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Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz lors d'une conférence de presse.
Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz lors d'une conférence de presse.
©HANNIBAL HANSCHKE / POOL / AFP

Hostilité franco-allemande

La phrase d’Emmanuel Macron sur l’engagement de troupes au sol en Ukraine a provoqué une réaction en chaîne qui pourrait montrer bien plus que des divergences de vue entre alliés.

François Chauvancy

François Chauvancy

Le général François Chauvancy est consultant en géopolitique. Il est aussi l'auteur de « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d’influence, affrontement économique ».

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Michel  Olhagaray

Michel Olhagaray

Le Vice-Amiral Michel Olhagaray est ancien directeur du Centre des hautes études militaires.

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Atlantico : Emmanuel Macron avait choqué le reste de l’Europe en parlant de l’état de mort cérébrale de l’OTAN, ne vient-il pas de faire tomber l’Europe stratégique dans un état similaire en évoquant la possibilité d’envoyer des troupes en Ukraine ?

François Chauvancy : Les déclarations du président Macron ont été pensées et anticipées pour obtenir un effet bien précis : clarifier les positions des acteurs européens qui font beaucoup d'annonces, dénoncent, ne donnent pas toujours les équipements promis ou acceptent que la guerre s’éternise. Or, l'Ukraine est en train de basculer vers une défaite potentielle face à une Russie triomphante. La stratégie européenne est à un moment clé.

Michel Olhagaray : Y avait-il véritablement une Europe stratégique ? Cette Europe stratégique était en état de léthargie éveillée. Emmanuel Macron a souhaité secouer l’Europe. Cette décision pourrait s’avérer être un atout ou une chance pour l’Europe. L’UE, au regard de son état, a besoin d’un tel débat. Emmanuel Macron a voulu lancer un électrochoc, un stimulus à la manière de Trump pour l'OTAN pour que les dépenses militaires des Européens soient enfin à la hauteur. Les déclarations de Trump vont d’ailleurs permettre à l’Europe de se réarmer. Cela s’inscrit néanmoins dans un climat de division au sein de l'Union européenne et qui présente une réelle inquiétude. Il est évident qu’à 27, les négociations sont très complexes.

Est-ce que le coup de semonce du président de la République va servir à quelque chose ? Cela a permis de mettre sur la table ce sujet-là. Joe Biden avait déjà mis en garde en indiquant qu'il ne déploierait aucun soldat américain en Ukraine.

Sur le plan intérieur, le président de la République a décidé de réunir les partis politiques pour évoquer les enjeux stratégiques sur ce dossier.

Le fait d'engager des soldats sur un champ de bataille dépend essentiellement des Constitutions des pays. Or, la Constitution allemande est un véritable frein et interdit une quantité de choses concernant le domaine stratégique et militaire.

Les Allemands ont le même dilemme avec l'engagement des soldats qu'avec la vente des missiles Taurus à l'Ukraine. Leur Constitution leur interdit ce genre de choses.

L'OTAN avait besoin du coup de pied de Trump. Peut-être que l'Europe stratégique qui n'existait pas vraiment, voire pas du tout, avait besoin d’une telle impulsion. 

Olaf Sholz a expliqué que l'Allemagne ne souhaite pas devenir belligérante directe du conflit contre la Russie en envoyant certains de ses militaires aider Kiev à superviser les missiles Taurus. L'allégation informelle d'Olaf Scholz selon laquelle la Grande-Bretagne et la France auraient des troupes impliquées dans l'exploitation de missiles de croisière en Ukraine n’est-elle pas une démarche plutôt hostile ? Cela souligne-t-il les divisions au sein de la stratégie militaire européenne ?  Est-ce que les déclarations d’Olaf Scholz et d’Emmanuel Macron ne fragilisent-elles pas le couple franco-allemand ?

François Chauvancy : La relation franco-allemande était déjà fragilisée. Ces passes d'armes ne concernent pas la seule réaction à adopter aux frontières de l’Union européenne. En réalité, ces échanges soulignent la bataille qui est à l’œuvre pour le leadership en Europe aujourd’hui. Il y a de nombreux paradoxes dans la stratégie militaire ou la défense européenne qui vont bien au-delà des déclarations de Macron et Scholz.

Si vous observez ce qu'a fait l'Allemagne depuis quelques mois, on n'a jamais vu un pays aussi pacifiste donner autant d'armes et d’argent à un Etat pour la guerre via les livraisons à l’Ukraine. L’Allemagne occupe la deuxième place en termes de moyens apportés à l’Ukraine. Elle a aussi annoncé en 2023 le déploiement dans le cadre de l’OTAN d’une brigade permanente de 3 000 personnels en Lituanie.

Surtout, l’Allemagne veut prendre le leadership dans le cadre du soutien à Kiev avec un objectif sous-jacent : une bascule progressive du centre de gravité des décisions dans l'Union européenne des Etats de l'Ouest vers ceux de l'Est. D'une certaine manière, dans la tradition géopolitique et historique allemande, cette situation donnerait la primauté à l'Allemagne pour gouverner l'Europe potentiellement dans un futur proche. Emmanuel Macron a voulu réagir à cela.

En outre, constatons que, jusqu'à présent, les Allemands n'ont pas été très fair-play depuis quelques années dans leurs relations avec la France. Cela se traduit notamment dans les programmes d'armement : système de combat aérien du futur (SCAF), char futur franco-allemand (MGCS), projets qui n’aboutissent pas réellement. Dans le domaine économique, je pourrai même ajouter le coût de l'électricité en France qui est bien une conséquence du suivisme français de l'Allemagne à notre détriment. Celle-ci a voulu à tout prix indexer le prix de l'électricité sur celui du gaz à bas prix importé notamment de Russie alors que la France bénéficiait de l’avantage du nucléaire. Nous assistons donc à une lutte de pouvoir et de leadership au sein de l'Union européenne. Elle se répercute dans les déclarations politiques d’Emmanuel Macron et d’Olaf Scholz dans le domaine des relations internationales.

Michel Olhagaray : Le couple franco allemand se connaît très bien. Chacun connaît les limites de l'autre. Les problèmes sont suffisamment importants pour que tout le monde discute de ces limites.

La parole publique peut conduire à mettre son interlocuteur au pied du mur et de le confronter à ses indécisions ou à ses difficultés. Cela peut permettre de pousser le Parlement allemand à changer la législation ou de faire intervenir la Cour constitutionnelle dans certaines décisions ou d’aider son partenaire à faire évoluer sa Constitution.

La déclaration d'Emmanuel Macron clarifie-t-elle finalement la position des différents acteurs, de nos voisins européens par rapport à la France ? Cela permet-il de faire tomber les masques sur la question de la stratégie militaire de l’Europe ?

François Chauvancy :Cela met les uns et les autres devant leurs responsabilités. Est-ce que l'on veut que l'Ukraine soit victorieuse ? Oui dans les déclarations car « la Russie ne doit pas gagner », à condition que cela ne coûte pas trop cher en termes d’engagements sous toutes leurs formes, y compris dans le déploiement de forces armées en Ukraine.

Cependant, la durée de la guerre ne devrait-elle pas être abrégée compte tenu de ses conséquences sur le fonctionnement de l’Union européenne ? La stratégie européenne a des failles et est donc soumise à des incertitudes internes. Surtout elle doit prendre en compte la réalité du terrain et la situation sur le front qui exacerbent les tensions européennes et fragilisent la cohésion des 27 malgré les déclarations communes vigoureuses.

Cela est d’autant plus délicat que, dans le cadre de la stratégie européenne, tout le monde s'est auto intoxiqué avec une victoire inéluctable de la contre-offensive ukrainienne en 2023 qui allait mettre à bas l'armée russe. La réalité est que cette contre-offensive a échoué et que beaucoup n'ont peut-être pas voulu voir que l'armée russe s’est aussi reconstituée. La Russie s’est transformée, appuyée par une économie de guerre, par des soutiens d’alliés de circonstance. De fait, elle reprend du terrain aujourd'hui et, malgré les pertes, bouscule les Ukrainiens sur une partie du front.

Compte tenu des munitions qui ne sont pas en nombre suffisant et de la ressource humaine insuffisante en Ukraine, l'armée ukrainienne pourrait ne pas être capable de résister à la Russie d’ici l’été. S’ajoute l’incertitude du soutien américain avec la campagne électorale pour la présidentielle aux Etats-Unis.

La question sur un engagement terrestre en Ukraine posée par le président Macron permet d’interroger les Européens sur leurs responsabilités à venir et sur la stratégie à suivre désormais.

Michel Olhagaray : Dans un premier temps, cela fait l'effet d'une maladresse. Mais la question étant sur la table, cela permet de s’interroger sur la stratégie de défense et sur l’état actuel des forces en présence en Europe. Olaf Scholz a répliqué en indiquant que des Français étaient présents en Ukraine pour aider au déploiement de missiles. Si vous regardez tous les pays qui fournissent du matériel militaire à l’Ukraine comme les Américains, il est fort probable qu’ils aient des spécialistes sur place.

Est-ce que les déclarations d'Emmanuel Macron ne constituent pas un changement de la diplomatie française et ne marquent-elles pas une évolution dans la stratégie européenne ?

François Chauvancy : Il y aura toujours des divisions européennes. N'oublions pas que les Etats n'ont que des intérêts nationaux. La diplomatie française a évolué en raison de l’évolution du contexte de la guerre russo-ukrainienne. Cependant, l'intérêt collectif à 27 par principe ne prime plus depuis bien longtemps, c'est-à-dire accepter un compromis contraire à ses intérêts. Reste à savoir si la victoire de l’Ukraine et la reconquête des territoires représentent un intérêt collectif pour les 27 et si oui dans quelles limites.

Les déclarations d’Emmanuel Macron interrogent sur les actions concrètes qui peuvent être menées et sur la stratégie européenne de défense face à l’agression russe. Elles mettent bien les différents dirigeants européens devant leurs responsabilités. Je souligne que les déclarations du chancelier allemand spécifiant qu’aucune force militaire d’un Etat européen, d’un Etat-membre de l’Union européenne ou de l’OTAN ne serait déployée en Ukraine ne sont pas recevables. Tout Etat souverain pourrait déployer des forces militaires en Ukraine s’il le souhaitait. Olaf Scholz peut déclarer qu’aucun militaire allemand ne sera déployé en Ukraine mais il n’a pas la légitimité pour s’engager au nom des autres Etats.

D’un point de vue militaire, les unités qui pourraient être projetées en Ukraine ne seraient sans doute pas déployées pour des missions de combat, c'est-à-dire au contact direct avec les Russes mais sans doute dans des missions de soutien. Leur déploiement permettrait en revanche aux forces armées ukrainiennes de récupérer des effectifs et de les envoyer combattre les Russes.

Est-ce qu'il n'est pas dommageable que ces discussions autour de la stratégie européenne se passent sous les yeux de Vladimir Poutine qui tente toujours d'exploiter les failles de l’Occident ?

François Chauvancy : Ces dissensions sur la stratégie européenne sont une indication pour Vladimir Poutine. Lors de son discours cette semaine, il a menacé indirectement la France. Cela fait partie du jeu. Il n'y a pas de guerre sans communication et stratégie d'influence.

La Russie cherche effectivement à utiliser les failles de l'adversaire, à exploiter les fêlures parmi les alliés de l’Ukraine. Cela lui est d’autant plus facile que l’Union européenne est un ensemble de 27 Etats souverains qui se préoccupent de leurs propres intérêts.

Dès lors que vous avez beaucoup d'impératifs et des intérêts nationaux qui se greffent sur la stratégie militaire, cela va poser des difficultés et des tensions. Ce mécanisme est à l’œuvre en particulier pour le couple franco-allemand.

L'Allemagne est un Etat qui est totalement pacifiste. Après 1945, tout a été fait pour que la paix puisse perdurer et la guerre impensable. Berlin s’est engagée dans la voie du pacifisme. En outre, Olaf Scholz fait partie du SPD qui a une longue tradition de pacifisme, aussi forte que les Verts allemands même si ceux-ci sont devenus bellicistes.

Au regard des discours contradictoires du chancelier Olaf Scholz, il est possible de s’interroger sur le fait qu’il puisse jouer un double jeu. Par exemple, le déploiement des missiles Taurus a été rejeté par le chancelier le 26 février 2024. Cette arme ne peut être mise en œuvre que par des militaires allemands, ce qui ne serait d’ailleurs possible qu’après un aval du parlement allemand. La fibre pacifiste prime toujours en Allemagne. J’ajouterai qu’il y a aussi une certaine duplicité allemande aujourd'hui sur le traitement de la guerre en Ukraine. Les collusions par le passé de l'Allemagne et de la Russie, notamment sur la question des gazoducs, peuvent faire douter de la fiabilité de notre « partenaire » allemand.

La situation en France est différente. Emmanuel Macron a voulu montrer qu’il était possible d’agir militairement, certes en prenant en considération que la France a des moyens limités. Un engagement sur le territoire ukrainien donnerait une crédibilité plus grande à la stratégie des Européens. En fait, les propos du président Macron mettent en avant deux possibilités : une action terrestre collective et une action terrestre souveraine par un Etat. Pour le choix de la stratégie commune et nécessaire à adopter, lorsque l’on est à 27, il faut que tout le monde soit d'accord. Lorsque vous avez un poids lourd comme l'Allemagne, il y a forcément des convergences et des divergences.

Reste l’option « nationale » qui est de la seule responsabilité souveraine de chaque Etat. C’est bien de cela dont il s’agissait pour aller au bout de la réflexion du président Macron. Dans ce contexte de guerre de haute intensité, cela impliquerait cependant en démocratie un aval de la représentation parlementaire et un soutien de la société civile. Or, un sondage de cette semaine montre en France une hostilité majoritaire à tout engagement militaire sur le territoire ukrainien.

Pour résumer, les Ukrainiens doivent être en mesure de résister dans les mois qui viennent à l’armée russe avec leurs moyens actuels jusqu’à ce que les capacités européennes en équipements militaires soient en mesure d’être fournies, qu’éventuellement l’assistance américaine soit débloquée. Cela signifie aussi que les Européens acceptent une défaite possible de l’Ukraine d’ici l’été dont j’imagine difficilement les conséquences notamment politiques au sein de l’Union européenne.

Michel Olhagaray : Les déclarations d’Emmanuel Macron démontrent la détermination du dirigeant français même s’il n’y pas de réelle convergence stratégique au niveau européen. L’Europe tente de fixer un cap et un agenda. Thierry Breton, le commissaire chargé du financement de la Défense et de la production des obus par exemple, est relativement optimiste pour la période des deux ans qui viennent.

Poutine est le témoin d’une Europe qui certes se cherche mais qui est une vraie puissance économique, qui peut devenir une puissance militaire industrielle. Vladimir Poutine joue sur les divisions en Europe. Combien de divisions sur le plan stratégique et militaire et entre les pays européens qui ne s’entendent pas… ? 

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