La cyber-armée de l'Etat islamique : dans les secrets de la redoutable machine de propagande et de cryptage du groupe djihadiste <!-- --> | Atlantico.fr
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L'Etat islamique dispose d'une cyber-armée, qui est un dispositif clé de sa force de frappe.
L'Etat islamique dispose d'une cyber-armée, qui est un dispositif clé de sa force de frappe.
©Reuters

Secrets de djihad

L'Etat islamique dispose non seulement de combattants armés, dans le Moyen-Orient et dans nos villes, mais également d'une cyber-armée, qui est un dispositif clé de sa force de frappe. Ses deux fonctions : permettre la communication entre les différents éléments de "l'Etat" islamique et d'assurer sa propagande.

Pascal-Emmanuel Gobry

Pascal-Emmanuel Gobry

Pascal-Emmanuel Gobry est journaliste pour Atlantico.

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Ces deux fonctions sont absolument fondamentales au 21ème siècle ; la communication étant essentielle pour coordonner les différentes cellules de Daesh à travers le monde, et la propagande ayant permis à Daesh de recruter les 20 à 30 000, selon les sources, combattants étrangers qui ont rejoint le groupe depuis sa déclaration d'un caliphat.

La communication

Aujourd'hui, tout le monde sait que nos Etats surveillent toutes nos communications électroniques. Pour être honnête, on le savait déjà avant, et si on ne le savait pas, on s'en doutait. Daesh aussi. Ce qui revient dans presque toutes les analyses d'experts en contre-terrorisme, c'est l'expertise technique de Daesh. Ils maîtrisent les dernières techniques de cryptage des communications, et sont capables d'utiliser des canaux fermés, protégés par des techniques de dernier cri.

Parfois, il s'agit tout simplement d'utiliser des applications disponibles à tout le monde, qui s'avèrent crypter les communications de manière renforcée, comme l'appli de chat WhatsApp et l'application de chat de la PlayStation 4. Mais les communicateurs de Daesh savent créer des VPN, des réseaux privés virtuels - comme ceux utilisés par les grandes entreprises et les administrations pour crypter leurs communications - pour sécuriser leurs communications.

Comme l'avait signalé NBC News, Daesh dispose d'un "help desk", disponible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, pour aider les membres de Daesh pour tout problème technique. Ce help desk serait composé d'une équipe principale d'une demie douzaine d'ingénieurs chevronnés, basés sur le territoire du "califat", et d'une vingtaine d'experts situés de par le monde (et ainsi capables de répondre à n'importe quelle heure). 

Une application que Daesh utilise beaucoup dernièrement : Telegram. Comme le rapporte Pamela Engel de Business Insider, cette application de messagerie se concentre sur la sécurité de ses communications, utilisant toutes les techniques de dernier cri. On comprend pourquoi : le fondateur de Telegram est Pavel Durov. Pavel Durov a précédemment créé vKontakte, le "Facebook de Russie" - jusqu'à ce que son entreprise aie été confisquée par des alliés de Vladimir Poutine - selon Durov, après le refus de ce dernier de collaborer avec les tentatives du Kremlin d'espionner les communications des utilisateurs du réseau social. Durov a donc créé Telegram dans le but d'offrir à tout un chacun une protection de sa vie privée en béton armée ; le réseau aurait aujourd'hui plus de 60 millions d'utilisateurs. 

Mais Telegram est également un outil de propagande pour Daesh. En effet, le réseau permet non seulement les communications de un-à-un en messages privés, ou par groupe, mais également les communications de un à plusieurs, permettant de créer, en quelque sorte, des chaînes de média privés. Alors que Facebook et Twitter censurent de plus en plus activement les pages de Daesh et de ses soutiens, ceux-ci s'étaient tournés vers Telegram pour publier leur propagande. 

Au départ, Durov avait refusé de combattre les activités de Daesh sur sa plate-forme, arguant que la défense de la vie privée est plus importante. "Oui, il a une guerre au Moyen-Orient," a-t-il déclaré à une conférence. "Mais Daesh trouvera toujours un moyen de communiquer avec ses cellules. Et si un moyen n'est pas assez sécurisé pour eux, ils en trouveront un autre. Nous ne nous sentons pas coupables. On fait ce qui est important, qui est de protéger la vie privée de nos utilisateurs."

Depuis l'attaque de Paris, Telegram a changé son fusil d'épaule et censure maintenant les diverses chaînes de Daesh et de ses affiliés--et en réponse, Daesh a "déclaré la guerre" à Telegram. 

Cette double utilisation de l'appli Telegram--pour la communication privée, et pour la propagande--montre bien les deux fronts de la cyberarmée de Daesh. Daesh, c'est aussi l'effort de propagande le plus important jamais déployé par un groupe terroriste.

La propagande

Pour Daesh, la propagande, c'est fondamental. Après tout, l'impact du terrorisme dépend de la réverbération de ses actions dans la conscience publique. Et la propagande est un élément clé de l'objectif de Daesh, de recréer le caliphat du début de l'Islam--et donc de demander et d'obtenir l'allégeance religieuse et politique de tous les musulmans du monde. Et, plus prosaïquement, de recruter le plus de combattants possibles pour renforcer son embryon d'"Etat."

Une enquête majeure de Greg Miller et Souad Mekhennet du Washington Post, fondée sur des entretiens de plusieurs "repentis" de Daesh aujourd'hui incarcérés au Maroc, nous donne pour la première fois un vrai aperçu de cette pièce cruciale de la machine Daesh.

Selon les témoignages, le coeur de ce qu'on peut appeler la division média de Daesh est composé d'une centaine de personnes, qui travaillent dans un même immeuble à l'accès protégé, avec du matériel dernier cri. Et Daesh est parfaitement conscient de l'importance de sa division média : les directeurs de cette division ont le rang d'"emir", rang égal à celui des principaux chefs militaires. Les membres de la division média sont très bien payés - parfois sept fois plus qu'un soldat de rang équivalent - et on leur attribue parfois une villa et une voiture. 

Daesh contrôle son message : tout nouveau "citoyen" de Daesh se voit confisquer ses caméras, de peur qu'une image non autorisée ne sorte. Les équipes sont ultraprofesionnelles ; elles profitent à la fois du talent d'Al Qaida en Iraq, dont Daesh est issu, ainsi que du talents (et du multilinguisme) de jeunes de tous les pays qui ont rejoint Daesh, et ont souvent travaillé dans les médias ou la communication avant de devenir jihadistes.

La propagande est d'une grande importance. Un témoin, "Abu Abdullah", raconte comment une des nombreuses exécutions de Daesh était gérée en pratique par l'équipe média qui la filmait. Ils avaient des panneaux écrits en arabe pour que le bourreau puisse lire son texte, et celui-ci a dû lever et baisser son sabre plusieurs fois afin que les caméramen puissent prendre l'image de plusieurs angles. La décapitation n'a eu lieu que lorsque le réalisateur du clip l'a permis. 

Parfois, le travail de propagande est peu ragoûtant. Un témoin raconte qu'une de ses tâches était de récupérer des cadavres de soldats de Daesh de scènes de bataille, de hausser les coins de leur bouche pour leur donner des sourires de martyrs et de pointer leurs doigts vers le ciel dans le signe souvent repris par les combattants de Daesh, avant de prendre des photos. 

Daesh produit deux sortes de propagandes, qui peuvent sembler, lorsque juxtaposées, par exemple dans Dabiq, le magazine officiel de Daesh, tout à fait lunaires : une propagande ultra-violente, orientée vers l'extérieur, qui glorifie les massacres de Daesh, afin de faire peur aux ennemis et de recruter de nouveaux combattants, et une propagande orientée vers l'intérieur, visant à convaincre de manière quasi-soviétique les habitants du territoire de Daesh que leur pays est une utopie. 

On ne les voit pas dans l'Occident, mais le département média de Daesh produit également de la propagande qui dépeint la vie sous Daesh comme idyllique : les nouveaux hôpitaux produits par Daesh, l'efficacité des tribunaux de charia, et surtout, la nouvelle administration non corrompue--un sujet très important dans des pays depuis des décennies sous la férule de dictatures corrompues). Comme le raconte Michael Weiss du Daily Beast, interrogant un autre repenti, l'histoire suivante circule dans Daesh : Abu Bakr al-Baghdadi, le "caliphe" de Daesh, circulait incognito dans une petite voiture pour inspecter son territoire, et emboutit la voiture d'un autre ; le conducteur de l'autre voiture, ne le reconnaissant pas, l'agonit d'injures et le menace du tribunal ; ce denier accepte ; ils vont dans le tribunal de charia local ; le juge, lui, reconnaît Al-Baghdadi, lui demande ce qu'il a à dire pour sa défense ; Al-Baghdadi reconnaît qu'il est en faute, le juge lui prescrit l'amende exigée par la charia, Al-Baghdadi la règle et repart. L'histoire est sans doute fausse, mais est très illuminante à plusieurs titres : l'intérêt que Daesh a à renforcer son propre mythe en propageant des histoires comme celle-ci ; et l'attrait que peut avoir l'idée, sinon la réalité, d'un régime non corrompu, bien que brutal, dans des régions qui vivent depuis toujours sous la férule d'Etats corrompus.

Les équipes média de Daesh produisent donc des clips de cinéma, certains d'une ultraviolence atroce, et d'autres d'un angélisme de propagande. Les rescapés racontent comment les soldats de Daesh font le tour des villages, créent des cinémas à ciel ouvert, avec des draps et un projecteur et un ordinateur portable, et invitent les citoyens à regarder. Un rescapé, "Abu Hourraira", raconte, à propos des enfants et des images de violence : "ils ne ferment pas leurs yeux--ils sont fascinés." 

Cette propagande n'est pas juste pour la gloire. Elle est un élément clé de la stratégie de guerre de Daesh. Elle renforce son aura de terreur, qui lui a permis de gagner du territoire aux dépens de ses ennemis qui l'ont abandonné sans coup férir. Et surtout, elle lui permet d'attirer de nombreux nouveaux combattants. De nombreux repentis de Daesh interrogés ont dit que leur décision de rejoindre le jihad fut encouragée par le visionnage de vidéos de Daesh. Ce serait entre 20 000 et 30 000 combattants étrangers, selon les estimations, qui auraient rejoint Daesh depuis quelques années. En ceci, Daesh a renversé la stratégie d'Al Qaida, dont Daesh est issu et qui est aujourd'hui son rival. Les vidéos d'Al Qaida glorifiaient les dirigeants de l'organisation, notamment Osama ben Laden ; les vidéos de Daesh glorifient les combattants, et le "caliphe" Al-Baghdadi reste plutôt incognito. Les vidéos d'Al Qaida étaient doctes et rigides, consistant souvent de sermons de plusieurs heures ; les vidéos de Daesh sont des clips survitaminés ressemblant à des films d'action. Al Qaida recrutait surtout par bouche à oreille, à travers des mosquées et autres réseaux radicaux connus ; Daesh recrute par internet et par les médias sociaux. 

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