La bataille des historiens : du roman national à la fable multiculturaliste<!-- --> | Atlantico.fr
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Eugénie Bastié publie « La Guerre des idées » aux éditions Robert Laffont.
Eugénie Bastié publie « La Guerre des idées » aux éditions Robert Laffont.
©JOEL SAGET / AFP

Bonnes feuilles

Eugénie Bastié publie « La Guerre des idées » aux éditions Robert Laffont. De Saint-Germain-des-Prés aux chaînes d'info en continu, l'intellectuel français est auréolé d'un pouvoir singulier. Il occupe, au pays de Descartes, où l'on aime à théoriser, une place à part. À l'heure de la cancel culture, de l'hystérisation de la polémique, de l'immédiateté de l'information et du pouvoir de l'image, quel rôle l'intellectuel peut-il encore jouer? Extrait 1/2.

Eugénie Bastié

Eugénie Bastié

Eugénie Bastié est journaliste au Figaro et essayiste. Elle est l'auteur de deux ouvrages, Adieu mademoiselleLa défaite des femmes (Cerf, 2016) et Le Porc émissaire. Terreur ou contre-révolution (Cerf, 2018).

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En cette chaude soirée vendéenne d’août 2016, les deux hommes s’échangent des compliments autour de coupes de champagne et de préfou à l’ail. Le jeune ministre de l’Économie Emmanuel Macron ne tarit pas d’éloges sur le Puy du Fou qu’il a visité dans la journée. Il a conduit un char romain, s’est incliné devant l’anneau de Jeanne d’Arc, déclarant à cette occasion aux journalistes venus l’interroger qu’il n’était «pas socialiste». La présence du fringant chantre de la start-up nation dans le domaine de Philippe de Villiers avait de quoi étonner. En effet, le célèbre parc à thèmes, désigné meilleur du monde à plusieurs reprises, est l’incarnation même du « roman national » honni par la gauche déconstructiviste. Gaulois, poilus et mousquetaires enchaînent les cabrioles pour le plus grand bonheur des enfants, et des adultes retrouvant l’esprit d’enfance. Le spectacle de la «Cinéscénie », véritable tapisserie du roman national, n’est pas seulement l’occasion de se remémorer le massacre des vendéens, mais aussi de célébrer dans un son et lumière grandiose et avec l’aide de milliers de bénévoles transformés en figurants, le génie français depuis la chevalerie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Mais le Puy du Fou n’est pas qu’un merveilleux lieu de divertissement, la success story d’un transfuge de la politique, c’est aussi l’enjeu d’une bataille culturelle : l’Histoire. Là où la gauche y voit une «formidable révision de l’histoire de la Révolution» et l’incarnation d’une « vision passéiste du monde » (Le Monde diplomatique), la droite célèbre une entreprise de transmission alliant réussite économique et célébration non pénitente de l’imaginaire national. C’est pourquoi la visite du futur président de la République, à l’époque ministre d’un gouvernement socialiste, avait tout d’une transgression politique.

Le «roman national», une querelle bien française

La vieille querelle du «roman national» ne date pas d’hier. Déjà, en 1996, la commémoration du 15e centenaire du baptènal de Clovis avait créé un psychodrame et opposé les «deux France» dans un combat de mémoire qui rappelait la fin du XIXe siècle. La venue de Jean-Paul II en France, la mise en avant de l’héritage catholique de l’Hexagone avaient ému une partie de la gauche laïque et des francs-maçons qui s’étaient opposés à la lecture téléologique d’une France dont la naissance coïnciderait avec le baptême du roi des Francs. Mais c’est dix ans plus tard, en 2007, avec le lancement d’un grand débat sur l’identité nationale, que Nicolas Sarkozy enflammera à nouveau la question des origines. En 2010, le président annonce le projet de création d’une «Maison de l’histoire de France», un musée dont l’objectif serait de donner le socle d’une culture historique commune autour des grandes dates de l’histoire nationale pour répondre au « besoin de repères » et « renforcer l’identité » des Français. Aussitôt, le projet est dénoncé comme «dangereux» par un collectif d’historiens, parmi lesquels Jacques Le Goff et Gérard Noiriel, qui dénoncent un «discours rétrograde». Ils reprochent au musée de s’en tenir aux limites d’une «France rabougrie» au lieu d’élargir à l’échelle de l’Europe et de la mondialisation. Cette «injection rassurante de roman national » est selon eux excluante. Le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, fondé et animé par plusieurs historiens de gauche (Nicolas Offenstadt, Laurence De Cock, Mathilde Larrère), s’en prend violemment au projet, finalement abandonné sous la présidence de François Hollande, qui préférera inaugurer un musée de l’Histoire de l’immigration. Tout un symbole.

Cette dénonciation du «roman national» par la gauche est curieuse. En effet, c’est elle qui inventa au XIXe siècle ce grand récit épique et rassembleur destiné à forger l’appartenance républicaine par l’imaginaire et à remplacer le grand récit de la monarchie. Pour ces historiens de la Troisième République, la France est une personne, toujours menacée par ses ennemis, et toujours victorieuse de l’adversité grâce à ses vertus nationales. Ce sont Victor Duruy et Ernest Lavisse qui en écrivirent les plus belles pages, ce dernier affichant clairement son ambition dans son célèbre manuel : «Il y a dans le passé le plus lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y fortifier le sentiment patriotique.» Mais dans un tête-à-queue rare dans la vie des idées, le roman national est progressivement passé à droite, jusqu’à en devenir le quasi-monopole, la gauche se donnant désormais comme objectif de déconstruire un récit mythifié pour le rendre plus «inclusif ».

Cette tension autour du roman national se poursuit, et culmine lors de la campagne présidentielle de 2017. «Il faut réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national», déclare François Fillon le 28 août 2016, à Sablé-sur-Sarthe. Il fait de la référence au roman national un des refrains de sa campagne, marqueur qui jouera un rôle dans sa victoire triomphale à la primaire de la droite. Il n’est pas le seul candidat à emboucher ce clairon. Marine Le Pen met tout simplement «la promotion du roman national» dans son programme. Emmanuel Macron n’est pas en reste, et revendique l’expression dans une interview à L’Histoire : « J’ai parlé de roman ou de récit national parce que précisément je ne crois pas à la segmentation de notre histoire. » Alors que Nicolas Sarkozy lance maladroitement une polémique sur «nos ancêtres les Gaulois», Jean-Luc Mélenchon se distingue à gauche en refusant de s’en indigner : «Nous sommes les filles et les fils des Lumières et de la grande Révolution! À partir du moment où l’on est français, on adopte le récit national», déclare-t-il, suscitant l’ire de l’extrême gauche qui l’accuse de faire le jeu d’un discours réactionnaire. Lui revendiquait de s’inscrire dans une tradition qui a longtemps prévalu à gauche.

«La question de l’histoire est, en France, politique, car l’identité française est traditionnellement conçue comme historique, contrairement à l’Allemagne, où elle repose sur la langue, ou l’Angleterre, sur la société, explique l’historien Patrice Gueniffey. Pour les ennemis du roman national, l’histoire n’existe pas, elle est une construction pure, qu’il convient donc de déconstruire», souligne-t-il.

La déconstruction du roman national

Cette déconstruction du roman national s’est faite en plusieurs étapes. Elle s’est donné un double objectif ambigu : scientifiser la discipline pour lui garantir une autonomie par rapport à la politique, et la débarrasser de la mission de forger l’identité française, jugée trop excluante, afin de l’ouvrir au maximum aux cultures extérieures. Le premier objectif est celui de l’école des Annales, fondée à la fin des années 1920 par les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch. Leur but est de dépasser l’histoire-bataille, qui s’appuie sur les grandes dates et les grands hommes, pour lui substituer une histoire au temps long qui prenne en compte l’évolution du climat, de la technique, de l’organisation sociale et l’histoire des mentalités. Mais aussi d’émanciper la discipline des objectifs idéologiques (et donc patriotiques) : «L’histoire qui sert, c’est une histoire serve», dit Lucien Febvre, qui proclame : «Nous ne sommes point les missionnaires débottés d’un évangile national officiel.»

Après la Seconde Guerre mondiale, l’hégémonie marxiste à l’université fait triompher ce rejet de l’histoire nationale en décrétant que l’histoire est faite par les masses plutôt que les individus, tout en lui assignant une nouvelle visée : la lutte des classes comme principal moteur. Sous les Trente Glorieuses, l’histoire se scientifise encore davantage. Exit l’approche littéraire, narrative et psychologique, on lui préfère les certitudes de l’archéologie, et l’aridité des preuves de laboratoire. Enfin, dernière étape, celle de la «repentance». Elle débute en 1973, avec la publication de La France de Vichy de Robert Paxton, qui démonte le mythe gaullien d’une France résistante pour décrire un pays collaborationniste et complice de l’extermination des Juifs. Elle culmine dans les années 1980, avec l’antiracisme et le début d’une relecture uniquement négative de la colonisation. Ainsi, lorsqu’en 1984 Pierre Nora dirige Les Lieux de mémoire, c’est pour acter que le roman national est une idée morte, et qu’il convient désormais de vagabonder dans l’histoire de France comme dans un cimetière magnifique. La commémoration du bicentenaire de la Révolution française en 1989 signe l’apogée de cette déconstruction : lors de la parade de La Marseillaise, six mille artistes et figurants représentent les différentes «tribus planétaires» autour de douze tableaux vivants. Africains jouant du djembé, Anglais marchant sous la pluie défilent sur les Champs-Élysées, renvoyant l’histoire hexagonale à son provincialisme pour exalter l’ouverture sur le monde.

On le voit, le mouvement est double : d’un côté, une histoire universitaire de plus en plus spécialisée, voire technique, qui abandonne le récit; de l’autre une histoire «populaire» grand public qui abandonne elle aussi le roman national pour la fable multiculturaliste et rejette la gloire du passé pour insister sur les heures sombres.

Ce détricotage inquiète, et crée les conditions d’une offre parallèle à celle de l’université. «On n’enseigne plus l’histoire à vos enfants », proclame ainsi la une du Figaro Magazine dès 1979, alors qu’à l’école primaire, une réforme vient d’imposer les «activités d’éveil» plutôt que des cours disciplinaires.

Devenue soit culpabilisatrice, soit rébarbative, confite dans un scientisme lénifiant ou soumise à la morale, l’histoire «de gauche» perd son public. Dès lors, les conteurs s’engouffrent dans la brèche, proposant une histoire-récit qui renoue avec les grandes heures du roman national. André Castelot et Alain Decaux dans les années 1960, Max Gallo dans les années 1980, Stéphane Bern, Lorànt Deutsch et Franck Ferrand aujourd’hui, tous appuient leur succès populaire sur une histoire-récit s’appuyant sur les grands hommes et les grandes dates, de façon ludique, enthousiasmante et parfois naïve.

Le succès de ces «historiens du dimanche» ne se dément pas. En 2009, Le Métronome de Lorànt Deutsch est un best-seller. Cette apologie populaire d’une histoire de France héroïsée et chrétienne, cédant parfois à la légende, fait hurler les tenants de l’«historiquement correct». On lui reproche d’avoir donné trop de place aux saints et aux rois, ou d’avoir considéré la bataille de Poitiers comme un événement important. Certes, il y a des approximations, des erreurs, mais d’une gravité minime en comparaison de l’ardeur dénonciatrice qu’il suscite. On peut se demander d’ailleurs pourquoi les universitaires de gauche mettent une telle énergie à critiquer des œuvres (celles de Lorànt Deutsch ou le parc du Puy du Fou) qui n’ont pas de prétention scientifique.

Car l’hystérie face au retour du roman national ne faiblit pas. En 2013, un collectif d’universitaires publie Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, pour dénoncer le « repli identitaire». Au même moment, sort le rapport Tuot, pour une «société inclusive», qui invoque la nécessité de « reprendre l’écriture du roman national plutôt que d’en fêter avec nostalgie et amertume les images d’Épinal jaunies et flétries». La gauche panique. Les Lavisse, les Hugo, les Dumas, les Michelet, bref, les tenants d’une histoire narrative qui forge l’unité nationale, sont passés à droite. Comment réinventer un récit national de gauche, quand on tient le récit, en soi, comme réactionnaire ? Comment composer un Puy du Fou progressiste, quand l’individualisme nie la puissance du collectif ?

Le cas Zemmour agite bien évidemment les esprits. L’énorme succès du Suicide français, un livre fleuve qui raconte le déclin du pays depuis les années 1970, puis de Destin français, méditation sur mille cinq cents ans d’histoire de France, rend fous les historiens de gauche. D’autant que le journaliste les attaque, les accusant d’avoir mené «un travail de déconstruction». Ils «ont titres et postes. Amis et soutiens. Selon la logique mafieuse, ils ont intégré les lieux de pouvoir et tiennent les manettes de l’État. Ils appliquent à la lettre le précepte de George Orwell dans 1984 : “Qui contrôle le passé contrôle l’avenir. Qui contrôle le présent contrôle le passé”», ose écrire l’éditorialiste. Face à des idéologues qui ne diraient pas leur nom, le polémiste assume de faire de l’histoire une arme politique. Dans son essai, Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, l’historien Gérard Noiriel se fait le porte-parole d’une corporation blessée par «une atteinte inadmissible à leur dignité [sic] ».

Face aux succès des « réacs », en librairie et à la télévision, il faut d’urgence forger un contre-roman national. Il faut lutter, comme l’exprime Patrick Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France, contre «la déplorable régression identitaire qui poisse notre contemporanéité». Des mots qui rappellent là encore le rapport Tuot, qui fustigeait une «France chevrotante et confite dans ses traditions imaginaires». Ne pas faire comme Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis qui refusaient de se rendre aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, parce qu’y étaient invités trop d’« ennemis idéologiques». Ne pas laisser « le monopole de narrations entraînantes» à la droite. Mais descendre de sa chaire universitaire pour aller affronter la «bête » dans l’arène.

Extrait du livre d’Eugénie Bastié, « La Guerre des idées, enquête au coeur de l'intelligentsia française », publié aux éditions Robert Laffont.

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