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La théorie de l'evolution, c'est fini pour les écoliers turcs : Erdogan déploie implacablement son projet neo-ottoman
©Reuters

Anti-darwinisme

"un sujet discutable, controversé et trop compliqué" pour le gouvernement, qui préfère en rester à la version du Coran.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Le gouvernement turc vient de supprimer des programmes scolaires la théorie de l’évolution, jugée contraire aux préceptes du Coran. Comment cette décision vient illustrer ce qu'il se passe actuellement en Turquie? Dans quel cadre général cette réforme vient elle s'inscrire, notamment par rapport au kémalisme 

Alexandre Del Valle : Ce qui se passe en Turquie est un véritable "changement de civilisation" pour reprendre les termes mêmes utilisées par le président turc R. T. Erdogan, et son premier ministre Yildrim lors du dernier référendum. C’est intéressant, car pour une fois, c’était franc. Les dirigeants turcs ont montré leur véritable visage : ultranationaliste, anti-occidental et néo-islamiste. Ils veulent vraiment rompre avec la civilisation occidentale, le rationalisme occidental et la laïcité, certes selon eux imposée par Atatürk qui est perçu par les islamistes du monde entier de facto comme un traître. C’est le retour d'une Turquie à sa tradition islamique. D’ailleurs, on parle en Turquie de "néo-ottomanisme" à propos de la pensée de l’équipe Erdogan. C’est quelque chose de tout à fait assumé. Le vrai pari géopolitique de la Turquie serait de retrouver ses racines, et de renouer avec la tradition islamique ottomane et donc in fine avec la loi musulmane. C’est un premier pas vers une islamisation progressive du système de l’enseignement. Ce n’est pas la conséquence d’un système ; ce n’est que le début. Dans un second temps, il s’agit de réislamiser toute la société et les lois. Ce que je dis depuis 2002, depuis l’accès d’Erdogan au pouvoir, c’est que nous assistons depuis les années 1990 à une mutation géocivilisationnelle fondamentale d’une Turquie laïque "post-kémaliste" à une Turquie néo-Ottomane et "islamo-nationaliste", à la fois de plus en plus anti-occidentale, réorientaliée et irrédentiste-panislaliste. L’arrivée d’Erdogan a été en fin de compte non pas un début mais l’aboutissement revanchard de la vision civilisationnelle et géopolitique de tous ceux qui n’avaient jamais digéré la laïcité-occidentalisation imposée d’un coup et brutalement par “l’athée Atatürk”. Ce que fait que le parti d’Erdgan, l’AKP depuis des années n’est donc que la mise en oeuvre d’une vaste politique de revanche néo-islamiste des masses musulmanes qui se sentent humiliées et acculturées par le projet occientalo-laïque et "apostat" du kémalisme  "impie".

Quels sont les autres exemples de réformes permettant de construire cette "nouvelle Turquie" ? L'arrivée de l'AKP au pouvoir en 2002 était elle annonciatrice, dès le départ, d'un tel renversement ? 

De très nombreux juges, enseignants, intellectuels et opposants kémalistes ont été persécutés depuis des années, pas seulement depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016, mais depuis 2007-2008, lorsque Erdogan a commencé à montrer son vrai visage. Les grands journaux kémalistes ont alors subi des chasses aux sorcières de plus en plus massives et violentes, notamment lors du fameux scandale-procès du réseau Ergenekon qui avait déjà permis en 2008 à Erdogan de mettre en prison des intellectuels et militaires kémalistes puis à ruiner des oligarques kémalistes et intimider les journalistes. On a plein d’exemple de personnes qui ont été remplacé par des homologues islamistes, et ceci depuis les années 2007-2008. Personne ne peut feindre honnêtement d’être surpris au sein de notre classe politique de gouvernement car les plans subversifs d’Erdogan et de son noyau-dûr proche des Frères musulmans est connu depuis le début . Depuis 2002, j’ai annoncé à maintes reprises, notamment dans mon ouvrage "La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste" (Les sortes, 2003) qu’Erdogan était un "faux modéré" et un vrai extrémiste national-islamiste" qui allait utiliser le processus d’adhésion à l’Union européenne et les valeurs de l’Occident comme des parapluies et béliers destinés et parrainer et justifier au nom de la démocratie le renversement du système autoritaire kémaliste anti-islamiste. L’objectif est accompli, et les Occidentaux ont été bernés, qui voient maintenant leur "allié" membre de l’Otan et candidat à l’adhésion à l’UE leur échapper et fréquenter leurs ennemis puis devenir le parrain de l’islamisme mondial aux côtés du Qatar… J’avais dit depuis les années 1990 qu’Erdogan alors maire d’Istanbul et déjà charismatique était un vrai islamiste dangereux et notamment un proche des frères musulmans. Son succès a consisté à instrumentaliser les idéaux démocratiques en faisant croire aux Occidentaux complaisants qu’il incarnait un "islamisme modéré" face aux deux opposés que sont le kémamisme autoritaire et l’islamisme terroriste. Son but était d'amadouer les Européens et les Américains en extase devant son projet "islamiste-conservateur" et capitaliste-compatible. Son objectif consistait pourtant comme le rappelaient les Turcs kémalistes et laïques à détruire l’héritage occidental et laïque d’atatürk en faisant croire qu’il était pro-occidental et pro européen. Ce qui se passe aujourd’hui avec la réforme du système scolaire n’est donc pas surprenant et correspond à la deuxième phase du projet anti-kémaliste d’Erdogan visant à réislamiser la Turquie qui doit selon lui redevenir le Phare de l’islam sunnite et reconstruire symboliquement et idéologiquement la grandeur ottomane au service de la Turquie décomplexée post-kémaliste. La première phase de la stratégie d’Erdogan était de se faire passer pour l’ami de l’Occident, pour en utiliser ses règles démocratiques contre ses opposants kémalistes. Une fois la phase de l’anti-kémaliste passée en 2008 (ces derniers perdent la présidence de la République qui passe alors aux mains de l'AKP), Erdogan a commencé à révéler sa vraie face, beaucoup moins démocratique et beaucoup plus islamiste, voire de plus en plus violente et anti-occidentale. La démocratie n’était pour lui qu’un moyen, et jamais une fin. Il l’a même dit dans un célèbre discours dans lequel il comparait la démocratie à un tramway que l’on peut utiliser en s’arrêtant à la station que l’on veut. Aujourd’hui, tout le monde se rend compte de cette réislamisation-réorientalisation de la Turquie qui a étonnamment commencé à s'éloigner de l’Occident au moment où elle prétendait vouloir adhérer à l’UE! Inversement, les Kémalistes les plus orthodoxes, notamment de l’Armée, ont toujours critiqué le projet européen selon eux dangereux pour le modèle nationaliste turc. Pourquoi avons nous été si aveugles, car à l'époque, on était taxé de turcophobe si on osait dire cela, et plus en amont, les élites atlantiques et européennes avaient besoin de faire de la Turquie un laboratoire de la nouvelle voie "islamiste modérée" qui sera mise en avant béatement lors des révolutions arabes, le printemps arabe étant vite transformé par la Turquie et les Frères musulmans en un hiver islamiste....

Quelles sont les réactions de la société turque ? Quels pourraient être, à terme, les conséquences de ces réformes sur la population ?

La société turque est très divisée. Il y a trois grandes parties. Il y a tout d’abord les "Occidentalistes-kémalistes" (20 %) ou progressistes, incarnés par les classes plutôt aisées vivant à l’Ouest et qui votent massivement pour les kémalistes mais aussi pour des partis plus à gauche. Puis il y a le groupe néocislmaiste post-kémaliste, le plus important - à peu près 50 à 60% de la population électorale - qui est composé des pro-Erdogan et du camp islamiste radical et de certains ultra-nationalistes fascisants comme le MHP (Loups Gris), alliés de l'AKP. Enfin, on trouve aussi le troisième groupe, celui des Kurdes, certes eux-mêmes divisés entre progressistes, nationalistes et islamistes, mais dont la tendance la plus virulente, visible et politiquement persécutée est celle du PKK, sans oublier le nouveau parti pro-kurde de Salahattin Demirtas (parti démocratique des peuples), qui agrège à la fois des indépendantistes kurdes non-violents et des progressistes turcs. Ceux-ci  ne sont ni kémalistes, ni nationalistes turcs, ni islamistes. Ils viennent d’être décapités politiquement par Erdogan et ses alliés de l’extrême-droite.

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