La France d’après Charlie : comment la gauche a créé une société de la défiance en plaquant systématiquement sur ses adversaires un a priori de mauvaises intentions <!-- --> | Atlantico.fr
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Les penseurs de gauche se veulent, en France, dépositaires du "bien".
Les penseurs de gauche se veulent, en France, dépositaires du "bien".
©Reuters

Islamophobes, sexistes, racistes...

Les penseurs de gauche se veulent, en France, dépositaires du "bien", dans une perspective presque manichéenne. Ainsi, les idées de ceux qui s'opposent à eux, donc au bien, sont forcément suspectes, et ne sont jamais vu comme enrichissantes au sein du débat démocratique.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico :  Par quel mécanisme en est-on arrivé à un telle absence de pluralité d'opinion ?

Eric Deschavanne : Le problème que vous posez est à mes yeux celui de la dérive moraliste du débat public. Celle-ci n'est pas simplement le fait de la gauche. Le débat politique revêt en effet le plus souvent la forme d'un choc des indignations. Regardez par exemple les réactions suscitées par la déclation de Manuel Valls à propos de l'apartheid ethno-culturel : il fait un constat, dont on pourrait éventuellement contester la justesse en avançant des faits; on préfère détourner de regard, ignorer le réel et s'indigner. Même Sarkozy s'y met : "ouh, c'est pas bien, il a dit 'apartheid' !".

La raison de ce primat de l'indignation n'est pas bien difficile à identifier. La démocratie médiatique "sélectionne" en quelque sorte les arguments les plus démagogiques, ceux qui flattent les intérêts, les passions et les convictions morales : l'expression d'une conviction morale, d'un jugement moral, est toujours plus simple et plus universellement frappante qu'une analyse ou une argumentation élaborée; elle est en outre mieux calibrée pour le format "tweet" et l'évitement des "tunnels" proscrits par les médias audiovisuels. C'est ainsi que le discours politique se dilue dans le moralisme. Max Weber distinguait l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité. Une conviction morale revêt toujours l'aspect d'une évidence incontestable : s'il est mal de tuer, il est impossible de contester le bien-fondé du pacifisme, toujours justifié quelles que soient les circonstances. Le responsable politique a en charge le destin d'une communauté: il doit être guidé par des valeurs morales, bien sûr, mais il lui faut tenir compte de la réalité afin de prendre la mesure du possible et d'évaluer les conséquences concrètes de ses choix. A l'ère des médias, cependant, le responsable politique est contraint de se justifier à tout moment devant le public, lequel est  irresponsable tout en étant pétri de convictions morales. L'éthique de la responsabilité s'en trouve affaiblie : je suis toujours sidéré de voir des ministres intervenir à la télévision (ou tweeter) pour s'indigner à l'unisson du public, alors même qu'il sont en situation d'agir.

Cela dit, vous n'avez pas tort de considérer que la gauche dispose d'un avantage adaptatif dans   cet environnement médiatique qui favorise l'éthique de la conviction. Moins régulièrement aux affaires, elle privilégie le point de vue de la critique morale irresponsable. Ce trait caractérise davantage encore les intellectuels : paradoxalement, alors que l'on pourrait attendre d'eux qu'ils introduisent de la complexité dans le débat public, ils tendent à devenir des professionnels de l'indignation morale.  Cela tient au fait qu'ils exercent une fonction critique au sein de la société tout en ayant une position d'extériorité par rapport au pouvoir. On assiste ainsi à une curieuse répartition des rôles intellectuels dans les médias : il y a d'un côté les "experts", censés éclairer en restant neutres, et de l'autre les "indignés", affranchis de la responsabilité et du rapport au réel, et qui sont investis de la mission de faire vivre le "débat démocratique".

Tout propos alternatif à cette pensée "unique" sera donc perçus comme appartenant au domaine du "mal". S'il est question d'islam, ce propos sera islamophobe, si l'on parle d'immigration il sera raciste, ou sexiste s'il est question de parité. De quelle façon ce climat de "chasse au sorcières" rejaillit-il sur notre société ?

Il n'y a pas de pensée unique mais un ordre moral, comme dans toute société quelle que soit l'époque. L'ordre moral est aujourd'hui imposé par la démocratie : ce qu'on appelle le "politiquement correct" est la phobie des propos susceptibles de "blesser" tel ou tel groupe ou catégorie. Quand tous les individus sont reconnus égaux en dignité, les "différences" doivent être respectées. Il est en effet impossible de s'affranchir de cet ordre moral sans risquer d'être mis au ban de la société. D'où le mot d'ordre "Il-ne-faut-stigmatiser-personne-à-part-bien-sûr-Marine Le Pen" (pas d'ordre moral sans bouc émissaire). Le paradoxe est que nous valorisons comme jamais la liberté d'expression. Il n'existe aujourd'hui pas d'autre censure que la censure morale, mais celle-ci est en effet pesante.

Il ne suffit pas cependant de prendre le contrepied du "politique correct" pour échapper au moralisme. Le mouvement de la "manif pour tous", par exemple, est indéniablement un mouvement moral à contre-courant de la morale dominante. La dénonciation systématique de "l'idéologie libérale-libertaire", du déclin moral ou de l'individualisme effréné que celle-ci engendrerait, ne me paraît pourtant pas contribuer au progrès de la réflexion politique : on reste au niveau infra-politique de la moralisation. La morale, aujourd'hui, tient lieu de politique dans tous les camps.

Nous avons donc plus que jamais besoin de vrais intellectuels; non pas de spécialistes de la critique systématique du pouvoir et de l'indignation morale; non pas non plus d'esprits forts qui s'imaginent qu'il suffit d'être politiquement incorrect pour être intelligent; mais de véritables esprits libres qui disent ce qu'ils pensent être vrai en résistant au conformisme moral : à l'exemple de Michel Onfray quand il déclare: "on peut être de gauche sans être islamophile". On peut du reste s'étonner qu'une telle proposition puisse choquer : sur le strict plan de la pensée - respect béat de la différence mis à part - on voit mal comment il est possible d'être à la fois "progressiste" et islamophile.

Cette vision du monde, développée par la gauche et presque dogmatique, a été intégrée par la société française et ses citoyens. Comment les Français en sont-ils arrivés à se museler eux-mêmes de cette façon ?

Ce n'est pas l'effet d'une manipulation. La censure morale résulte du conformisme démocratique. Le mécanisme démocratique de formation du conformisme a été parfaitement décrit par Tocqueville : dans les sociétés démocratiques, les individus veulent penser par eux-même et répugnent à s'en remettre à l'autorité d'un autre homme; il n'y a plus d'autre autorité intellectuelle crédible que celle du nombre, du public, car en subissant l'influence de l'Opinion l'individu pense n'être soumis à personne. L'hypermédiatisation qui caractérise notre Temps renforce considérablement le phénomène. C'est ainsi que la promotion de l'esprit critique, et même hypercritique, génère paradoxalement du conformisme. Si on ajoute à cela l'absence de clivages idéologiques et politiques forts, on conçoit aisément la difficulté de soulever la chape de plomb de l'ordre moral.

Pour ce qui est des citoyens musulmans, eux aussi ont intégré ce mécanisme idéologique. Si parler d'islam différemment c'est être islamophobe, eux ne peuvent donc se contenter que d'un rôle de victimes. Comment cela leur porte-t-il préjudice en leur ôtant leur libre-arbitre ?

Le terme  "islamophobie" est lui-même un pur produit de cet ordre moral démocratique, dont une des caractéristiques est la bienveillance à l'égard des minorités. La protection des minorités est une excellente chose, dont on ne peut que se réjouir lorsqu'on compare notre société dans le temps et dans l'espace. L'inconvénient est qu'elle peut se transformer en idéologie victimaire, voire en "tyrannie des minorités". En vérité, c'est en tant qu'hommes, en tant qu'individus porteurs des mêmes droits que tout un chacun que les musulmans ont droit au respect, pas en tant que musulmans. Les agressions contre les musulmans doivent être combattues, mais il n'existe aucun principe démocratique qui puisse justifier que leur religion soit soustraite à la critique. Au contraire,    l'examen critique, sans haine, de l'islam et de la civilisation musulmane est la meilleure manière de considérer les musulmans comme nos semblables et nos égaux, c'est-à-dire comme des êtres intelligents et libres capables de réformer leur mode de pensée.

Après les attentats de Charlie Hebdo, les amalgames vont bon train. Comment cette crispation idéologique s'est-elle transformée en une impossibilité de dialoguer encourageant ces mêmes amalgames ?

Je suis plus optimiste que vous. Les évènements qui se sont déroulés des 7 au 11 janvier constituent un tournant historique dont on mesurera les effets à moyen et long terme. Dans l'immédiat, bien sûr, chacun reprend ses petites habitudes de pensée, ses petites indignations pavloviennes, mais déjà l'on voit que la parole se libére, que les rapports de forces idéologiques ont bougé. Le moindre des paradoxes n'est pas que cela paraisse profiter politiquement à la gauche. En réalité, l'extrême-gauche est définitivement marginalisée, le Front national dédiabolisée de fait, tandis qu'à gauche Valls se retrouve au centre du jeu, alors qu'il représentait il y a peu l'aile droite ultra-minoritaire du parti socialiste. On ne parle plus que de sécurité et d'autorité, on acclame les forces de l'ordre, l'Etat régalien redevient prioritaire. La brutale irruption de la réalité a ébranlé l'ordre moral, si bien que les questions de l'immigration, de l'apartheid ethno-culturel, de l'identité française, de l'islam, de l'antisémitisme en milieu musulman, prohibées il y a peu par le conformisme moral, peuvent enfin être publiquement abordées.

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