La désindustrialisation européenne est largement un mal auto-infligé mais personne ne demande de compte aux coupables<!-- --> | Atlantico.fr
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Une usine de production d'acier.
Une usine de production d'acier.
©FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Réindustrialisation

La France et ses voisins européens font face aux conséquences de la désindustrialisation. Ces contre-performances résultent d'erreurs politiques et de mauvaises orientations économiques.

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou est directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Partners. Il est l'auteur de "Liberté, égalité, mobilié" aux éditions Marie B et "1,2 milliards d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?" (2012).

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Atlantico : La France, comme une partie de l'Europe, lutte aujourd'hui contre une importante vague de désindustrialisation. Nombreux sont ceux qui, face à l'ampleur du problème, semblent avoir capitulé. Pourtant, la désindustrialisation de l'Europe n'est-elle pas un mal auto-infligé ? Pourquoi décroche-t-on à ce point, au juste ?

Jean-Pierre Corniou : Partons du constat chiffré. La part de l’industrie dans le PIB de l’Union européenne est passée de 18% en 2000 à 15% en 2021. Si elle est passée en France en 20 ans de 18% à moins de 10%, cette baisse affecte également tous les autres pays de l’UE. Toutefois, l’Italie (15%), l’Autriche (17%), l’Allemagne (19%), la République tchèque (21%) résistent le mieux. Il y a une Europe du Nord et de l’Est qui a maintenu une part de la richesse nationale dans la contribution industrielle mieux que l’Europe du Sud et de l’Ouest.  L’Europe dans son ensemble a joué dans les années quatre-vingt-dix la carte de l’économie des services sans toutefois être capable de faire naitre des géants dans l’économie numérique en dehors d’éditeurs comme SAP, Dassault Systems ou Siemens. Les grands acteurs informatiques européens ont tous disparu, faute de volonté politique européenne et d’entrepreneurs audacieux, et cette industrie peine à se reconstruire à l’ombre des géants américains et chinois.  

Qui fait mieux dans le monde ? Les Etats-Unis ont maintenu une industrie puissante et diversifiée en dépit d’une amplification considérable de leurs échanges avec la Chine notamment, mais aussi le Mexique. Les investissements massifs accordés dans le cadre de l’IRA par l’administration Biden visent à renforcer cette position. L’industrie y représente 19,4% du PIB. Le Japon a également une solide tradition manufacturière et l’industrie, très diversifiée, y représente 27% du PIB. La Corée du sud est devenue en cinquante ans un grand pays industriel avec 25% de son PIB dans l’électronique, l’automobile, la construction mécanique et navale. La Chine qui n’a pas achevé la mutation de son appareil industriel, est encore à 37% du PIB. 

Globalement, la suprématie européenne est aujourd’hui contestée dans l’industrie et même l’Allemagne recule. 

Si le mal de la désindustrialisation est auto-infligé, cela signifie qu'il résulte de mauvais choix politiques, de mauvaises orientations... Qui sont les coupables ? Pourquoi ne leur demande-t-on pas les comptes que l'on serait pourtant légitime à exiger ?

Cherchons les causes avant d’identifier les éventuels coupables. L’image que les Français se faisaient et se font encore de l’industrie est une des sources majeures de ce désintérêt.C’est parce qu’ils voient encore dans l’industrie un modèle historique de sueurs des hommes et de suies des cheminées d’usines qui a fait fuir des générations qui se sont retrouvées dans des activités jugées moins dangereuses et moins intenses, comme le secteur public ou la distribution. Parce qu’on a aussi longuement expliqué que l’usine était le lieu de la lutte des classes et que ses grands symboles, de 1936 à 1968, se situaient dans l’industrie chez Renault, Berliet et dans la sidérurgie lorraine. Classe laborieuse, classe dangereuse, écrivait Louis Chevalier en 1958 sur l’histoire du XIXe siècle. Mais les images et les préjugés sont tenaces.C’est parce qu’au XXIe siècle on assimile encore l’industrie, et l’énergie, à la pollution que l’industrie est la mal aimée du discours écologiste. Au fond, pour de multiples raisons, qui ont varié dans le temps, la classe politique est depuis le XIXe siècle, déchirée entre un désir rationnel d’industrie et son rejet, largement relayé par une opinion publique peu favorable à l’industrie.En 1976, Alain Peyrefitte écrit dans « Le mal français » : « L’entreprise par exemple a mauvaise presse. Symbole du capitalisme honni, paravent de puissances mystérieuses, sans cesse accusée « d’exploiter les travailleurs, monarchiquement et obscurément gouvernée, lieu quotidien, inéluctable, d’une vie marquée par la dépendance – elle a tout pour ne pas plaire. Pourtant, dès qu’elle est menacée, chacun se découvre patriote d’entreprise : « On ne ferme pas » - comme à Verdun on ne passait pas… ». 

En dépit de la contraction de son tissu industriel de PME la France continue de compter 31 entreprises parmi les 500 plus grandes entreprises mondiales. Son industrie aéronautique et spatiale produit 30 milliards € d’excédents commerciaux en 2023. Le secteur de la chimie, parfums et cosmétiques se place au second rang des exportations avec 18 milliards d’excédents commerciaux. L’industrie agroalimentaire et le secteur des boissons ont un solde positif de 7,4 milliards €. C’est donc qu’il existe des équipes dirigeantes d’entreprise qui ont choisi les créneaux porteurs et rémunérateurs leur permettant de développer un leadership mondial. A l’inverse, ceux qui ont échoué, dans le même contexte social et fiscal, en sont responsables pour de nombreuses raisons qui tiennent aux erreurs de stratégie, de management, et à des choix de profitabilité de court terme qui les ont poussés à ne pas investir suffisamment.Ainsi l’industrie automobile française, fleuron de notre compétence industrielle, est devenue déficitaire depuis le début des années 2000 après avoir été un des moteurs de l’excédent commercial. Les choix de gamme, les processus industriels coûteux dans des usines vieillissantes ont poussés les constructeurs à installer leurs usines dans des pays à bas coût de main-d’œuvre, faisant de Toyota à Onnaing le premier exportateur français d’automobiles !En 2023, le déficit commercial de l’industrie automobile s’élève à23,9 milliards €. Sur les dix voitures les plus vendues en France, neuf sont de marque française et deux seulement sont construites en France, dont la Toyota Yaris.

Quelle est l'ampleur exacte du problème ? Qui sont les pays les plus concernés et, à l'inverse, ceux qui parviennent encore à garder la tête hors de l'eau ?

Le solde commercial est le juge de paix ultime de la compétitivité. Encore lourdement grevé par les importations de pétrole, le solde extérieur s’est amélioré en 2023 pour passer au-dessous de la barre des 100 milliards € contre 163 milliards en 2022, avec une amélioration notable du solde des produits manufacturiers de 22,8 milliards €. Mais le combat reste à mener. 

L’équation reste la même pour tous les pays et malgré les promesses et les protestations, la France ne s’affranchira jamais de cette loi d’airain : le succès de l’industrie suppose des clients, des produits attractifs, des marges suffisantes pour innover et investir. C’est la somme de ces facteurs qui va faire apprécier les produits français et européens et nourrir leur expansion.Toutes les mesures de dissimulation de cette vérité crue relèvent du bricolage. C’est notamment le cas des barrières douanières qui n’ont de sens que de protéger une industrie de façon provisoire pour lui permettre de devenir compétitive. Elle résulte aussi bien de l’initiative des personnels des entreprises et de leurs dirigeants que de la facilitation de la mise en œuvre de facteurs de production efficients, action multiforme pour laquelle l’État dans chacun des pays européens, avec des intensités diverses, conserve un rôle central. La viscosité de l’écosystème industriel interdit les coups de barre éphémères et les décisions spectaculaires contextuelles. Cela implique, au contraire, une gestion patiente du temps long, la plupart du temps incompatible avec les exigences de résultats du temps politique et souvent les exigences du retour sur investissement des actionnaires. Et ce temps long est composé des microdécisions des agents économiques, qui façonnent au fil du temps la consommation et l’investissement, mais aussi des choix des profils de compétence et de carrière, qui structurent un continuum qu’il est impossible de réorienter rapidement. 

Tous les pays sont confrontés à cette réalité. Continuer à innover, Investir dans les compétences, maintenir au meilleur niveau les infrastructures, maîtriser l’énergie, piloter la décarbonation représentent autant de défis auxquels sont confrontés les industriels de chacun des pays européens. Les miracles n’existent pas en économie et encore moins dans l’industrie. L’Allemagne est ainsi confrontée à une crise sans précédent de son industrie, face à un concurrent redoutable, la Chine. Alors que les industriels allemands avaient jusqu’alors fait un sans-faute en Chine, ils découvrent des concurrents innovants, qualitatifs et agiles dont personne ne soupçonnait vraiment la maîtrise.

Peut-on encore revenir sur le problème et arrêter le mal de la désindustrialisation ? Si oui, comment ?

La production industrielle est indispensable au bien-être et à la sécurité des citoyens européens. On l’a constaté pendant la crise de la COVID, on le constate encore depuis la tentative d’invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous sommes toujours vulnérables quand une part de nos consommations de produits stratégiques dépend du bon vouloir, en volume comme en prix, d’acteurs étrangers au territoire. Pour de multiples raisons, cette dépendance, gérable par des accords et des contrats en période de stabilité, peut se révéler une fragilité dangereuse quand les tensions géopolitiques et climatiques s’accroissent. C’est progressivement, dans la décennie soixante-dix, que la baisse de l’emploi industriel a été constatée alors que l’augmentation de l’emploi dans les services rendus aux ménages et aux entreprises est apparue comme un phénomène majeur de l’économie. Or en fait les économistes ont commencé à comprendre que c’est l’industrie qui conditionnait cette dynamique des services.

Les États européens en ont pris brutalement conscience et tous ont engagé, en lien avec l’Union européenne dans le cadre du Plan de relance de décembre 2020, des stratégies de contre-attaques pour consolider sur le territoire européen les conditions durables de la souveraineté. 

Après 25 ans de glissade, la part du secteur manufacturier dans le PIB s'est stabilisée depuis 2012. Depuis 2017, il y a eu près de 280 créations nettes d'usines, dont 210 au cours des deux dernières années. Le secteur manufacturier a créé 110.000 emplois depuis 2018. Mais la reconquête par la réindustrialisation prendra dix ans. Pour la première fois le gouvernement en fait sa priorité. La Plan France 2030 positionne cette ambition industrielle sur des secteurs nouveaux :réacteurs nucléaires de petite taille (SMR et AMR), hydrogène vert, véhicules électriques, décarbonation de l’aéronautique, biomédicaments, développement du secteur spatial et maritime. C’est une industrie attractive et décarbonée qu’il faut inventer et y attirer les meilleures compétences. 

Il faut également renforcer la compétitivité des PME sur les marchés étrangers et augmenter le nombre d’entreprises exportatrices, actuellement 146 000, pour atteindre 200 000 en fin de décennie. L’Etat stimule leurs efforts en les soutenant à hauteur de 20 milliards €, notamment par l’assurance-crédit. 

On ne peut pas écrire plus justement que le rapport de Louis Gallois en octobre 2012 : « La perte de compétitivité industrielle est le signe d’une perte de compétitivité globale de l’économie française. Car l’industrie ne se développe pas en vase clos : elle dépend des autres secteurs de l’économie, des services et de l’énergie en particulier ; elle dépend de l’écosystème créé par les politiques publiques, de la dynamique des dépenses et des recettes publiques, du fonctionnement des services publics, des grandes infrastructures, comme de l’appareil de formation et de recherche ou du marché du travail. Cette perte de compétitivité est, pour une large part, à l’origine de déséquilibre des finances publiques comme du chômage ; elle limite notre marge de manœuvre en Europe et dans le monde, elle menace notre niveau de vie et notre protection sociale ; elle réduit la capacité de croissance de l’économie. » 

France 2030 ne réussira pas pleinement si la réindustrialisation ne devient pas une priorité de toute la société française. Tous coupables, certainement pas. Tous responsables du futur, sans aucun doute.

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