La violence terroriste : la loi du talion dans les mots comme dans les actes<!-- --> | Atlantico.fr
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Terrorisme
Des écoliers indiens allument des bougies lors d'une veillée dans une école de Siliguri le 16 novembre 2015, à la suite des attentats terroristes en France, à Paris.
Des écoliers indiens allument des bougies lors d'une veillée dans une école de Siliguri le 16 novembre 2015, à la suite des attentats terroristes en France, à Paris.
©DIPTENDU DUTTA / AFP

Bonnes feuilles

Myriam Benraad publie « Terrorisme : les affres de la vengeance: Aux sources liminaires de la violence » aux éditions Le Cavalier Bleu. L'histoire du terrorisme est empreinte de vengeances à l'origine de longs cycles de violence et de représailles. La vengeance est partout présente, aussi bien dans les motivations des terroristes en justification de leurs actes que dans les réactions que leur violence provoque parmi leurs cibles. Pourtant, elle reste l'angle mort des études sur le terrorisme. Extrait 1/2.

Myriam Benraad

Myriam Benraad

Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l'Université internationale Schiller à Paris. 

Autrice de :

- L'État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017)

- Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).

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« Tu tues mes frères, je te tue». Lorsqu’en 2012, Mohammed Merah énonce cette antienne en justification de l’assassinat du parachutiste Imad Ibn Ziaten, victime préliminaire de sa cavale meurtrière, le jihadiste se revendique d’une vengeance au nom de la « loi du talion », principe religieux procédant d’une longue tradition ancestrale soudainement conviée à la table d’une violence quant à elle éminemment idéologique et moderne. À l’origine, la loi du talion est en effet contenue en ces termes dans l’Ancien Testament : « Et si un plus grand malheur advient, tu donneras vie pour vie ; œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ; brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, contusion pour contusion » (Exode, 21, 22-25). Le meurtre d’un militaire français est alors filmé par une caméra GoPro sanglée sur la poitrine de son bourreau, dont les mots résonnent encore aujourd’hui avec effroi. Depuis, les attentats se sont multipliés partout, en France et ailleurs. Mais tandis qu’une majorité des assaillants s’en réclament sans ambiguïté, la loi du talion n’est que rarement mentionnée dans la couverture médiatique du terrorisme, ou du reste en filigrane, comme si elle n’avait pas sa place dans le débat. Elle est pourtant décisive à la lecture du geste terroriste (Miller, 2006), à l’analyse de sa généalogie et de son déroulement. Elle témoigne de la détermination de celles et de ceux qui la brandissent pour accomplir leur œuvre funeste.

Cette variable vengeresse ne saurait par conséquent être éludée ou simplement effleurée s’il est question de saisir les racines profondes du terrorisme, jihadiste ou d’un autre ancrage. Car la loi du talion est ce qui en constitue la « sève », l’« énergie » motrice ; elle éclaire pourquoi, en dépit de longues années de réponses militaires et sécuritaires opposées à cette menace, et outre la mise en place de programmes et de dispositifs plus sophistiqués pour la maîtriser et l’endiguer, en particulier en milieu carcéral, le terrorisme continue d’infuser et de frapper aux quatre coins de la planète, de manière plus ou moins violente et spectaculaire. Il ne semble pas excessif de soutenir que la loi du talion, dont l’évocation peut sembler obsolète dans des sociétés modernes régies par des règles et des normes qui prohibent ce type de représailles – ni nécessaires, ni souhaitables – est la raison d’être même du terrorisme. Que les militants inscrivant leurs actes sous sa bannière en fassent un usage détourné est une chose ; mais la loi du talion reste omniprésente, à la fois comme argument, motivation et réalisation concrète. Elle rejaillit étrangement de l’Antiquité lointaine et de la culture juive notamment, lorsque les Sicaires, aussi nommés Zélotes et réunis au sein d’une société messianique révolutionnaire, s’en inspiraient déjà pour répandre la terreur parmi leurs compatriotes de Judée alors soumis à Rome.

Une violence terroriste au nom de la « loi du talion »

Du latin lex talionis, la loi du talion désigne communément la notion d’une justice rétributive connotée comme implacable et expéditive, et qui renvoie au fameux « œil pour œil, dent pour dent » dont les origines remontent elles-mêmes au droit primitif et au Code d’Hammourabi, ce souverain de Babylone qui régna deux millénaires avant notre ère. On la retrouve dans la Grèce antique, lorsque Platon, à propos du parricide, l’évoque comme doctrine vengeresse établissant « la nécessité, pour qui a commis quelque forfait de ce genre, de subir à son tour le forfait même qu’il a commis » (Lois, X, 872) ou qu’Eschyle exhorte « qu’un coup meurtrier soit puni d’un coup meurtrier ; au coupable le châtiment » (Choéphores, 313). Les sources gréco-romaines pullulent de récits vengeurs qui renvoient face à face les forces de l’autorité et celles qui, au sein des contours de la société, s’y opposent. Avant même la tradition biblique, le talion dans son acception politique suggère ainsi la remise en question d’un pouvoir établi. Or cette vengeance souffre déjà à l’époque d’un penchant à vouloir surpasser les possibilités qui s’offrent à elles. Le monothéisme, héritant de ce principe, en est naturellement estampillé. Les lois de l’Ancien Testament (Genèse 9 : 6, Exode 21 : 23-25, Lévitique 24 : 17-22 et 18-20, Deutéronome 19 : 21), en raison de l’in[1]fluence culturelle exercée par les Babyloniens sur leurs cap[1]tifs juifs, la recommandent donc sans ambages. Le talion doit, en l’espèce, répondre à un malheur, à une blessure. Par la suite, le christianisme l’écarte car Jésus en bannit l’usage au profit du pardon, de la paix, dans l’intérêt du plus grand nombre (Matthieu 5 : 38-42). Pour autant, le talion ne disparaît pas.

Le récit biblique demeure en effet tissé d’histoires vengeresses pour le contrôle du pouvoir et de la cité, plaçant face à face clans et tribus qui se réclament d’injonctions divines. Même s’il n’est pas évident de savoir, en l’absence de preuves archéologiques ou textuelles définitives, si ces confrontations portent alors sur des motifs religieux ou de gouvernement, dans l’absolu les sources bibliques font plus qu’accepter le talion comme outil de résolution des conflits en avalisant le recours à la violence, y compris lorsque celle-ci conduit à certaines atrocités. On serait bien mal avisés, au passage, de n’y voir qu’une violence « masculine » tant les femmes endossent un rôle de premier plan. Dans le Livre des Juges, par exemple, Yaël, l’épouse de Héber, piège le chef cananéen Sisera, vaincu et qui cherche un refuge, en l’invitant à se cacher dans sa tente pour plus tard lui fendre le crâne d’un pieu pendant son sommeil. Au cours d’un épisode plus célèbre encore, Judith assassine le général assyrien Holopherne au nom du talion en le décapitant en pleine nuit dans l’intimité de sa chambre. Enfin, les Sicaires font figure de premiers « insurgés » aux méthodes talioniques terroristes : aux antipodes des Sadducéens et des Pharisiens, soucieux de coopérer avec les autorités romaines à Jérusalem, ils réclament la libération de leurs terres et, à cette fin, usent du meurtre autant de soldats que de politiciens et de civils.

L’islam, enfin, au nom duquel combattent les jihadistes, suit ces prescriptions originelles. Le Coran formule le talion dans plusieurs sourates : « Ô les croyants ! On vous a prescrit le talion au sujet des tués : homme libre pour homme libre, esclave pour esclave, femme pour femme. Mais celui à qui son frère aura pardonné en quelque façon doit faire face à une requête convenable et doit payer des dommages de bonne grâce. Ceci est un allègement de la part de votre Seigneur et une miséricorde. Donc, quiconque après cela transgresse, aura un châtiment douloureux. C’est dans le talion que vous aurez la préservation de la vie, ô vous doués d’intelligence, ainsi atteindrez-vous la piété » (2 : 178-179) ; « Et Nous y avons prescrit pour eux vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du talion. Cela étant, qui[1]conque y renonce par charité, cela lui vaudra une expiation. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes. Âme pour âme, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent, le talion pour les blessures » (5 : 44-45). Soulignons qu’avant même la révélation de l’islam, les sociétés bédouines pré[1]islamiques étaient ordonnancées, comme les communautés sémitiques dans leur ensemble, autour de ce principe de vengeance réciproque.

De l’outrance vengeresse comme négation du droit ?

Pour autant, la vengeance dont se réclament les terroristes au nom du talion en méconnaît à la fois l’esprit et les fondements. En effet, tous les spécialistes ne s’accordent pas à dire que la loi du talion, par-delà les stéréotypes et une certaine rhétorique politique et militaire, consiste nécessairement à infliger une riposte (retaliation en anglais) maximale ; cet aspect n’apparaît nulle part dans les sources historiques. Au contraire, ces sources mettent souvent en évidence que la riposte doit être adéquate, mesurée, pour précisément éviter les risques d’une escalade, d’une surenchère, en restreignant le niveau de violence déployée contre celle endurée. Tout talion doit ainsi être proportionné à l’attaque essuyée, en vue de contrecarrer des violences et contre-violences sans fin. En vigueur dans les sociétés anciennes, le talion a progressivement été remplacé par des compensations pécuniaires élevées, comme dans la Rome républicaine où elles étaient soumises à l’acceptation des familles de victimes et supposées réparer les torts subis. Revenant sur ses liens supposément symbiotiques avec la tradition juive, le politologue français Raphaël Draï souligne également qu’il s’agit là d’un malentendu profond. De fait, le droit hébraïque a davantage cherché à transcender la loi du talion qu’à la consacrer (Lévitique, 19 : 18). Il prône d’ailleurs clairement la réconciliation lorsqu’elle est possible.

Outre la problématique de la proportionnalité et de la juste réciprocité du crime et de la peine, la loi du talion consiste aussi, dans la tradition abrahamique élargie, en l’idée d’équivalence de la compensation dont seuls des tribunaux reconnus peuvent définir les termes. Autrement dit, il ne revient pas à n’importe qui de déterminer quelles seront les conséquences d’un crime ou d’un dommage matériel ou symbolique, quels en seront le dédommagement et la valeur, susceptibles de revêtir des formes multiples (pécuniaire, symbolique, émotionnelle). Dévoyée de son acception première, la loi du talion prend toutefois ici une connotation péjorative en renvoyant à une riposte « barbare », injuste, contraire au droit et à l’ordre qu’elle transgresse et trouble. Le droit et le système judiciaire contemporains ont été érigés pour empêcher que des individus se fassent justice eux-mêmes en contrepartie d’affronts ou de crimes, dans le but de préserver l’harmonie de la société et de prévenir un état d’anarchie. Considérée comme une vengeance individuelle et non comme un instrument destiné à rendre la justice, le talion ne s’applique donc plus dans nos systèmes ; s’y est substituée la peine prononcée pour punir un coupable, le réadapter, couplée à la réparation d’un préjudice moral comme matériel.

Il y a par conséquent derrière la loi du talion telle que la mobilisent les groupes terroristes un travestissement des commentaires anciens sur le sujet, et plus encore l’ombre d’une démesure ignorant toute proportionnalité. On peut considérer, à cet égard, que cette distorsion situe de facto la violence terroriste en dehors des cadres du droit comme de la justice. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques clés du terrorisme : le rejet des cadres et des institutions qui édictent la norme, rendent la justice en son nom, et la substitution d’une lex talionis dont les terroristes dictent leur propre définition. Le jihadisme, statistiquement le terrorisme le plus délétère de nos jours, en est emblématique. Alors que la jurisprudence islamique (fiqh) requiert certaines conditions strictes quant à l’application de la peine de mort, les fondamentalistes radicaux ne s’en embarrassent guère. D’une part, la sentence que ces extrémistes ont décrétée contre leurs ennemis n’a jamais été exigée par les familles des victimes qu’ils affirment venger. D’autre part, les jihadistes ne s’en prennent jamais aux véritables coupables des actes pour lesquels ils exhortent à la vengeance – comme lorsqu’ils massacrent des civils innocents au Bataclan pour prétendument « venger les civils tués en Syrie », alors que les premiers n’ont rien à voir avec la mort des seconds.

Extrait du livre de Myriam Benraad, « Terrorisme : les affres de la vengeance: Aux sources liminaires de la violence », publié aux éditions Le Cavalier Bleu.

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