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La faiblesse du politique : l’emprise et le poids de la technostructrure
©THIERRY CHESNOT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Bonnes feuilles

Chloé Morin publie "Les inamovibles de la République" aux éditions de l’Aube et en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès. La crise du COVID-19 a joué un rôle de révélateur sur l’extraordinaire inefficacité et l’inadaptation aux enjeux actuels de notre administration, sur fond de déconnexion et de déresponsabilisation de la haute fonction publique. Extrait 2/2.

Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Vous ne les connaissez pas. Pour paraphraser François Hollande évoquant dans son fameux discours du Bourget le monde de la finance, c’est un adversaire qui n’a «pas de visage […], et pourtant [qui] gouverne ». Ils sont inamovibles. Leur indépendance peut être rassurante – on l’a déjà évoqué –, salutaire, même, mais elle peut aussi se muer en déni de démocratie. Il faut vivre cela pour en éprouver la violence, d’autant plus désespérante que personne, jusqu’ici, n’a réussi à s’attaquer au problème.

Imaginez donc : l’élection présidentielle a eu lieu. Une majorité de Français vient d’apporter son soutien à l’un des candidats – qu’il s’agisse d’un vote franc, d’une stratégie de barrage à son concurrent ou d’un suffrage réservé, pour voir. Celui-ci constitue alors son équipe, investit les palais, nomme ses ministres qui eux-mêmes choisissent des conseillers. Tous sont investis d’un projet, d’une mission au service des citoyens. Tous sont encore portés par l’enthousiasme de la campagne, la perspective des changements promis aux électeurs. Et là, très vite, c’est la douche froide. Dès les premières réunions, alors que chacun prend ses marques, découvre les rouages de l’État et les administrations dont il assure désormais la tutelle, un malaise s’installe. Ce malaise ne cessera de grandir à mesure que le temps passera et que le terme du mandat présidentiel approchera.

Car, dans les yeux des hauts fonctionnaires qui viennent prendre leurs consignes avec des airs faussement dociles; dans leurs sourires en coin; dans leurs « oui, bien sûr » qui sonnent comme des « cause toujours » ; dans le refus de certains de quitter leur bureau pour se déplacer au ministère – « venez me voir à mon bureau», s’est vu répondre par une directrice d’administration centrale un conseiller de mes amis, alors tout juste nommé à son poste ; dans l’usage immodéré d’un vocabulaire complexe et inaccessible au commun des mortels; dans les difficultés mesquines qu’ils font pour donner accès à des informations essentielles; dans les premières « fuites » de projets dans la presse, savamment orchestrées pour effrayer l’opinion; dans toutes ces choses et bien d’autres, vous voyez un signal. Vous entendez une phrase, insistante, implacable. Un vrai scandale démocratique. Une humiliation infligée à chaque citoyenne et chaque citoyen qui a voté pour vous, et dont avec vos conseillers vous portez désormais la volonté : «Vous êtes de passage, moi, je resterai. »

C’est un ministre du gouvernement d’Édouard Philippe qui parle, cité par Libération en décembre 2018:

On fait tous le même constat: l’administration n’est pas à la hauteur. Quand on prépare une réforme, c’est rarement d’elle que viennent les idées fraîches. Et quand on veut l’appliquer, on nous explique d’abord qu’il ne faut toucher à rien.

La technostructure « est toujours là pour nous dire que rien n’est possible », ajoute un autre ministre, considérant que cela pose un sérieux «problème démocratique » : «On donne un ordre et six mois après rien n’a bougé ou on a lancé une étude à la place. Au fond, ils considèrent que les ministres, ça va, ça vient. Et que le vrai pouvoir, c’est eux. »

La situation dont ces ministres témoignent n’est pas nouvelle, loin de là. Souvenons-nous des coups de griffe qu’un Nicolas Sarkozy encore tout feu tout flamme, n’ayant pas encore renoncé totalement à la « rupture », asséna aux corps constitués. Lors de ses vœux auxdits corps constitués et aux fonctionnaires, devant la fine fleur du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, il avait en janvier 2008 établi un constat sévère : «C’est un grand mystère […] de constater que l’inefficacité de l’État et l’épuisement des agents publics n’ont cessé de croître au cours des années récentes à mesure que les effectifs de la fonction publique et les moyens de l’administration augmentaient », dit-il avant de reprendre son credo de campagne, selon lequel il fallait moins de fonctionnaires, mais mieux payés.

Déjà, pendant sa campagne électorale de 2007, il avait prévenu. Au sujet des principaux directeurs d’administration centrale, il confiait à ses collaborateurs: « Je vais les dénommer puis les renommer en bloc pour qu’ils sachent de qui ils tirent leur légitimité et pour qu’ils comprennent qu’ils doivent mettre en œuvre toutes les décisions du gouvernement. » Mais il avait très vite temporisé, craignant de brouiller son message d’«ouverture» à gauche.

Emmanuelle Mignon, sa directrice de cabinet, promettait alors: «À mi-quinquennat, quand nous aurons restructuré l’administration, on pourra mettre en œuvre cette idée. » En attendant, il mena pendant des mois une lutte sans merci contre une partie de la haute fonction publique. L’un de ses principaux collaborateurs expliquait ainsi: «Vous ne pouvez pas imaginer combien nous avons évité d’erreurs depuis notre arrivée à l’Élysée, en allant chercher directement l’information dans les administrations », donc en contournant les directeurs réfractaires. Sarkozy avait également manifesté son impatience en procédant à des nominations de directeurs d’établissements publics ou d’ambassadeurs en dehors du cursus honorum classique.

Mais il fut vite rattrapé par les accusations de népotisme – en raison de la tentative de nomination de son fils, alors étudiant en droit, à la tête de l’Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense (Epad) – et paralysé par l’étiquette de «président des riches » que lui colla son opposition. Et les hauts fonctionnaires, à force d’inertie et d’habiles manœuvres en coulisses, finirent par avoir raison des velléités présidentielles. Ils réussirent même à surfer sur l’antisarkozysme de plus en plus virulent de l’opinion pour ranger les citoyens dans leur camp, au fil des nombreux bras de fer qui émaillèrent le quinquennat. Il n’y eut donc jamais de mise au pas générale des directeurs d’administration centrale – si bien qu’à son retour en politique, lors de la primaire de la droite en 2016, Nicolas Sarkozy promit de mettre en œuvre, cette fois-ci, un véritable spoil system.

Je ne connais pas un poids lourd politique, ex-ministre ou simple député, qui n’ait pas d’anecdote sur cette confiscation du pouvoir à bas bruit par la haute administration. À l’image de cette héritière de François Mitterrand qui a connu toutes les administrations depuis le premier président socialiste et a exercé de très hautes responsabilités. Il s’agit d’une ex-ministre dont chacun, ami ou ennemi, reconnaît la poigne et le courage. Elle avait coutume de dire à ses conseillers qu’il ne fallait pas s’attaquer frontalement à la haute administration car on ne gagnait jamais. Jusqu’ici, hélas, l’histoire lui a donné raison. Il faut contourner, ruser, endormir, cajoler… Jamais le rapport de force frontal, assumé, celui que Sarkozy puis Macron tentèrent d’instaurer, n’a fonctionné au profit du politique. Donc, du peuple qu’il représente.

Comme la plupart des Français tiennent les politiques pour des sangsues incompétentes, ils pourraient ne pas voir le moindre scandale dans leur mise en échec par l’administration. Qui sait combien d’erreurs, de bourdes, de décisions politiques nuisibles l’administration nous épargne ? Il y en a forcément. C’est même certain.

Et puis l’on pourrait cyniquement se dire que, la probabilité d’une accession au pouvoir du Rassemblement national augmentant chaque jour, il pourrait être bon d’avoir des alliés dans la place le moment venu, pour freiner les velléités autoritaires. Mais, outre que l’on peut toujours douter de ce dernier point – combien de hauts fonctionnaires ont validé, servi, soutenu Vichy ? –, il y a quelque chose de profondément choquant à considérer que, par principe, ceux qui devraient servir la volonté du peuple, dont les représentants élus sont l’incarnation, seraient là pour entraver cette même volonté.

A lire aussi : Comment les administrations prennent le pas sur le pouvoir politique

Extrait du livre de Chloé Morin, "Les inamovibles de la République", publié aux éditions de l’Aube et en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès

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