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La trahison des élites françaises : et à part de tempêtes politiques stériles, de quoi nous parle-t-on ?
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Considérations personnelles, indignations sélectives et déclarations grandiloquentes sont devenues la norme de l'actualité politique en dépit de l'imminence des élections municipales. Une tendance qui souligne l'incapacité de plus en plus préoccupante de nos dirigeants à écouter les (vrais) problèmes des Français.

Atlantico : Peut-on parler d'une "désertion intellectuelle" de nos élites face à l'aggravation toujours plus préoccupante de notre situation économique et sociale ? Ne prend-elle pas une nouvelle dimension au regard de l'actualité récente ?

Michaël Foessel : Il est clair que l’éclatement en série des affaires juxtaposées à l’aveuglement d’une bonne partie de notre classe politique sur les grands enjeux internationaux, notamment la crise ukrainienne, contribue a révéler des décalages de plus en plus interpellants. En creux, cela expose le rétrécissement d’une France en proie à un narcissisme problématique. Avant d’illustrer le repli sur elle-même des élites, l’actualité récente démontre ainsi plus profondément une triste continuation de notre roman national sur le mode de la farce.

A ce titre les médias ne sont pas dénués de toute responsabilité. Depuis que ces derniers ont modifié leurs structures avec l’arrivée des chaînes d’information en continu, le concept même « d’événement » médiatique a été clairement bouleversé. Cela explique la focalisation démesurée sur des petites phrases et autres détails que l’on aurait pu considérer auparavant comme relativement insignifiants. Ces chaînes d’infos, ainsi que les sites d’informations sur internet, contribuent ainsi à l’amplification de « l’écho » médiatique au détriment de la réflexion et de la vision générale : il suffit ainsi que l’ancien président de la République publie une lettre pour que les événements en Ukraine cessent subitement d’exister. Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait rien à dire des récentes affaires, mais l’on voit bien que le traitement qui leur est réservé est inapproprié.

Corinne Lepage : Je pense qu’il se passe quelque chose de très important dans notre pays et dont la presse ne parle pas, toute occupée qu’elle est a commenter les petites phrases de chacun, à savoir la prolifération des listes citoyennes qui représentent selon moi une véritable opportunité pour notre vie politique. Alors que je me rendais à un rassemblement organisé par ce type de liste dans une grande ville de province, j’ai pu constater que l’ambiance était autrement plus stimulante, enthousiaste, que dans les meetings souvent soporifiques des grands partis. On observe ainsi, semble t-il, le développement d’une importante action dépolitisée, et il faudra attendre le soir du scrutin pour voir à quel point cette tendance est révélatrice.

Michel Maffesoli : La question elle-même fait ressortir sorte d’une dramatisation de la perspective qui au fond appartient au même genre que celui que vous dénoncez. Qu’est-ce à dire, sinon que les hommes politiques comme les journalistes sont sensibles à l’importance de l’émotionnel dans l’actualité. Mais ils l’analysent encore comme on le saisissait à l’époque moderne, c’est-à-dire comme un drame, un déclin, une crise qui doit se résoudre en un processus dialectique par une synthèse.

Au contraire, le fond de cet émotionnel, de ce partage postmoderne des émotions est du ressort pluôt de la tragédie : un sentiment de la finitude de la condition humaine qui n’a pas de résolution (on ne réforme pas la mort) mais qui ne doit pas non plus être abordé avec craintes et tremblements. Hommes politiques et journalistes se trompent de registre en mettant en scène sous forme dramatique l’actualité. En ce sens, vous avez raison, il y a chez les élites un vrai manque de penser, c’est à dire une incapacité à affronter le réel qui inclut bien sûr l’imaginaire, le rêve …

Que penser d'une démocratie ou le discours politique aurait totalement disparu ? Se dirige t-on vers une crise de régime en entretenant un tel dialogue de sourds entre le peuple et ses dirigeants ?

Michaël Foessel : La crise de régime, bien qu’elle ne soit pas nommée comme telle, est déjà en cours. Elle s’illustre d’ailleurs autant dans la désaffection toujours croissante à l’égard du politique que dans la méfiance du politique à l’encontre de toute remise en cause et de toute discussion. Ayant abandonné toute parole économique et sociale, les élites se retrouvent donc contraintes a entretenir la différenciation politique à travers des détails et des affaires personnelles. A défaut de pouvoir critiquer de manière argumentée son adversaire, on le discrédite en dénonçant sa vie privée… Le discrédit démocratique se retrouve ainsi intériorisé par un monde politique qui ne pense plus qu’en termes de communication, quitte à divorcer du réel dans le même temps.

Corinne Lepage : D’après moi la société française est déjà en train de s’émanciper de ces problématiques. Le mode d’organisation de la cité, en fonctionnant de plus en plus par cercles concentriques, est en pleine refonte. On peut espérer ainsi qu’une mécanique vertueuse se mettent en place. La mise en place dans plusieurs communes et quartiers des AMAP permettent déjà de nouer des liens organisationnels, et cela permet d’offrir une réflexion intéressante au niveau de l’organisation politique et économique au quotidien. Si ces systèmes buttent encore sur les complexités administratives, on ne peut que saluer ces structures locales, tout en espérant que la réflexion s’étende au niveau national d’ici quelques années. La déconnexion d’un monde politique centré sur les foires d’empoigne et un monde citoyen de plus en plus désemparée ne peut qu’aider selon moi au développement de ces mécanismes. Si beaucoup de Français n’en sont encore qu’au stade du découragement face à l’autisme de nos dirigeants, certains pensent déjà à la suite en passant à l’action positive et productive.

Michel Maffesoli : Il est clair et je l’ai écrit encore récemment dans mon petit opuscule “Les nouveaux bien-pensants”, certains concepts ne sont plus en réelle adéquation avec les valeurs sociétales telles qu’elles sont. La démocratie, le politique au sens politicien, programmatique sont agités comme autant d’incantations, mais ne recueillent plus l’adhésion de l’opinion. Pourquoi ? Parce que l’époque postmoderne a un autre rapport au temps, non plus un report de jouissance dans un futur hypothétique, celui du paradis céleste ou des lendemains qui chantent, mais une présentéisme. Dès lors c’est le fonctionnement même de la démocratie représentative, avec ses mandats confiés à des personnes élues sur un programme à 5 voire 7 ans, ses propositions souvent abstraites, technocratiques, son absence de prise en compte des besoins différenciés entre les nombreuses tribus qui composent la mosaïque sociétale postmoderne qui est grippé et ceci explique le dépérissement du discours voire de l’idéal démocratique et des styles politiques qui lui étaient attachés. Ce fossé entre les élites et l’opinion publique, ce que j’appelle l’opinion publiée et l’opinion publique  est dangereux car c’est bien là que peuvent se nicher les discours de haine et de ressentiment dont l’actualité n’est pas avare.

Cette absence de volonté politique est-elle le révélateur de la médiocrité de ceux qui nous gouvernent ou simplement l'illustration de leur impuissance dans un monde où les cercles de pouvoir sont démultipliés ?

Michaël Foessel : C’est toujours difficile à dire. On peut déjà affirmer en tout cas que notre classe politique n’est pas d’une très grande valeur. Il est vrai par ailleurs que les échelons tant nationaux que locaux du pouvoir sont aujourd’hui affaiblis, et cela peut perturber dans un pays où les institutions sont fondées sur l’idée que le politique prime sur l’économique et le transnational (autrement dit l’Union européenne dans notre cas). Le monde politique continuant d’entretenir cette vision des choses, générant ainsi des attentes très fortes de la part des citoyens, il n’est pas étonnant de voir la lassitude gagner du terrain alors que l’on sait que les marges de manœuvres de l’exécutif sont nettement réduites aujourd'hui. Dans un tel contexte, seulement deux discours deviennent possibles : celui de la reconquête du politique, défendu par le Front national et le Front de Gauche, et celui porté par les partis centraux et gouvernementaux qui refusent de reconnaître qu’ils ont eux-mêmes abandonné un certain nombre de prérogatives dans un pays ou le « monarco-gaullisme » est encore très présent dans les esprits.

Corinne Lepage : Je ne pense pas qu’il y ait de causes uniques. Il est en tout cas certain que nos décideurs politiques sont formatés, sortent des mêmes écoles, et pensent le monde d’une façon qui est déjà datée. Incapables de réaliser que le temps de la verticalité est révolu, ils sont incapables de réaliser que la vie politique de demain peut passer par la société civile, les réseaux, ainsi que les nouvelles technologies. Par ailleurs, il est clair que les politiques ont laissé filer une bonne partie de leurs pouvoirs au monde économique, et le problème est ici que personne visiblement ne cherche vraiment à le reconquérir. Le manque d’innovation, d’imagination et de courage est autant regrettable que consternant actuellement.

Michel Maffesoli : Ce ne sont pas les cercles de pouvoir qui se sont multipliés, c’est plutôt que le pouvoir est de plus en plus souvent déconnecté de ce que j’appelle la puissance. La puissance, c’est ce dynamisme collectif de base, ce qui fait qu’on affronte en commun un destin ; la puissance est horizontale, sensible à l’émotionnel. Le pouvoir est vertical, quasiment transcendant. Le pouvoir est institué (politique, économique, social…), la puissance est instituante, sociétale. Et dès lors que le pouvoir n’est plus souchée sur la puissance sociétale, il tourne à vide pourrait-on dire.

Une telle situation est-elle finalement inédite ? Peut-on trouver des parallèles dans notre histoire récente ?

Michaël Foessel : Évidemment, et même dans notre histoire ancienne. On retrouve ainsi déjà chez les Grecs anciens une critique de l’oligarchie comme système qui s’oppose aux demandes du peuple tout en se réclamant de lui. On voit bien que la démocratie a tendance à provoquer mécaniquement, ou presque, ce type de problématiques autour du discours politique. A partir du moment où l’on entre dans un système de représentation, le thème de la trahison des représentés par les représentants finit assez rapidement par émerger. Il serait du reste illusoire de croire que ces mécanismes pourraient disparaître dans de tels modes d'organisations, a fortiori dans un contexte de crise économique qui accentue logiquement les tensions. Cette « faille » démocratique est, en théorie, gommée par le principe de l’alternance, et c’est lorsque la croyance en ce principe s’étiole que les problèmes se posent, le renforcement des alternances (quasi-automatiques désormais) illustrant bien le manque de réelles alternatives politiques. A défaut d’un combat idéologique, on assiste donc aujourd’hui à des guerres par avocats interposés. Il est ainsi plus que préoccupant de voir que, dans un temps de crise, le discours politique se brutalise, quitte à creuser sa propre tombe dans le même temps. Loin d’être l’apanage des populismes, le « Tous Pourris » est devenu aujourd’hui un argument que se renvoient sans cesse PS et UMP, sans que cela profite visiblement à qui que ce soit.

Corinne Lepage : Je n’y étais pas, mais l’on peut effectivement trouver des parallèles inquiétants avec l’entre-deux guerres, bien que ces situations ne soient évidemment pas identiques. On retrouve en tout cas une défiance impressionnante à l’égard du monde politique au sortir d’une guerre vécue comme injuste, mais aussi évidemment l’éclatement d’une violente crise économique à partir de 1929. L’Histoire ne se répète cependant jamais, et notre époque diffère sur plusieurs points. Tout d’abord la capacité d’organisation de la société civile en dehors des systèmes hiérarchiques de type pyramidal, mais aussi des moyens de communication bien plus puissants qu’auparavant, ces moyens offrant un important pouvoir aux classes moyennes. Le développement des extrêmes politiques, de gauche ou de droite, n’est pas à exclure, mais j’estime toutefois crédible l’idée de voir se développer un discours qui s’émancipe des formes politiques traditionnelles.

Michel Maffesoli : Rien de nouveau sous le soleil. L’histoire humaine est une succession de cycles qu’on pourrait qualifier d’apollinien et de dionysien. Tantôt ce sont les valeurs plus rationalistes, celles des Lumières, celles du pouvoir transcendant, ce que mon maître et ami Gilbert Durand classait dans les valeurs diurnes  qui dominent, tantôt ce sont plutôt les valeurs nocturnes, celles de  Dionysos, divinité chtonienne, arbustive, sensitive. Ces constellations de valeurs sont toujours présentes, mais tantôt les unes sont majeures, et les autres mineures, tantôt l’inverse et les combinaisons se renouvellent à l’infini. On est sans doute à une période de saturation des valeurs diurnes, les valeurs des Lumières qui ont été au fondement de l’économie politique de la démocratie représentative. Les formes de discours, d’échanges entre les hommes changent, mais je le répète toujours : la fin d’un monde n’est pas la fin du monde et il nous faut être attentifs aux forces collectives et populaires émergentes autant qu’à l’extinction progressive de celles qui ont été la force de la modernité.

Quelle échappatoire à une telle déroute de la pensée peut s'offrir aux citoyens ? Sommes-nous condamnés à la passivité ?

Corinne Lepage : Vous vous doutez que je fais partie des personnes qui pensent qu’une alternative est en train de naître, même si de réelles difficultés entravent évidemment son développement pour l’instant. La politique (élus locaux mis à part) génère aujourd’hui un dégoût de plus en plus surprenant. C’est d’autant plus préoccupant que c’est désormais la « chose politique » qui est vicié plutôt que le personnel politique en tant que tel.  

Michel Maffesoli : Je ne crois pas que votre catastrophisme soit de mise. Je l’ai dit souvent, la misère du monde est souvent celle qui remplit la tête de ceux qui l’analysent. Je constate au contraire, notamment dans les jeunes générations un réel dynamisme, des élans de solidarité et d’entraide. Prenons quelques exemples : le succès des sites de crowdfounding (type "kiss kiss bank bank" et autres levées de fonds solidaires) dans lesquels les personnes participent au montage de divers projets, un voyage avec film, de petites activités artistiques ou productives, l’édition de films, de livres, de disques etc. est significatif de ce bouillonnement dans les sphères extrapolitiques. Les mobilisations sous diverses formes (rassemblements festifs, sportifs, collectes et dons, participations à des évènements, flaschmobs etc.) dépassent de loin en quantité les mobilisations politiques. Aujourd’hui seule peut-être la gestion politique locale attire encore quelques jeunes, mais en général les mouvements ne sont plus ni programmatiques, ni même politiques. Ces protestations, ces indignations,  s’épuisant souvent dans l’acte même  ont plus pour objectif “l’éprouvé en commun”, l’expression d’émotions communes (cf. mon livre Homo eroticus, CNRS Editions, 2012) que la transmission d’un message. Levy-Strauss le disait des sociétés primitives, et c’est vrai de notre postmodernité, l’époque est au bricolage sociétal. Dès lors le politique, avec ses lois, ses programmes, ses distinctions gauche/droite simplistes, voire sa prétention à définir le bien pour les autres est dépassé, mais le vivre ensemble se concrétise sous d’autres formes, d’autres manières que les élites, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire devraient apprendre à comprendre et à prendre en compte.

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"


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