La post-vérité : Au commencement était Donald Trump<!-- --> | Atlantico.fr
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Donald Trump lors d'un rassemblement à Washington.
Donald Trump lors d'un rassemblement à Washington.
©MANDEL NGAN / AFP

Bonnes feuilles

Elodie Mielczareck publie « Anti Bullshit: Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier) » aux éditions Eyrolles. Le bullshit, ou l'art de « raconter de la merde », a toujours existé. Mais force est de constater que l'activité a le vent en poupe ces dernières années, favorisée par l'émergence de nouveaux codes dans la communication. Extrait 2/2.

Elodie Laye Mielczareck

Elodie Laye Mielczareck

Elodie Laye Mielczareck est sémiologue. Elle est spécialisée dans le langage verbal (sémantique) et non verbal (body language). Elle conseille également les dirigeants d’entreprise et accompagne certaines agences de communication et relations publiques internationales, notamment sur la question de la raison d’être. Très régulièrement sollicitée par les médias, Elodie Laye Mielczareck décrypte les tendances sociétales de fond, ainsi que les dynamiques comportementales de nos représentants politiques et autres célébrités. Elle est également conférencière et auteure.

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Dans ce chapitre, il s’agit d’interroger les racines du bullshit et d’en comprendre le rapport au réel. Peut-on tout déconstruire comme le proposent les intellectuels de la French Theory (Derrida, Foucault, pour ne citer qu’eux). À ce moment-là, que reste-t-il du réel ? Vit-on dans une matrice ? Vous comprendrez que notre rapport au réel est toujours « interprété ». Les filtres physiologiques, cognitifs puis psychologiques agissent de manière sous-terraine.

À mi-chemin entre la manipulation et le mensonge, le bullshit est un conditionnement à travers la langue : c’est un « prêt-à-parler ». Vous comprendrez en lisant ce chapitre pourquoi Roland Barthes affirmait que la langue est fasciste. Nous prendrons des exemples empruntés à la vie politique, mais également à la stratégie d’entreprise. Le post-langage s’appuie sur la puissance de transformation du réel à travers les mots. Une rhétorique qui sert souvent à nous embarquer de manière hypnotique. Vous plongerez également dans « la fabrique du doute » pour en comprendre les principaux mécanismes. La langue de bois est l’une des expressions du bullshit. Mais ce n’est pas la seule.

DES FAKE NEWS AU BULLSHIT : LA DIFFÉRENCE ENTRE LE MENTEUR ET LE BULLSHITTER

À l’heure où j’écris ces lignes, l’investiture de Joe Biden à la Maison Blanche n’a pas encore eu lieu. Et de nombreux partisans souhaitent voir Donald Trump destitué le plus rapidement possible. Au-delà des convictions idéologiques, l’événement est passionnant : voici un tour de force sans précédent. Un exploit qui s’est symbolisé par l’intrusion spectaculaire au Capitole. Au milieu du remous, des hommes avec des drapeaux, dont l’un affublé de cornes et le visage grimé, auront fait le tour de la presse mondiale. Donald Trump a réussi à convaincre une partie de la population américaine que l’élection présidentielle n’est pas légitime, alors même qu’il est encore au pouvoir. Cas détonant dans l’histoire politique qu’un parti en place dénonce le trucage des élections. Les États désunis d’Amérique font face à des clivages idéologiques et moraux sans précédent. Nous sommes à un point inédit de notre histoire mondiale. Cela nécessite un arrêt sur image pour mieux cerner les enjeux actuels de la communication. Il est important de rappeler ce contexte pour comprendre les racines du bullshit, « merde de taureau » au sens littéral, dont découle la différence entre le menteur et le bullshitter.

Le terme « post-vérité » trouve une entrée spéciale dans le dictionnaire d’Oxford en 2016. Il fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. Là encore, Donald Trump n’y est pas étranger. Le jour de son discours du 8 novembre 2016, le président des États-Unis fraîchement élu déclame son discours inaugural devant une foule immense, d’après lui, « d’un million, un million et demi » de personnes. Une déclaration fortement en contraste avec les photographies clairsemées et pluvieuses de la presse américaine. Quelques mois après, en juin 2016, la période pré-électorale qui conduira au Brexit contient elle aussi son lot de fake news. Rappelons toutefois que le terme de post-vérité renvoie à des pratiques qui existent bien avant que le dictionnaire d’Oxford ne les consigne. Que penser, par exemple, des déclarations de Colin Powell devant l’ONU à propos des armes de destruction massive présentes en Irak ? Des preuves avancées et in fine « inexactes ». L’ancien secrétaire d’État américain affirme lui-même « (…) ce n’était pas un mensonge délibéré de ma part1 », voire même regrette ses accusations contre l’Irak. La question des fake news et de la post-vérité est fondamentalement en lien avec la question philosophique de notre rapport au sens. Pour de nombreux journalistes et intellectuels américains – dont Michiko Kakutani, l’ancienne rédactrice en chef du New York Times –, la « faute » de cette dérive dans la recherche de la vérité incombe à un groupe de philosophes connus : ceux de la French Theory. Exportées outre-Atlantique, les pensées de Derrida et Foucault ont connu un franc succès. Dans son ouvrage, Michiko Kakutani explique que la remise en cause de la vérité, substituée au « régime de vérité », a dilué les frontières auparavant nettes entre la vérité et le mensonge. À cette même époque, la veine structuraliste est en plein essor. Notre rapport au réel est moins analysé, dans les sciences humaines et sociales de l’époque (et encore aujourd’hui), sous l’angle des faits et des objets au monde, que comme un système de relations observé. La vérité est donc une construction, nous y reviendrons. Dès lors que la vérité devient liquide, le mensonge s’évapore…

Point de départ fondamental à toute réflexion philosophique sur cette approche post-moderne de la vérité : le travail de la philosophe allemande Hannah Arendt sur les origines du totalitarisme. Elle nous rappelle : « Le sujet idéal du totalitarisme, ce n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu ; ce sont plutôt les gens pour lesquels la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) n’existe plus.» Vision effrayante de notre époque. Plus simplement, il paraît juste de rappeler que le menteur et le bullshitter n’ont pas le même rapport au réel et à la vérité. Alors que le menteur tient en respect la vérité, comme une ligne de partage dans son univers de savoir, le bullshitter lui s’en fiche. Nul besoin d’être connaisseur, ou de savoir, il suffit de prétendre et de raconter du n’importe quoi, du bullshit. Une distinction qu’évoquait déjà Hannah Arendt et reprise par le philosophe américain Harry Frankfurt dans De l’art de dire des conneries. Le danger n’étant pas le mensonge en lui-même, mais la perte de sens née de la non-distinction entre la vérité et le mensonge. Comme le souligne Manuel Cervera-Marzal, « Donald Trump n’est pas un menteur car, pour mentir, il faut avoir une idée de ce qu’est la vérité. Pour cacher la vérité, il faut la connaître. Or Donald Trump n’a pas la moindre idée de ce qui est vrai. Il n’a pas la moindre connaissance du monde.» En effet, « whatever » (peu importe) et « who cares » (qu’est-ce que cela peut faire ?) sont ses principaux tics de langage. Qu’on le déplore ou que cela nous choque, les frontières entre vérité et mensonge deviennent poreuses. Observez, dans les derniers films à succès, la manière dont le mythe du super-héros est revisité. Des années 1960 aux années 2000, la frontière était claire et nette. D’un côté l’axe du Mal et des méchants, de l’autre l’axe du Bien et des gentils. Superman est l’expression archétypique de cette distinction. Puis petit à petit, le doute s’insinue : Spiderman n’est plus si certain de la qualité de ses pouvoirs ; il reste un étudiant « paumé ». Le Batman de Christopher Nolan est particulièrement illustrant : le chevalier blanc est à « double face ». Et la vilaine belle-mère de Blanche-Neige (incarnée par Angelina Jolie) cache des blessures qui la rendent fort emphatique. Dernièrement, le Joker incarné par Joaquin Phoenix tenait davantage du rebut de la société que du méchant pervers. Ces adaptations culturelles, l’air de rien, nous renseignent sur l’ère que nous traversons. Le réel est revisité, remanié, reconstruit : il nous propose un autre regard et une autre compréhension.

Extrait du livre d’Elodie Mielczareck, « Anti Bullshit: Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier) », publié aux éditions Eyrolles

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