La fin de l’histoire, qu’ils disaient… Pourquoi, 25 ans après, l’Occident est pétrifié face aux défis qui se posent à l’Otan<!-- --> | Atlantico.fr
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La salle de conférence du prochain sommet de l'OTAN.
La salle de conférence du prochain sommet de l'OTAN.
©REUTERS/Leon Neal/Pool

First, I was afraid…

Soixante chefs d'État et de gouvernement, dont Barack Obama et François Hollande, participent ce jeudi 4 septembre au pays de Galles à un sommet de l'Alliance atlantique sous haute tension, dominé par les ­crises en Ukraine, en Irak, en Syrie et en Libye. De quoi remettre en cause la théorie de la fin de l'Histoire.

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle, et vient de publier sur Atlantico éditions son premier A-book : Reconnecter la France au monde - Globalisation, mode d'emploi. 

 

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David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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  • L'Otan n'a pas su renouveler sa vision géostratégique et politique, héritée de la Guerre froide, ni s'adapter au monde multipolaire actuel.
  • La très optimiste théorie de la "fin de l'histoire" de Francis Fukuyama s'est finalement révélée irréaliste, utopiste et même dangereuse.
  • Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Europe a enteriné son rôle de puissance pacifique, sous protection des Etats-Unis.
  • En abandonnant l'Etat-Nation pour l'Etat-Providence, les pays d'Europe se sont enfermés dans une culpabilité naive malgré les menaces.
  • L'attentisme pacifique de l'Europe augmente les risques de conflits, de sa désintégration et de sa disparition de la scène mondiale.

Atlantico : Aujourd’hui débute à Cardiff au pays de Galles, le sommet de l’Otan, qui devrait notamment aboutir au lancement d’un plan de réactivité militaire en Europe de l’Est et à l'adoption de sanctions économiques supplémentaires contre la Russie. Alors que les conflits se multiplient et que la menace terroriste n’a jamais été aussi grande, le rôle et l’action de l’Alliance atlantique, ainsi que l’évolution qu’elle a connue, sont-ils à la hauteur des enjeux actuels ? 

Alexandre Del Valle : Clairement non. Depuis la fin de l’ex-URSS, l’Otan a raté une occasion extraordinaire de se réformer et de s’adapter au monde de l’après-Guerre froide. Malheureusement, après la chute du Mur de Berlin et la naissance de la nouvelle Russie post-soviétique, qui au départ voulait se rapprocher de l’Occident, l’Otan a répondu à cette demande par une fin de non-recevoir. Les stratèges occidentaux ont voulu profiter de la décennie du monde unipolaire caractérisée par la domination américaine sans limite pour achever d’affaiblir l’ex-rival, au lieu de l’inclure dans toute une série d’organismes de coopération entre l’Occident et la Russie, qui s’est finalement sentie exclue.

Globalement, l’Alliance atlantique est restée dans une vision de Guerre froide et ne s’est pas adaptée au monde multipolaire qui vient, au point d’être devenue, notamment dans les années 1990-2000, un facteur de déstabilisation des relations internationales (ex-Yougoslavie, Irak, Ukraine, etc), même si d’un point de vue sécuritaire, elle reste l’organisme qui peut le mieux défendre l’Union européenne et l’Amérique aujourd’hui. Si l’Otan reste donc incontournable pour fournir la logistique et livrer des guerres de moyenne et haute intensité (l’Europe n’étant capable que de s’occuper des missions dites de “Pétersberg”, ou non stratégiques et humanitaires), il a aussi inventé des partenariats pour la paix. Il est ainsi demeuré fidèle à son postulat de création, sans innover et se réformer, ni même redéfinir le vrai ennemi de l’Occident, qui n’est plus selon moi la Russie mais l’Islamisme radical sunnite, dont les parrains sont hélas les pétromonarchies du Golfe alliées des puissances de l’Otan et protégées par elles, notamment les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et la Turquie.

David Engels : Certainement que non : les budgets de défense n’ont jamais été aussi bas en Europe, et l’éventualité d’une guerre sur le continent n’a plus vraiment été prise en compte depuis la chute du Mur. De plus, l’accroissement de l’Union européenne, la profonde récession du continent et la contestation interne risquent de peser lourd dans chaque prise de décision et d’éviter toute politique forte et concertée, du moins du côté des alliés européens.

Néanmoins, ce serait naïf de jouer, comme le font la plupart des hommes politiques actuels, la carte de la peur : n’oublions pas que les dépenses militaires des États-Unis et des pays européens représentent environ 68% de celles du monde entier, et que le potentiel militaire de la Russie reste avec des dépenses de 5%, somme toute, négligeable. Le véritable problème ne se situe donc pas du côté stratégique, mais plutôt politique : Poutine ne tire pas avantage de notre faiblesse militaire, mais plutôt de notre désorganisation politique et de notre décadence idéologique et, de son point de vue, il a tout à fait raison de le faire, car les idéaux politiques qu’il tente d’incarner – conservatisme, patriotisme, christianisme, etc. – se situent à l’opposé de ceux que l’élite politiquement correct prétend défendre en Occident.

Alexandre Melnik : L’Alliance atlantique, comme d’ailleurs l’ensemble des institutions transnationales, est actuellement en quête d’une nouvelle identité, au diapason des gigantesques bouleversements géopolitiques, intervenus depuis sa fondation, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Contrairement à ce qu’on pouvait penser et espérer après la chute du Mur de Berlin en novembre 1989 et la dissolution de l’URSS en décembre en 1991, l’effondrement du monde bipolaire, contenant la menace, à l’échelle globale, provenant  du système communiste, ne signifiait pas – loin de là – la disparition de la raison d’être de l’Otan, dont la vocation première est d’assurer la sécurité (donc – consolider la paix et éviter la guerre) sur le continent européen et par conséquent dans le monde entier, grâce à une forte et directe implication des Etats-Unis, la seule puissance démocratique, capable de relever ce défi.

Force est de constater que la révolution copernicienne en matière de géopolitique, qui a déjà balayé, en réalité, toutes les certitudes du passé, a pris au dépourvu les actuels dirigeants de l’Otan. Malgré leurs moyens financiers considérables et d’innombrables think tanks qui gravitent autour d’eux, ces derniers qui me donnent l’impression d’être trop souvent en retard d’une guerre, d’une époque, d’un concept, en s’accrochant à une vision qui sent la naphtaline du siècle passé. Il s’agit donc, aujourd’hui, d’oxygéner, de réinitialiser le logiciel de cet organisme utile et indispensable, fruit d’une stratégie géopolitique volontariste et proactive, au moment de sa création.

Les pères fondateurs de l’Otan se sont révélés visionnaires. Ils ont fait preuve d’un volontarisme ambitieux et d’un véritable projet d’avenir à long terme - autrement dit, des qualités, qui manquent actuellement au leadership politique dans les pays occidentaux. Comprendre le 21e siècle, marqué à la fois par la globalisation, qui aplatit notre planète, en la rendant minuscule, via les nouvelles technologies, et l’exaspération, incontrôlable, des conflits d’un type radicalement nouveau. Adapter son mode de fonctionnement aux nouveaux défis clés globaux, se projeter résolument dans l’avenir, en identifiant clairement les nouvelles menaces – voilà la feuille de route qui s’impose d’urgence à l’Alliance, en pleine mutation.

La multiplication des conflits régionaux et l’offensive terroriste islamiste au Proche-Orient et en Afrique ne vient-elle pas démentir et révéler les ravages de la théorie de "la fin de l'histoire" de Francis Fukuyama, qui pensait au moment de la chute du bloc soviétique que le monde se rallierait pacifiquement sous la bannière de la démocratie libérale ?

Alexandre Del Valle : Bien sûr. Cette théorie, qui a permis de développer l’idée selon laquelle le modèle mondialiste, libre-échangiste et droit-de-l’hommiste était le meilleur car porté par le "vainqueur" américain de la Guerre froide, était véhiculée par une vision idéaliste mais qui a également servi à donner une puissance de séduction à l’Hyperpuissance américaine. Force est de reconnaître que le constat indéniable de la supériorité du modèle occidental d’économie de marché sur le modèle socialiste-étatiste et totalitaire du soviétisme a été instrumentalisé pour jusifier une idéologie internationaliste et utopiste dangereuse qui nous a fait croire un peu trop vite qu’il n’y aurait désormais plus de menaces, plus d’ennemis autre que nos propres “relents” chauvinistes à combattre à tout prix au nom du “Village Global pacifiste”. Cette vision faussée et irréaliste faisant croire qu’après la mort de l’ogre communiste soviétique il n’y aurait plus aucun “méchant existentiel” nous a empêché d’ouvrir les yeux sur le fait que le monde est encore plus dangereux que sous la Guerre froide et que le totalitarisme rouge a été remplacé par un totalitarisme vert, celui de l’islamisme radical, encore plus difficile à combattre car il est nourri par la mondialisation (réseaux sociaux, moyens de communications planétaire, immigration, etc) que Francis Fukuyama et Alain Minc croyaient être foncièrement “heureuse”.

Aujourd’hui, au delà-même de la menace islamiste transnationale incarnée par l’Etat islamique en Irak et en Syrie ou par la nébuleuse Al-Qaïda, on a affaire à des nouveaux pôles de puissances plus concurrents et rivaux que jamais, comme l’Inde, la Chine, la Russie, le groupe islamique sunnite de l’OCI, les pays de la “révolution bolivariste” en Amérique laine, qui sont plus ou moins puissants, qui sont en situation de concurrence, et qui peuvent de plus en plus développer des “alliances horizontales” susceptibles de contester la domination américaine et occidentale. Parallèlement à ce monde multipolaire, marqué par le retour de la Realpolitik d’Etats souverains, à la différence de la Vieille Europe affaiblie et “désouverainisée”, on voit aussi apparaître un effet pervers de la “mondialisation” chère à Fukuyama : l’apparition de Cités-Etats indépendants et de zones de non droit qui échappent totalement au contrôle des différents pôles occidentaux ou non-occidentaux. La mondialisation et le déclin du prestige de l’Etat-Nation voulu par la “culture Benetton” (ou “Mc World”) n’a en effet jamais autant favorisé les entités incontrôlables, délocalisées, extra-territoriales, les multinationales qui ruinent leurs Etats d’origine en se délocalisant et profitant de la main d’oeuvre par chère des pays moins avancés, les semi-Etats ou Etats de narcotrafiquants, les entités géopolitiques terroristes comme le Califat de l’Etat islamique en Irak, etc. Il s’agit là d’une situation d’incertitude totale entre pôles en désaccord sur l’organisation du monde puis concernant des zones de plus en plus nombreuses où règne le chaos sur les ruines de certains Etats-nations qui ont perdu leur souveraineté, menace de chaos qui guette à terme la vieille Europe devenue un “no man’s land géopolitique”, une zone de non-souveraineté ouverte à tous les vents et à toutes les rivalités entre puissances voisines. Et il serait temps que l’Otan s’y adapte pour faire face à toutes ces menaces transnationales, multiformes et pas forcément incarnées par des Etats traditionnels, comme l’Etat islamique en Irak et en Syrie, favorisées par la globalisation.

David Engels : Absolument, telle qu’elle était formulée, c’était une idée absurde, justifiée uniquement par une application assez optimiste de la téléologie hégélienne. Un simple regard dans un livre d’histoire aurait pu montrer que celle-ci en tant que telle ne prend jamais vraiment fin, car l’agression, la guerre, la recherche de profit, et tout simplement la soif de nouveauté font et feront toujours partie du genre humain. La démocratie à l’occidentale, le "tout comprendre, c’est tout pardonner", l’idéalisation de la "diversité" ou le libéralisme néo-classique ne seront donc très certainement pas les derniers mots dans l’histoire de l’humanité ; heureusement, d’ailleurs.

Par contre, Fukuyama avait malheureusement bien raison quand il a constaté que la civilisation occidentale avait atteint une certaine limite dynamique et que les décennies ou même les siècles à venir seraient plus marqués par une certaine stagnation "post-historique", pouvant au mieux garantir la défense de nos acquis passés, un peu comme à l’époque de l’empire romain, où toute la politique des Césars était uniquement orientée vers le maintien de structures matérielles et d’idéaux culturels établis longtemps avant, sans pour autant faire véritablement avancer l’histoire.

Alexandre Melnik : Bien entendu, l’espoir de Francis Fukuyama, né sur les décombres, encore fumants, du terrible crime contre l’Humanité que représente le communisme (jamais soumis au verdict de l’Histoire, rappelons-le), s’est estompé, s’est épuisé face aux dures réalités du monde contemporain. Hélas pour nous tous, car ce fut une merveilleuse projection dans l’avenir, qui aurait pu conférer au 21e siècle une dimension gagnant-gagnant, sur la base du consensus autour des fondamentaux de l’existence humaine, parmi lesquels la notion de liberté individuelle serait centrale. De là à attribuer au géopoliticien américain, qui a su capter et relayer, via son bestseller global, l’air du temps, à un moment donné de l’évolution historique, la responsabilité des ravages et les catastrophes, qui secouent notre planète actuellement, il y a un pas que je ne franchirai pas. 

Certes, le monde actuel est loin d’être pacifique et il est, sans doute, encore plus dangereux que celui de la guerre froide, mais je suis persuadé que la liberté de chaque individu, indépendamment du pays où il vit, de ses opinions et convictions, de ses origines ethnique, de sa couleur de peau, etc. reste, fondamentalement, dans le cadre d’une société moderne, démocratique (démocratique, au sens large du terme "démocratie", qui suppose le respect des spécificités locales), en d’autres termes, dans le contexte d’une société, préconisée par Francis Fukuyama, cette liberté – là constitue la condition sine qua non de tout épanouissement, de toute race to top, y compris économique, dans le monde global et interconnecté du 21e siècle.

Peut-on dégager certains conflits, étapes ou dates clés qui ont joué un rôle ou marqué  l’évolution de l’attitude occidentale, qui a progressivement abandonné la logique de guerre, au cours de ces dernières décennies ? Quel a été le raisonnement opéré par les dirigeants ?

Alexandre Del Valle :En réalité, pour ce qui concerne les Etats-Unis, ceux-ci ne se sont jamais éloignés de la logique de guerre. C’est aujourd’hui la guerre qui permet à l’Amérique de relativiser son déclin politique et économique et de rester numéro un au niveau géopolitique. Par contre, l’Europe s’est définie depuis des années comme un “continent de prospérité, de paix, de dialogue des civilisations”, etc, comme une “zone apolitique”, qui n’aurait plus besoin d’identifier  ses amis et ses ennemis puisqu’elle n’aurait AUCUNE IDENTITE distincte à défendre, puisqu’elle n’aurait aucune frontière identitaire ni géographique, etc. Au lieu de se construire sur un projet de puissance assis sur des fondations identitaires solides (valeurs de la civilisation judéo-chrétienne et gréco-latine), la Vieille Europe a renoncé depuis la fin des années 1980 et de la guerre guerre froide à tout positionnement identitaire, devenant ainsi “laboratoire d’essai”, un “cobaye” de la théorie mondialiste de Jürgen Habermas, le fameux philosophe officiel de l’Union européenne qui propose d’oblitérer l’identité des Européens au profit des droits de l’Homme, du “patriotisme juridique-constitutionnel” abstrait et de la défense tous azimuts des minorités non-européennes ou sexuelles forcément “opprimées” par la majorité blanche chrétienne collectivement coupable par héritage des Croisades, du colonialisme et de la Shoah. Je développe cette idéologie de l’Union européenne, très explicite dans nombre de documents de la Commisson européenne, dans mon dernier livre “Le complexe occidental, petit traité de déculpabilisation” (Toucan, 2014). Aujourd’hui, l’Europe a donc renoncé à toute idée de violence, de guerre et même d’auto-défense, car non seulement le refus de reconnaître l’existence même de menaces et d’ennemis rend une défense propre inutile mais en plus, la défense du continent est de toute façon déjà assurée par les Etats-Unis, ce qui est confortable pour des vieux Etats fatigués par les guerres civiles passées qui ne veulent plus investir d’argent public dans les budgets militaires.

En fait, tout a commencé depuis les traités de Yalta (1945) et de Potsdam (1949) - précurseurs de l’ordre international bipolaire puis de l’Otan, qui fut plus efficace que l’ONU pour protéger les démocraties à l’époque - puis depuis la fondation même de l’Union européenne, dès les années 1950, sur des bases de dépendance extrême vis-à-vis du bailleur de fond et du protecteur américain. Les dirigeants européens alors traumatisés par les “guerres civiles européennes” (Ernst Nolte) ont alors considéré que l’identité, qui était forcément haineuse et belliqueuse, devait être “remplacée” par des valeurs abstraites d’Habermas, justifiant ainsi l’absence d’utilité de toute défense propre. Cette vision a été depuis renforcée par la chute du Mur de Berlin, en 1989, avec la disparition de la menace soviétique.

Mais depuis 10 ans, après les conséquences désastreuses des guerres atlanto-américaines d’Irak 1991) puis du Kosovo 1998-1999) puis à nouveau d’Irak (2003), sans oublier les racines de la crise ukrainienne actuelle initiées avec les “révolutions de velours” en Europe de l’Est et dans le Caucase et l’adhésion trop rapide à l’Otan et à l’Union européenne de pays anciennement membres du Pacte de Varsovie et donc de “l’étranger proche russe”, les stratèges occidentaux ont hélas tout fait, en tentant d’encercler la Russie post-soviétique (Heartland) et faire tomber ses régimes alliés, pour contraindre la Russie de réagir brutalement et redevenir anti-occidentale, ce qui avait pour but, selon les stratèges de l’Otan, de faire resurgir l’idée d’une “menace russe” globale, puisque Poutine est aujourd’hui considéré comme un nouveau Staline et le plus dangereux chef d’Etat de la planète par nombre d’Occidentaux manipulés par les idées dangereuses des pays de l’Otan formatés par la guerre froide et qui refusent de faire entrer dans l’Occident une Russie qui demeurerait nationaliste et qui défendrait sa souveraineté. L’Otan retrouve donc ses élans et accents de Guerre froide (exemple de l’Ukraine aujourd’hui) en se présentant comme le “protecteur” d’une Europe menacée par le “méchant Poutine”, notamment vis-à-vis des ex-pays communistes de l’est, comme les pays baltes, la Pologne et la République tchèque, qui ont adhéré à l’Union européenne, au cours des années 2000 et qui ont renforcé l’orientation anti-russe de l’Union européenne. Il faut au contraire selon moi TOUT faire aujourd’hui pour tenter de rapprocher la Russie de l’Occident plutôt que de la pousser dans ses retranchements les plus extrêmes. Une solution serait la “finlandisation de l’Ukraine” et la délimitation de frontières fixes de l’UE et de l’Otan qui ne devraient plus s’étendre à l’Est.

David Engels : Le moment clef, c’est 1945 ou, si l’on veut, 1939. La deuxième guerre mondiale a sonné le glas de toutes les puissances coloniales, et la libération (ou l’écrasement ?) par les armées américaines et soviétiques d’une Europe unifiée malgré elle par le fascisme, a profondément mis en question à la fois la force morale et la capacité matérielle du continent de jouer un rôle de premier plan dans l’histoire. Depuis lors, l’Europe, et avant tout l’Allemagne, ont été largement vassalisées par leurs grands voisins et ont commencé, tout doucement, à se complaire dans un certain masochisme éthique qui n’est pas sans avantages collatéraux. Car en refusant le rôle d’acteur politique crédible et en jouant la carte de la vaticanisation, l’on garde non seulement une certaine supériorité morale fort commode face à l’électorat, mais l´on camoufle aussi son impuissance politique et, surtout, l’on évite les questionnements idéologiques qui s’imposent après chaque soldat mort au combat. La crise ukrainienne montre évidemment que cette stratégie, déjà durement mise à l’épreuve face au printemps arabe, n’est pas tenable au long terme sans perdre tout crédit international et hypothéquer lourdement notre futur.

Alexandre Melnik : En évoquant "l’attitude occidentale", je ferais un distinguo entre l’Europe et les Etats-Unis. La première a en effet progressivement banni de sa vision du monde l’option même d’une guerre, en misant uniquement sur son "soft power" (l’attractivité de son exemple pacifique), qui a aussi, soit dit en passant, diminué au fur et mesure de la montée en puissance de nouveaux pôles d’excellence, essentiellement asiatiques et sud-américains.

En revanche, les Etats-Unis, eux, n’ont jamais éliminé de leur mode de fonctionnement un recours aux armes dans les conflits qui ponctuent la marche du monde, en ce début du nouveau millénaire. C’est toute la dichotomie entre "Vénus" et "Mars", la puissance et la faiblesse, détaillée par le politologue américain Robert Kagan dans son ouvrage "Of Paradise and Power : America and Europe in the New World Order", paru en 2003 : les Européens seraient originaires de Vénus, attachés au "paradis post-historique", avec son corollaire de la "paix perpétuelle", cher à Emmanuel Kant, alors que les Américains viendraient de Mars, ancrés dans la conflictualité inhérente aux relations entre Etats et nations.

Actuellement, l’actualité quotidienne nous  renvoie, de façon brutale, à la tragédie des guerres et des atrocités qui se propagent, comme une épidémie,  à travers la planète, resserrée par les réseaux sociaux, qui les rendent immédiatement visibles à l’ensemble des peuples. Qu’il s’agisse de l’exhibitions des prisonniers de guerre par les terroristes pro-russes dans le Donbass devant une foule qui se déchaîne, en proie à la haine, ou des décapitations de journalistes américains, filmées quasiment en direct, l’indicible barbarie des temps modernes  prolifère, se multiplie, interpelle et nargue notre conscience, s’invite tous les jours dans nos foyers. Cette nouvelle banalité du mal (pour reprendre l’expression de Hannah Arendt) - contrairement à ses précédents historiques - est désormais instantanée et globale. Elle est aujourd’hui à la portée d’un simple clic !

Barack Obama a récemment déclaré qu'il n'avait pas de stratégie pour lutter contre l'Etat islamique. Cette déclaration ne montre-t-elle pas que l'Occident a "renoncé à son destin" et est, dans une certaine mesure, dépourvu de direction ? 

David Engels : Certainement. Il y a cent ans encore, les puissances européennes auraient envoyé autant de contingents militaires afin de protéger non seulement leurs intérêts vitaux, mais aussi et surtout le destin des chrétiens du Proche-Orient, et auraient simplement occupé le pays afin de le pacifier par la force. Aujourd’hui, ce n’est plus possible : sur le plan militaire, les puissances occidentales ont perdu, de par leur propre faute et en exportant des armes de par le monde, leur supériorité technologique ; sur le plan idéologique, l’adhésion à une idéologie universaliste politiquement correcte rend impossible toute identification au christianisme, d’autant plus qu’elle risque d’éveiller encore davantage les ressentiments des minorités issues de l’immigration ; et sur un plan stratégique, les expériences en Afghanistan et en Iraq ont montré qu’une intervention militaire imposerait un lourd tribut humain sur les forces alliées, ce qui aujourd’hui, à l’âge des guerres prétendument "propres", semble de plus en plus inacceptable si l’on veut assurer sa réélection.

Comment expliquer cette naïveté de l’Occident, de ses peuples comme de ses gouvernants, qui se sont habitués à la paix alors que ses ennemis veulent toujours lui faire la guerre ?

Alexandre Del Valle : C’est tout le problème de l’Europe : la sortie de l’histoire, l’absence de volonté de puissance, l’absence de realpolitik, le refus de reconnaître les menaces et ses ennemis. C’est une politique de l’autruche qui met en lumière une lâcheté et une renonciation qui sont le fruit d’une culpabilité. Aujourd’hui, le principal ennemi de l’Europe n’est pas l’Etat islamique, mais la haine de soi, parce que lorsque l’on est pacifique au sens béat du terme, et que l’on est “protégé” par une puissance tierce et que l’on construit un idéal européen sur le refus de l’idée même d’Etat-nation souverain et sur la diabolisation de la souveraineté et de la défense de sa propre civilisation, on produit une idéologie complètement utopique de type masochiste qui revient à justifier le refus de sa propre défense, et donc de son auto-éviction future. Ce discours est devenu une sorte de virus sémantique, de “trou noir sémantique”, c’est-à-dire une idéologie utopiste soi-disant moralisatrice qui ne peut être contredite et qui est pour cela dangereuse car elle écrase tout ce qui la contredit (force du politiquement correct). Désormais, l’Europe est donc hélas devenu le “continent de la peur” et surtout de la culpabilité.

David Engels : Nous récoltons aujourd’hui les fruits d’un aveuglement délibérément cultivé depuis plusieurs décennies. En nous complaisant dans le rôle de force "démocratique", "pacifique" et "tolérante", nos idéologues ont créé les conditions nécessaires à la fois à l’expansion inouïe d’un capitalisme outrancier et à la déconstruction systématique de l’État-nation ; les deux conditions sine qua non de l’hégémonie américaine dans le monde.

Au lieu de réaliser que nous sommes entourés d’ennemis, nous nous sommes laissé leurrer par l’idée absurde d’un monde en admiration béate devant la supériorité morale des nations occidentales et désireux de les émuler. C’est tout le contraire qui est vrai, et nous ferions bien de le réaliser. Ainsi, cet attentisme naïf a profondément fragilisé nos politiques de défense et met gravement en danger la sécurité des nations occidentales, non seulement en termes de guerre "traditionnelle", mais aussi de préparation face à l’éventualité d’attentats terroristes ou d’émeutes majeures de la part des populations immigrées.

Alexandre Melnik : La raison essentielle, géo-philosophique réside dans les difficultés des Occidentaux à repenser le 21e siècle, qui véhicule un véritable changement de monde (comparable avec l’époque de la Renaissance à la fin du 15e – au début du 16e siècle), où les mêmes mots (temps, espace, éducation, Etats, économie, politique, etc.) ne signifient plus la même chose qu’auparavant. 

Par ailleurs, l’Occident s’est graduellement habitué au confort, synonyme de statu quo. Ce confort est à la fois matériel et intellectuel. Matériel, censé être garanti, en dernier ressort, par l’Etat-Providence, alors que ce dernier s’est transformé, aujourd’hui,  en ombre de lui – même, après avoir épuisé ses ressources et devenu non-opérationnel, voire contre-productif. Et aussi – le confort intellectuel,  à savoir une sorte d’arrogance qui pousse les Occidentaux à se penser aux "maîtres du monde", supérieurs aux autres, et ce, dans un univers où l’avenir ne serait, dans leur imagination, qu’une automatique reproduction de leur passé glorieux. Or la réalité du monde contemporain est à des années-lumière de cette vision atavique qui pollue les esprits occidentaux et engendre la haine – dont les profondeurs sont insondables – de la part de ceux qui se croient humiliés (le plus souvent à tort) par l’ hybris occidental.  

En négligeant la menace, cet attentisme naïf n’a-t-il pas fragilisé nos politiques de Défense et mis en danger la sécurité des nations occidentales ? 

Alexandre Del Valle : En effet, mais cette baisse des budgets européens est aussi liée à l’Etat-Providence qui favorise généralement les dépenses sociales aux détriment des dépenses militaires régaliennes. Ces pays ne peuvent donc pas avoir de défense propre, contrairement aux Etats libéraux, comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, ou aux Etats nationalistes (Russie, Chine, Indonésie, etc). Résultats : cet Etat social ou “Etat Nounou” envahissant et hostile à l’idée d’ennemis ne s’occupe plus des seules missions dont il devrait s’occuper, c’est-à-dire la défense de la sécurité du citoyen, de la propriété, du territoire et des frontières. Aujourd’hui, l’Etat-Providence post-soixanthuitard  n’a plus le droit à la violence légitime, pourtant apanage de l’Etat (Max Weber). A terme, ce ne sont ni la Russie, ni la Chine, ni même le terrorisme islamique, ni même l’impérialisme  américain, ni même l’immigration de masse, qui menacent la survie des peuples européens, mais le message de faiblesse incroyable envoyé à tous les prédateurs naturels du monde par les Européens pacifistes et capitulards.

Alexandre Melnik : La réponse est évidemment oui. La globalisation du monde, c’est aussi la globalisation des nouvelles menaces qui pèsent sur sa sécurité. En cette période charnière de l’Histoire, ces menaces ont changé de nature, en basculant des domaines idéologiques et étatiques dans la sphère de l’inconscient, difficilement quantifiable en termes rationnels, qui relève des clashs identitaires, religieux, civilisationnels, taraudant les fondamentaux de la psychologie humaine. Le danger est diffus et omniprésent, et l’ennemi, qui l’incarne, est animé par la haine et la prétendue (ou réelle) humiliation. Il avance masqué, faisant fi des frontières.

Dans le même temps, les complexes militaro-industriels des Etats occidentaux n’ont-ils pas cyniquement ou hypocritement encouragé des conflits mineurs ?

Alexandre Del Valle : Il est certain qu’un complexe militaro-industriel a intérêt à vendre ses armes, d’ailleurs à n’importe quel bord. Mais, il y a d’autres raisons. Certaines guerres, comme celle en Libye récemment ou celle du Kosovo (1999), ont été menées en partie pour des raisons de politiques intérieures. Nous sommes aujourd’hui dans un système tellement “médiacratisé” et pauvre du point de vue politologique, qu’un chef d’Etat ne peut même plus faire autrement que de renverser un pays ou de faire croire qu’il est tout à coup “le pire ennemi”, alors que quinze jours auparavant il était le plus grand allié de ce pays. Avec les révolutions arabes, on est passé en quelques jours d’Etats amis et alliés (Tunisie, Egypte, puis dans une moindre mesure Libye et Syrie, qui venait plus ou moins d’être réintégrée dans le concert des nations), à des Etats ennemis, alors qu’ils n’avaient pas changé entre temps. L’Europe a une telle faible conscience politique et est tellement vulnérable à toute idéologie de culpabilisation ou rumeur médiatique, qu’un chef d’Etat peut aujourd’hui déclencher des conflits pour de simples raisons d’image personnelle et de politique interne, en vue d’une prochaine élection, sans même que son action soit motivée par l’Intérêt national.

David Engels : Certainement, car il ne faut pas croire que notre impuissance à formuler une véritable politique étrangère commune empêche des acteurs politiques, militaires et économiques individuels à intervenir à un échelon subordonné et à faire avancer leurs intérêts particuliers, rendant ainsi la position de l’Europe encore plus délicate dans le monde, car l’opposition entre la complaisance moralisante des dirigeants politiques et l’interventionnisme machiavélique de certaines institutions semi-autonomes nous a d’ores et déjà valu la réputation de mener une politique profondément hypocrite.

Alexandre Melnik : Dans le kaléidoscope effréné des actualités internationales qui se télescopent et s’entrechoquent, il est primordial pour chacun de nous de savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, le vrai du faux, et, dans ce contexte, de ne pas se tromper ni de siècles, ni de véritables ennemi et ami (ou alliés).

En l’occurrence, même si le cynisme et l’hypocrisie sont souvent, malheureusement, propres au mode de fonctionnement de l’Occident (ce qui est contraire, dans mon esprit, aux valeurs sur lesquelles la civilisation occidentale était construite), la responsabilité de la racine du mal, à la base des guerres et des conflits qui enflamment actuellement le monde, n’est pas imputable aux pays occidentaux. Ainsi, l’exemple de la Lybie n’a rien à voir avec les supposés appétits des complexes militaro-industriels des Etats occidentaux, car l’intervention franco-britannique dans ce pays, sans être idéale ni parfaite, fut, fondamentalement, forcée par les massacres à répétition, avérés et insupportables, perpétrés par un dictateur, au vu et au su du monde entier, contre son propre peuple.

Les interventions militaires restent, actuellement, inévitables et indispensables, mais pour être efficaces elles doivent être rapides, réactives, ciblées, effectuées dans le cadre de coalitions ad hoc à géométrie variable, forgées en fonction des circonstances fluctuantes et sur le socle des valeurs partagées. Ces interventions doivent couper le mal à la racine, ouvrir immédiatement un nouvel horizon positif pour la reconstruction des pays – cibles, au lieu de laisser pourrir la situation, avec des conséquences tragiques, comme cela s’est passé en Syrie.

Quels risques font peser sur l’Occident cet attentisme pacifiste, aujourd’hui et demain ?

David Engels : La guerre, tout simplement. Mais attention : je ne crois pas réellement dans le risque d’une guerre avec la Russie, vu le manque de préparatifs des deux côtés et la nature, somme toute, négligeable du conflit. D’ailleurs, je dois insister sur le fait que le différend actuel avec la Russie, bien qu’inévitable à un moment ou un autre, nous oblige à une politique contre-nature : si nous voulons travailler aux intérêts de notre continent européen au long terme, nous devons comprendre que nous aurions beaucoup plus à gagner d’une alliance durable avec la Russie, dont les richesses et le territoire assureraient des possibilités d’expansion inouïes aux forces européennes, au lieu de jouer le jeux des États-Unis qui, une fois de plus, pratiquent à merveille le divide et impera afin de conserver leur influence sur le continent.

Ainsi, plus l’Europe attendra avant de formuler une véritable politique étrangère et de défense commune, et plus nous risquons de nous retrouver un jour dans une situation à la fois solitaire et décrédibilisée, ce qui ne manquera pas de nous coûter cher si, dans quelques années, nous devions agir face à la menace qui se prépare de l’autre côté de la Méditerranée ou de l’Asie...

Alexandre Melnik : Cet attentisme pacifiste - qui est, pour moi, synonyme d’une mauvaise lecture du monde contemporain -  risque de diluer complètement et de rendre inaudibles, presque ringardes les valeurs occidentales initiales (liberté individuelle, respect de la loi, démocratie, tolérance) et in fine de faire sortir l’Occident des radars du monde de demain,  qui serait, dans cette hypothèse, dominé par les autocraties liberticides.

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