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La rébellion des "technos" européens : Juncker, Draghi et Tusk tapent discrètement mais fermement du poing sur la table avant le Sommet de Bratislava
©Reuters

Appel au sursaut

Lors de son discours sur l'état de l'union mercredi 14 septembre, Jean-Claude Juncker a appelé l'Europe à devenir plus sociale et plus protectrice pour faire face à la montée des populismes. Ce mardi, c'était à Donald Tusk d'avertir qu'ignorer les leçons du Brexit serait "fatal" au projet européen. Le même jour, Mario Draghi déclarait qu'il fallait aussi montrer les aspects "redistributifs" de l'Europe, et appelait à ne pas oublier les laissés pour compte de la société.

Jean Sylvestre  Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier est chercheur à l’Institut français de géopolitique (Université de Paris VIII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More.

Il est notamment l'auteur de La Russie menace-t-elle l'Occident ? (éditions Choiseul, 2009).

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Atlantico : Dans quel contexte cette dynamique politique, cette demande de sursaut s'inscrit-elle ? Pourrait-elle selon vous combler un certain vide laissé par les dirigeants politiques nationaux ?

Eric Verhaeghe : Il me semble qu'une première question peut se poser: les dirigeants européens ont-ils ou non pris conscience des lacunes "sociales" de l'Europe, non pas au sens propre du terme, mais au sens sociétal? Peu d'Européens ont aujourd'hui le sentiment que la construction communautaire réponde à la promesse initiale: celle d'un projet collectif qui améliore concrètement la vie quotidienne. Au-delà du blabla sur l'Europe source de paix et de prospérité, on voit bien que la zone euro peine à retrouver un sentier de croissance comparable à celui des autres zones économiques dans le monde. L'idée de prendre en compte les préoccupations des populations part donc d'une bonne intuition, même si on peut critiquer l'interprétation qui en est faite par les dirigeants européens. L'idée de la "redistribution" prête en effet à confusion. Il n'est pas sûr que les citoyens européens soient forcément demandeurs de redistribution. Il me semble qu'ils sont surtout demandeurs de plus de liberté d'action et de moins de réglementation. Dans la perspective des dirigeants européens, cette alternative est dangereuse, dans la mesure où elle peut être comprise (à juste titre d'ailleurs) comme une demande de moins d'Europe. La tentation peut être forte, en réponse à ce risque, de "blinder" l'Europe en jetant une profusion de promesses sociales et de subventions. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le contexte est celui du « Brexit », dont les prolongements sont encore incertains au demeurant, et d’une « crise existentielle » au sein de l’Union européenne et de ses Etats membres, selon les termes de Jean-Claude Juncker. Force est de constater que la plupart des chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres, ainsi que la classe politique de chacun d’entre eux, sont accaparés par les problèmes internes et ne manifestent pas un grand intérêt pour les questions européennes. Pourtant, l’état et la viabilité de ce système de coopération géopolitique conditionnent dans une large mesure la destinée de ses Etats membres. Malheureusement, certains dirigeants nationaux font prévaloir leurs intérêts politiques à court terme et cherchent à rallier le « syndicat des mécontents » en transformant « Bruxelles » en bouc-émissaire sans que l’on sache exactement à quoi renvoie le terme. Au vrai, l’existence d’institutions européennes et la nomination de personnalités politiques aux principaux postes européens se justifient de fait. Les niveaux de pouvoir sont multiples et la juxtaposition des gouvernements nationaux ne saurait constituer un ensemble européen : l’« Europe des nations » signifierait l’absence de système politique européen.

Quant aux déclarations des uns et des autres, il semble qu’il ne faille pas les sur-interpréter et projeter les nostalgies « gaullo-fordistes » de la France sur l’Europe. Nombre d’économies européennes, celle de la France plus particulièrement, sont affaiblies par le montant des dépenses publiques, financées dans les 30 années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale par la force de la croissance économique, puis par la hausse des prélèvements obligatoires et par la dette publique. Le sommet de l’Union européenne ne « réinventera » pas la social-démocratie et le « deficit spending » ! Président du Conseil européen, Donald Tusk prend en compte l’ensemble de la situation politique européenne générée par le « Brexit » et il explique que l’on ne saurait faire comme si rien ne s’était passé, moins encore s’engager dans une fuite en avant. Gouverneur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi signifie qu’il conviendrait de mettre en exergue les retombées positives de l’Euro, plus largement de l’Union européenne : il est vrai que bien souvent la stabilité de la monnaie et des prix, les bienfaits de la concurrence,  réduction des monopoles et rentes de situation, la paix également, sont considérés comme des « acquis » allant de soi, jusqu’au jour où intervient un grand bouleversement qui les remet en cause.

Draghi explique également que la politique monétaire accommodante qu’il pratique n’est pas omnipotente : il importe d’instaurer un autre équilibre entre politique monétaire et politique budgétaire, afin de consolider la reprise poussive de l’économie européenne. Lorsque Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, s’exprime en ce sens, peut-être a-t-il en tête l’idée d’un redéploiement des systèmes de protection sociale afin de les adapter à la réalité de la situation, très différente de l’époque à laquelle les dispositifs de redistribution ont été mis en place. Il songe également à la formation des hommes, au « capital humain ». Enfin, il a mentionné la lutte contre le « dumping fiscal », i.e. les abus de l’optimisation fiscale, un phénomène illustré par l’amende que la Commission a infligé à Apple. Les propos des uns et des autres se complètent et ils renvoient à un ensemble de débats politico-économiques en Europe et aux Etats-Unis, aussi bien sur la scène publique que dans les institutions internationales (FMI, OCDE, etc.). Il reste que tout ne peut partir du sommet. A l’intérieur de chaque Etat, des hommes politiques responsables devraient s’emparer de ces sujets et leur apporter un certain nombre de réponses. C’est la condition sine qua non pour atteindre l’opinion publique. En dernière analyse, l’Union européenne est un système intergouvernemental ; rien d’essentiel ne se décide et ne se réalise sans la mobilisation des Etats membres. 

Par ailleurs, le Président de la Commission européenne a déclaré qu'il y avait "trop de domaines dans lesquels nous ne coopérons pas assez, ce sont souvent des intérêts nationaux qui sont poursuivis", avant de mettre en garde sur le fait que "l'intégration européenne ne peut pas se faire au détriment des peuples" Quelle peut-être la portée politique d'une telle dynamique, comment les autres dirigeants européens, et notamment l'Allemagne qui considère que l'Union est une structure optimale, pourraient-ils réagir ?

Eric Verhaeghe : Là encore, l'Europe est à la croisée des chemins. Certains, en Europe, plaident en faveur d'un renforcement des champs de coopération. La France de Hollande fait partie de ce "camp" toujours en train de plaider pour plus d'intégration tous azimuts, notamment dans le domaine économique. Il y a encore quelques semaines, après le Brexit entre autres, François Hollande considérait qu'il fallait accroître l'intégration entre pays d'Europe, mettre sur pied un gouvernement économique et autres balivernes. Finalement, rien de tout cela ne se met en place, parce que l'Allemagne ne veut pas en entendre parler. Merkel a d'ailleurs très bien compris que plus d'intégration signifie plus de transfert négatif de l'Allemagne vers les autres pays européens, ce qui explique qu'elle ne soit pas très encline à dire oui. Cette question est centrale pour l'avenir de l'Europe: les règles qu'elle entend mettre en place demain sont-elles des règles de partage et d'équité, ou continuons-nous dans un système germanocentré où tout est décidé en fonction des intérêts berlinois et non des intérêts collectifs? Toute la question est là. Il est en tout cas à peu près sûr que le projet européen tel qu'il est germanocentré aujourd'hui a peu de chance de rencontrer un fort soutien dans l'opinion. Il est structurellement producteur de Brexit, "d'out" au lieu de produire du "in". 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Pour le moment, il n’y a pas de dynamique. Ces propos visent à préparer le sommet de Bratislava (16 septembre 2016), afin d’endiguer l’onde de choc du « Brexit » et d’apporter des réponses à la crise multiforme qui frappe l’Union européenne et ses Etats membres (langueur économique, crise des réfugiés et immigration incontrôlée, menaces aux frontières et terrorisme, désaffection du projet d’unité des peuples et nations d’Europe). La première citation renvoie à la réalité de l’Union européenne : ce système de coopération géopolitique entre Etats n’est pas une fédération et, en dépit d’une contrevérité selon laquelle la plus grande part de la législation et des décisions se prendrait à Bruxelles, dans le cadre des institutions communes, l’essentiel des lois et des politiques publiques se décide et s’élabore dans les capitales nationales. Il suffit d’ailleurs de considérer avec objectivité notre vie quotidienne pour comprendre cela. Il y a bien des normes européennes, mais ce sont celles requises par le fonctionnement du marché unique. Du reste, l’opinion publique est prompte à s’inquiéter de l’insuffisance des normes de qualité ou d’un éventuel « vide juridique ». Comme souvent, les récriminations peuvent être contradictoires.

La deuxième citation, relative au fait que « l’intégration ne doit pas se faire au détriment des peuples », indique les limites à ne pas franchir : davantage de coopération, mais sans intégration politique en profondeur. L’Union européenne aller au-delà d’un simple Commonwealth paneuropéen ou d’une zone de libre-échange, mais en restant en-deçà d’un Etat fédéral. A certains égards, c’est le bon sens même : tout est question de nuance et d’équilibre. Pourtant, cela ne fait pas une dynamique. Si nous nous en tenions à cette partie du discours, nous pourrions même dire que ce sont des « généralités généralisantes », sans prolongements opérationnels évidents. Heureusement, les discussions entre les gouvernements et au sein des institutions sont plus concrètes. On doit cependant souligner que l’Europe et les Européens n’ont plus de vision claire du monde, ni d’horizon vers lequel se mouvoir, ce qui ne facilite pas la mobilisation des esprits et des volontés. Ce n’est pas propre à l’Union européenne et à ses institutions, mais c’est caractéristique de cette période de « basses eaux » qu’est la Post-modernité : « croire à peu de choses ne mène jamais qu’à peu de choses ».

L’Allemagne considère-t-elle l’Union européenne comme une structure optimale ? Je ne sais pas. Il semblerait que les dirigeants allemands ne veuillent pas s’engager dans un nouveau grand cycle institutionnel, marqué au sceau du constructivisme (de grands projets, à la fois ambitieux et irréalistes), très risqué de surcroît. Ils préfèrent utiliser au mieux les cadres existants, faire respecter les règles adoptées et apporter des améliorations ponctuelles, de manière concrète. On retrouve cette différence entre Français et Allemands sur l’Union économique et monétaire : sans respecter les engagements librement consentis, le gouvernement français voudrait pouvoir disposer d’un budget européen plus important et ajouter une nouvelle couche de dettes à celles des Etats et des collectivités locales. Le gouvernement allemand répond qu’il convient en premier lieu de respecter les règles et d’instaurer une véritable confiance : à la fin du processus, des grands projets communs et des « eurobonds » pourront alors être envisagés. De fait, il n’y a pas de « zone monétaire optimale » (cf. Robert Mundell) sans mécanismes de compensation et de redistribution ; encore faut-il qu’existe une réelle gouvernance commune. 

Par ailleurs, si cet appel de la part des dirigeants européens était entendu, pensez-vous qu'effectivement une Europe plus "sociale", avec notamment une flexibilité accrue en matière budgétaire, et une Europe de la Défense, l'adhésion au projet européen de la part de ses citoyens pourrait s'accroître ?

Eric Verhaeghe : Je n'y crois pas parce qu'il faut comprendre pour quelle raison systémique l'Europe penche aujourd'hui du côté où elle penche. En 1991, nous avons collectivement accepté sans broncher une absurdité historique: la réunification allemande. Rien que le mot était trompeur. Berlin et la Bavière n'avaient coexisté dans un même ensemble politique, auparavant, que de 1870 à 1945. 75 ans de vie commune sur un ensemble de plus de trois mille ans, autant dire une goutte d'eau. En 1991, il n'y avait aucune urgence à reconstituer ce monstre qui a produit, en 75 ans, deux guerres mondiales et au moins un génocide. De cette usurpation appelée la réunification, nous mesurons aujourd'hui les dégâts: ouverture accélérée de l'Europe à l'est, paradis du passage clandestin, constitution d'un grand marché intérieur prussien qui prospère avec nos subventions, et ruine de toute vision à long terme. Vous pourrez inventer tous les projets du monde, cette Europe-là n'a pas d'avenir, car une somme d'égoïsmes nationaux n'a jamais constitué un tout partageur.  Le véritable sujet de l'Europe aujourd'hui tourne donc autour du poids de l'Allemagne, et singulièrement autour de son inévitable et salutaire démembrement sous une forme ou sous une autre, pour permettre  le développement collectif. 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Au vu des niveaux d’endettement public de nombreux pays européens, jamais atteints auparavant en temps de paix, de la persistance des déficits et de l’irrespect des critères définis à l’époque où a été négociée l’Union économique et monétaire, on peut douter que le problème central de l’Europe consiste en un excès de rigueur. Si l’on considère le cas français, où est l’austérité tant vilipendée ? Les prélèvements obligatoires et la dette sont globalement au plus haut, les déficits sont encore au-delà de 3 % du PIB. Où se trouvent donc les taux de croissance économique censés résulter de cette « flexibilité » (comprendre « laxisme » et « gabegie ») ? Au vrai, il y a déjà longtemps que la Commission européenne ne fait pas respecter les engagements librement consentis par les Etats membres de la zone Euro. A peine adoptée, la fameuse « règle d’or » a été mise de côté. Cela pose un problème de crédibilité.

Il est vrai cependant qu’il y a un débat sur ces questions (voir plus haut), mais en termes nuancés. Lorsque plus de souplesse est recommandé sur le plan budgétaire, il n’est pas question de « laisser flotter les rubans » ou d’expliquer que, si les hommes politiques et l’opinion publique le voulaient, deux plus deux feraient cinq (on ne vote pas sur l’arithmétique). D’une part, c’est une question de dosage entre politique monétaire et politique budgétaire (le « policy mix »), d’autre part, une question de rythme dans l’application de la discipline (ne pas hâter la réduction des déficits en période de récession). Sur la durée, il existe bien un accord sur la nécessité de réduire ces niveaux de déficit et d’endettement, et d’appliquer des règles de bonne gestion. Certains pays comme l’Australie, le Canada et la Suède sont parvenus à diminuer de dix points leurs prélèvements obligatoires et à rétablir les équilibres ; ils s’en portent mieux. Cessons de croire que le tiers-monde commence à la frontière belge ou à la frontière allemande.

A Bratislava, les gouvernants européens semblent vouloir mettre en avant le thème de la sécurité, sur le plan interne (lutte contre le terrorisme et partage du renseignement) comme sur le plan externe (contrôle des frontières, voire défense de l’Europe). De fait, il existe des marges de manœuvre, y compris dans le domaine de la défense. Sans remettre en cause le rôle de l’OTAN, à laquelle appartiennent la plupart des Etats européens, les Vingt-Sept peuvent progresser en termes de dépenses, de capacités et de mise à disposition de moyens militaires pour les opérations. Plus probablement, il importera de privilégier un cadre resserré, organisé autour d’un axe franco-allemand. L’idée d’un état-major stratégique opérationnel européen, capable de conduire une opération d’une certaine d’envergure ressurgit (Londres s’y opposait). Cela pourrait faciliter un certain nombre d’opérations, mais cet état-major ne palliera pas l’absence de volonté politique et de capacités militaires. Dans cette affaire, ce sont les budgets et le financement de programmes militaires qui révèleront les préférences collectives. Pour rallier les opinions publiques à la relance de l’Union européenne, il n’existe pas de martingale. Cependant, il est évident que le spectacle de frontières bousculées par des flux migratoires non-désirés, les camps de réfugiés et le terrorisme ont un effet désastreux sur lesdites opinions. Enfin, la sécurité doit être assurée, indépendamment des sondages. 

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