens, cette enquête rappelle en effet la puissance de l’orthopraxie – c'est-à-dire la capacité d’une religion à fixer des règles de vie quotidienne d’un individu – chez nos concitoyens de religion musulmane, notamment les plus jeunes. En France, les musulmans se distinguent largement ainsi par l’importance qu’ils accordent à la religion dans leurs choix alimentaires (85%, contre 19% chez les adeptes des autres confessions) ou leur façon de s’habiller (63%, contre 18%). Leurs choix politiques (51%, contre 25%) ou encore ceux régissant le choix de leurs amis (47%, contre 22%) sont aussi influencés par le sceau de l’Islam mais dans des moindres proportions. Et dans le détail des résultats, il est intéressant de noter que le respect de prescriptions vestimentaires – qui est celui qui soulève le plus de tensions dans l’espace scolaire – est affiché avant tout pour les jeunes : 76% des jeunes musulmans de moins de 25 ans reconnaissent que la religion a de l’importance dans leur manière de s’habiller, contre 47% de leurs coreligionnaires de plus de 50 ans.

Les résultats de l’enquête montrent que plus de quatre musulmanes sur dix ont déjà porté en public cette robe longue de tradition moyen-orientale (43%), cette expérience étant même très largement majoritaire dans les rangs des jeunes (64% des moins de 25 ans) et des plus religieuses (62% des femmes se rendant à la mosquée au moins une fois par semaine). Le vice-président du CFCM, Abdallah Zekri, a jugé que « l'abaya » était « une forme de mode » qui « n'a rien à voir (avec la religion) », son avis n’est pas en phase avec les motifs affichés par la majorité des femmes ayant déjà porté une abaya : 55% d’entre elles expliquent ce port pour « se conformer à une religion demandant aux femmes de cacher les formes de leur corps en public », cette proportion montant jusqu’à 59% chez les collégiennes, lycéennes ou étudiantes interrogées).

Guylain Chevrier : 47% des Français musulmans, contre 15% chez l’ensemble des Français, soutiennent l’abrogation de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, autrement dit, de la burqa. Il y a dans l’affichage religieux, quelque chose qui rejoint le fait de porter sa religion au-dessus de tout, c’est-à-dire de porter la religion sur soi, de façon visible, contrairement à une conception attachée à la laïcité qui veut que l’on fasse de sa croyance une question de for intérieur. Nous avons appris à mettre au-dessus de tout l’égalité des droits, ce qui a contribué à ce mouvement d’intériorisation, ainsi que le retrait du rôle des cultes sur et dans la société, par la séparation de l’Etat des Eglises. On comprend bien ce que là on reproche à la laïcité, si on la met en regard de la mentalité religieuse qui ici se manifeste. 

Dernier chiffre marquant : sur l'abaya, 81% des Français approuvent son interdiction contre 28% seulement chez les Français musulmans. Peut-on parler d’une profonde rupture entre les Français musulmans et le reste du pays ? 

François Kraus : La place accordée à la religion va de pair avec une plus grande disposition des musulmans à un absolutisme religieux dans le rapport à la science. En effet, comme cela apparaît, les musulmans se distinguent pour beaucoup non seulement par leur croyance que leur religion est détentrice d’une vérité absolue – 75% d’entre eux estiment qu’« il y a une seule vraie religion »,  contre 20% en moyenne chez les adeptes des autres confessions – mais aussi par l’idée qu’elle prévalut sur les discours scientifiques dans l’explication de la création du monde : 76% des musulmans pensent que c’est plutôt la religion qui a raison lorsque la religion et la science s’opposent sur la question de la création du monde, contre 19% en moyenne chez l’ensemble des Français (22% en moyenne chez les adeptes des autres religions). Or l’adhésion à ces deux idées est typique d’un « absolutisme religieux » (Olivier Galland,2016) alliant anti-relativisme radical et domination des croyances religieuses sur les croyances scientifiques. L'idée de la supériorité de la religion sur la science n'est pas spécifique aux adeptes du Coran, explique-t-on : « elle est désormais partagée chez l’ensemble des Français par près de quatre jeunes sur dix (41%) et par une majorité des sympathisants LFI (54%) ».

Comme le voit l'enquête, le rapport spécifique des Français de confessions musulmane à la laïcité n’empêche pas la plupart d’entre eux (78%) de condamner le meurtrier de Dominique Bernard, poignardé à mort le 13 octobre à Arras, dont un des motifs auraient été "l'interdiction de l'abaya" (Libération, 20 nov. 2023). Cependant, leur condamnation du terroriste s’avère moins forte que chez l’ensemble des Français : 16% des musulmans interrogés (contre 5% en moyenne chez l’ensemble des Français) n’expriment pas une condamnation totale de l’assassin, soit parce qu’ils ne le condamnent pas (5%, contre 2%), soit parce qu’ils le condamnent mais admettent partager certaines de ses motivations (11%, contre 3%). Ce décalage avec la population générale tient notamment au fait que la désapprobation radicale du terroriste d’Arras fait moins l’unanimité (62%) chez les élèves musulmans scolarisés actuellement dans l’enseignement secondaire ou supérieur : 23% d’entre eux « condamnent les terroristes mais partagent certaines de leurs motivations », 8% déclarent qu’ils « ne les condamnent pas » et 7% se disent indifférents à l’égard du terroriste ayant assassiné ce professeur. 

Guylain Chevrier : On notera que les plus forts pourcentages qui ressortent de cette enquête dans le sens de revendications religieuses, sont particulièrement le fait de jeunes musulmans diplômés et aisés. Ceci indiquant que la réussite sociale n’a rien à voir avec ce repli communautaire, contrairement à l’affirmation que cela serait le fruit d’un manque d’intégration par défaut de la promotion sociale. Le fait religieux dépasse ici la question sociale. 

Cette enquête n’est que le reflet de ce que l’on savait déjà pour les observateurs qui y prêtaient attention, à savoir la visibilité croissante d’un islam tendant au communautarisme, avec un risque croissant de détachement de la communauté nationale. Le débat autour des exigences de l’intégration, c’est-à-dire du partage des valeurs et principes communs qui fondent notre communauté politique, notre nation, n’a ainsi rien de surréaliste.

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