La bourse ou la Crimée : jusqu’où l’économie russe pourrait-elle résister à des sanctions occidentales ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La Russie se prépare à des scénarios de sanctions internationales.
La Russie se prépare à des scénarios de sanctions internationales.
©Reuters

Bras de fer

En retirant des banques américaines des milliards de dollars d'avoirs, la Russie montre qu'elle se prépare aux pires scénarios de sanctions internationales contre l'intervention en Ukraine. Gel des avoirs, fuite des investisseurs, restrictions commerciales... Qu'est-ce qui pourra faire reculer Vladimir Poutine ?

Atlantico : Selon Challenges.fr, le jeudi 6 mars, la Banque centrale de Russie a retiré des banques américaines une grande partie de ses avoirs : des milliards de dollars transférés en Europe. Dans le conflit ukrainien, le président russe envisage donc tous les scénarios, y compris celui qui verrait Washington geler les avoirs russes. Est-à-dire que Vladimir Poutine ne reculera devant rien ?

Julien Vercueil : Les scénarios possibles du développement de la crise sont encore nombreux. Tout le monde souhaite une sortie par le haut, négociée et stabilisante pour l'Ukraine et pour la région. Mais ce n'est qu'un des scénarios possibles et les autorités russes sont en train de prendre des mesures de nature à limiter l'impact de sanctions éventuelles sur les intérêts russes à l'étranger, au cas où les tensions actuelles perdureraient.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Si tel était le cas, cela signifierait que nous sommes confrontés à une personnalité pathologique. Il est vrai que la chancelière allemande dit avoir le sentiment que Poutine évolue dans « un autre monde », mais cet autre monde n’est pas forcément celui de la pathologie. Du reste, il y a de la pathologie dans le déni occidental des réalités politiques et la préférence pour la « stabilité » à tout prix, envers et contre le « monde de la vie ». Freud voyait dans l’obsession de la stabilité une sorte de ruse de Thanatos. Si l’on revient à la banque centrale russe, la décision de retirer une partie des avoirs placés aux Etats-Unis est d’abord un indicateur des perceptions russes. Il semble que Poutine prend au sérieux la détermination à agir de Washington. La banque centrale russe ne ferait donc qu’anticiper les décisions à venir du gouvernement américain, Obama ayant enfin pris la mesure du défi.

Poutine reculera-t-il devant quoi que ce soit ? Au fil des mois et des années, il a évalué le rapport des forces et il le juge favorable, non pas sur le plan matériel – la « balance » lui est défavorable –, mais sur le plan mental. La plupart des gouvernements occidentaux, administration Obama en tête, étaient en effet persuadés que Poutine ne cherchait qu’à améliorer les « termes de l’échange » avec l’Occident. Sa motivation centrale aurait été de rehausser la place de la Russie, et de négocier sur un pied d’égalité un partenariat stratégique avec l’Occident. Ce jugement inspirait et justifiait la diplomatie du « reset ». Moyennant quelques ajustements réciproques et une plus grande distance vis-à-vis de l’Est européen, il devait être possible de dégager une plage de coopération.

Cette complaisance à l’égard de la Russie et la focalisation des gouvernements occidentaux sur leurs problèmes domestiques ont convaincu Poutine qu’il pouvait aller de l’avant, sans avoir à craindre de réaction significative. A cet égard, le « pragmatisme » occidental qui a prévalu après l’offensive militaire russe en Géorgie, en août 2008, n’a pas tenu compte de la brutalité des faits, des événements qui se sont produits et de leurs contrecoups. Cela est tout sauf pragmatique. Le discours américain du « pivot », bien qu’il ne se soit pas traduit par une bascule vers l’Asie-Pacifique, a certainement influencé les perceptions de Poutine. Dans la durée, il mise sur un retrait américain depuis l’Europe et un délitement des instances euro-atlantiques.

Aujourd’hui, l’idée directrice du « reset » est démentie par les faits, directement observables en Crimée. Si les Occidentaux en sont pleinement conscients, et si les actes suivent, Poutine ne sera pas en mesure de subvertir la balance des forces entre la Russie et l’Occident. En d’autres termes, Poutine peut être arrêté. Ne surestimons pas la puissance de la Russie – elle n’est forte que de nos faiblesses et inconséquences -, et considérons les données objectives. La Russie n’est pas une économie émergente et la moitié de son commerce extérieur se fait avec l’UE et ses Etats membres. Ses exportations à destination de l’Europe représentent 15 % de son PIB quand celles de l’UE vers la Russie ne représentent guère plus de 1 % du PIB européen. Bien entendu, il faut ensuite travailler dans le détail, prendre en compte des critères qualitatifs (voir l’importance des flux énergétiques), mais ces grandes masses donnent quelque idée de la corrélation des forces.

Dans le même temps, les avoirs quittent les banques russes à un rythme effréné. Un fuite des investisseurs qui affaibli le rouble et freine la croissance. Pour Les Échos, l'investissement est d'ailleurs le seul véritable moyen de pression. Selon une note de la banque UBS, des mesures pour réduire, voire interdire, ces investissements auraient "un effet très négatif sur les activités quotidiennes des banques et des entreprises russes et leurs capacités à obtenir des financements extérieurs ". Pourquoi les investissements étrangers sont-ils le plus fort moyen de pression ? Le manque de confiance des investisseurs pourrait-il suffire à faire plier Moscou ?

Julien Vercueil : Il faut faire attention à ce que l'on entend par "investissement". La Russie ne souffre pas tant d'un manque de capital en général que d'un manque de capitaux à long terme susceptibles de moderniser son économie. De ce point de vue, le retrait actuel de placements de portefeuille est une péripétie de plus dans la longue histoire de l'instabilité financière, à laquelle Moscou n'échappe pas. Il mettra en difficulté des entreprises qui ont besoin de faire "rouler" leur dette en devises, c'est à dire remplacer d'anciens prêts par de nouveaux prêts en devises, comme à l'automne-hiver 2008-2009, lorsque la Russie a subi le contrecoup de la crise des subprimes.

Par conséquent, le coup peut être rude à court terme pour certains secteurs de l'économie (le secteur financier et quelques entreprises exportatrices de produits de base par exemple) et provoquer, comme en 2008-2009, une déstabilisation temporaire du secteur financier. Mais cet effet serait de toute façon moins délétère à long terme que la perte en termes d'image qu'est en train de subir l'économie russe dans son ensemble. Cette image conditionne la capacité de la Russie à attirer les investissements modernisateurs dont elle a structurellement besoin. C'est cela, à mon sens, qui peut faire réfléchir les autorités russes et accélérer la sortie de crise sur le plan diplomatique.

Jean-Sylvestre Mongrenier : L’évasion des capitaux depuis la Russie est un problème structurel qui s’explique par l’absence de réformes de l’économie russe, le manque de perspectives, en-dehors de l’exportation de produits de base, et un climat des affaires plus répulsif qu’attractif. Pour évaluer ce « climat », il suffit de se reporter aux indices de corruption qui servent d’indicateurs et de repères aux investisseurs internationaux. Les flux vers l’extérieur de l’argent russe et l’incapacité à franchir seul un certain nombre de seuils, ceux qui permettraient de « monter en gamme », expliquent l’importance des investissements étrangers pour le devenir de la Russie. Il faut aussi être conscient que les grands projets pétro-gaziers, dans des zones aux limites de l’œkoumène, requièrent des coopérations internationales, sur le plan financier comme sur le plan technologique.
Pourtant, le manque de confiance des investisseurs internationaux et la fuite des capitaux ne suffiront pas à faire plier Moscou, dans l’immédiat à tout le moins. Les échelles de temps ne sont pas les mêmes. En Crimée, Poutine est allé très vite et il a mené une politique du fait accompli. Certes, le manque de confiance des investisseurs dans l’avenir de l’économie russe, la fuite des capitaux et la dépendance excessive de l’économie russe vis-à-vis des hydrocarbures produiront leurs effets, mais dans la durée. Si l’accélération du tempo et des phénomènes de rupture ne sont pas à exclure – la nécessité finit toujours par vous rattraper -, nous ne sommes pas sur les mêmes temporalités que la crise ukrainienne.

Enfin, le seul jeu des intérêts privés ne suffira pas. Il faut que les gouvernements occidentaux fondent une nouvelle politique russe, articulée sur les réalités, en regard des intentions et des représentations géopolitiques des hommes qui dirigent la Russie. C’est d’ailleurs le rôle d’un « Etat vrai » que de transcender la sphère des intérêts privés, multiples et contradictoires, pour prendre en charge le bien commun. Peut-être faudrait-il redécouvrir la philosophie hégélienne de l’Etat. Les relations d’hostilité et l’« essence du politique » ne sont pas solubles dans le libre jeu du marché et l’autonomie de la société civile.

Pour l'instant, le dernier sommet européen de Bruxelles n'a débouché que sur des sanctions politiques, mais l'Union menace de prendre des sanctions économiques si la situation se détériorait, à travers par exemple le gel des savoirs de certaines personnalités. Ce type de sanction peut-il être dissuasif ? Quelles autres sanctions sont envisageables ?

Julien Vercueil : La situation des dirigeants européens est difficile. Il faut composer avec les diverses sensibilités internes à l'Union Européenne, il faut rassurer le gouvernement provisoire ukrainien et la partie de la population qui n'accepte pas le coup de force en Crimée. Mais en même temps, il ne faut pas insulter l'avenir et s'aliéner la partie pro-russe des ukrainiens (qui n'est pas anti-européenne), ni la poursuite de relations de coopération avec la Russie.

Dans ce contexte, les sanctions individuelles ne sont pas dissuasives en tant que telles, mais elles sont la réaction a minima pouvant être envisagée dans un premier temps. Encore faut-il identifier ces personnalités et justifier cette identification. Quelle que soit la nature d'autres sanctions éventuelles (restrictions commerciales, restrictions aux transferts de technologies ou autres), elles ne devraient pas, à mon sens, être envisagées avant que toutes les solutions coopératives aient été épuisées.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Sur le plan des sanctions, l’Union européenne et ses Etats membres ont fait le choix d’une « riposte graduée ». Du fait de la détermination de Poutine, des choix opérés et de la situation sur le terrain – le viol flagrant de la souveraineté ukrainienne et le rattachement de fait de la Crimée à la Russie -, cette approche graduelle peut sembler déphasée, voire déconnectée des réalités. Alors que l’invasion militaire s’est produite en quelques heures, certaines chancellerie en sont toujours à condamner l’« escalade » et les grands médias n’en finissent pas de titrer sur Poutine qui « souffle le chaud et le froid ».

Si l’on doit regretter le manque d’anticipation des dirigeants occidentaux, leur manque de réactivité à tout le moins, il serait erroné de voir dans cette approche graduelle de l’inconséquence, ou une simple tactique d’évitement. En fait, les gouvernements occidentaux ont commencé à réajuster leurs représentations et leurs postures. Dans le cadre de l’UE comme dans le champ transatlantique, nous sommes entrés dans une phase de négociation entre les gouvernements. Il faut revoir nos cartes mentales et cela prend du temps, surtout pour s’accorder entre Etats souverains. D’un côté, nous avons un pluriversum géopolitique : les nations occidentales, librement alliées les unes aux autres. De l’autre, un système autoritaire et unitaire, organisé autour d’une seule personne. Pourtant, si l’autocratie avait une plus grande valeur sélective que la polyarchie élective, cela se saurait.

Pour les Occidentaux, la principale exigence est d’élaborer une commune représentation de la Russie, comme acteur géopolitique, d’évaluer les risques et menaces qu’elle représente pour les Etats européens, membres de l’UE et de l’OTAN. Le plus important se joue à ce niveau, le choix des sanctions étant de l’ordre des moyens. Quant à ceux-là, il s’agirait de sanctions limitées et ciblées qui accompagneraient la formation d’un front diplomatique plus large, et la reconsidération des enjeux militaires en Europe. Si l’occupation militaire de la Crimée par les troupes russes constitue bien un test géopolitique, il faut comprendre que cette nouvelle épreuve de force se joue dans la durée. Nous sommes à un tournant ; nous ne pouvons plus faire comme si la paix en Europe était assurée pour les siècles des siècles.

Le député et président de la commission russe des Affaires étrangères, Alexeï Pouchkov a menacé l'Europe d'un effet boomerang : dans le cas où des sanctions économiques seraient appliquées à l'encontre du territoire russe, ces "sanctions iraient des deux côtés". Dans ces conditions, l'Union a-t-elle réellement intérêt à prendre de telles sanctions économiques ?

Julien Vercueil : Les sanctions économiques ne sont de l'intérêt d'aucune partie. A ce jeu tout le monde perd. C'est pourquoi elles ne doivent être mises en œuvre que lorsque la voie de la discussion a échoué. Mais les économies les moins puissantes, les plus arriérées et les plus dépendantes de l'extérieur sont plus vulnérables que les autres. L'économie russe dépend bien plus de l'Europe que l'inverse. Il y a donc clairement une asymétrie dans l'impact potentiel de sanctions réciproques.

Jean-Sylvestre Mongrenier : Passons sur la logomachie russe et les menaces. De quel type d’intérêts parlons-nous ? Les intérêts de sécurité doivent-ils être sacrifiés à des intérêts économiques particuliers? Les moyen et long termes doivent-ils être sacrifiés au court terme ? De par le passé, il nous est déjà arrivé de céder à un prétendu « réalisme » - parler de cynisme à courte vue, ou de manque de courage, serait plus approprié -, et nous en avons payé le prix. Ce ne sont pas seulement des parts de marché qui sont en jeu, mais la paix et la sécurité du continent européen. En dernière analyse, ce sont des questions vie ou de mort. Il suffit d’ouvrir un livre d’histoire pour comprendre que ces questions ne sont pas purement théoriques.

L’Ukraine n’est pas une lointaine contrée exotique dont on pourrait aisément, sans risque aucun, détourner le regard. C’est un Etat à cheval sur l’Europe centrale et orientale, dans notre voisinage immédiat. Après la Géorgie, l’Etat ukrainien subit aujourd’hui les effets du révisionnisme géopolitique russe. Poutine remet en cause les frontières existantes et il élargit, au moyen d’une politique de force, les limites de la Russie. Après la Géorgie, en août 2008, les menaces pesant sur l’Ukraine avaient été évoquées mais on a préféré mener une politique de « reset », au détriment des situations géopolitiques réelles, celles de l’Est européen et le Sud-Caucase. Après l’Ukraine, à qui le tour ? La Moldavie ? Les Etats baltes ? Un corridor à travers la Lituanie, pour mener jusqu’à Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, dont la valeur symbolique est particulièrement importante ? Une nouvelle poussée en Géorgie, pour la détourner de l’Occident et la contraindre à incorporer l’Union eurasienne ?

A l’évidence, le prétexte des minorités russes et russophones peut aisément être invoqué pour justifier d’autres opérations du type de celle qui a été menée en Crimée. Et si l’on reculait, ici et maintenant, ce serait pour plus mal sauter. Plus généralement, il faut savoir qu’environ 30% des frontières en Europe datent d’après les années 1989-1991. In fine, que veut-on ? Une foire d’empoigne généralisée pour remanier par la force les frontières européennes? Le retour à une sorte de « Yalta » avec une « Russie-Eurasie » qui, après avoir pleinement reconstitué une force d’opposition, pèserait de tout son poids dans l’Ancien Monde ? Une Europe westphalienne, déchirée entre des logiques d’alliances et contre-alliances, à l’instar de celles qui nous ont conduits aux deux guerres mondiales ? Le révisionnisme géopolitique russe et le revanchisme qui anime les « siloviki » sont très dangereux. Avec le recul des événements, si les choses tournaient mal, la question des « intérêts » à ménager – l’économie et le commerce au détriment de la paix et de la sécurité -, nous semblerait particulièrement malvenue.

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