Le jour d’avant : l’Union européenne est-elle dans le même état que l’URSS en 1988 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"Le véritable point sur lequel une comparaison porte c’est la nature toujours plus anti-démocratique de l’UE et bien entendu de l’URSS."
"Le véritable point sur lequel une comparaison porte c’est la nature toujours plus anti-démocratique de l’UE et bien entendu de l’URSS."
©Reuters

Toutes proportions gardées

La crise n'en finit pas d'affaiblir l'Europe, mais personne n'imagine vraiment que l'union pourrait se dissoudre. Et pourtant... en 88 avant la chute de l'URSS, personne n'envisageait l'effondrement de la superpuissance...

Jean-Robert Raviot et Jacques Sapir

Jean-Robert Raviot et Jacques Sapir

Jean-Robert Raviot est professeur de civilisation russe contemporaine à l'Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, docteur et HDR en science politique.

Jacques Sapir est directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il est l'auteur de La Démondialisation (Seuil, 2011).

Il tient également son Carnet dédié à l'économie, l'Europe et la Russie.

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Atlantico : L'ancien dissident soviétique Vladimir Boukovski théorisait déjà en 2005 l'idée que l'Union Européenne, de par son gigantisme administratif et sa nomenclature technocratique, était en train de devenir une nouvelle URSS. Les actualités récentes vous incitent-elles à partager ce constat ?

Jacques Sapir : La comparaison entre l’URSS et l’Union Européenne est souvent faite. En réalité, l’URSS était la descendante de l’Empire tsariste, alors que l’UE se présente comme une nouvelle construction institutionnelle. Il est clair que l’on assiste à une multiplication des normes et des règlements, mais ceci est en partie inévitable, et en partie justifié car nous vivons dans une société de plus en plus complexe, et où la "densité sociale", soit la probabilité qu’une action non intentionnelle de l’un affecte un autre, augmente régulièrement.

Le véritable point sur lequel une comparaison porte c’est la nature toujours plus anti-démocratique de l’UE et bien entendu de l’URSS. En ce qui concerne l’UE, c’est par la tendance à transférer de la légitimité des États-Nations vers des instances supra-nationales qui ne sont ni élue ni responsable devant des élus, que se marque le caractère anti-démocratique. En fait, c’est la négation du principe de souveraineté, qui fonde celui de légitimité, qui est en cause.

L’UE voudrait définir ses actes uniquement du point de vue de la légalité, mais comment apprécier la justesse d’une loi ou d’un règlement ? C’est la raison de l’opposition de plus en plus grande que rencontre l’UE dans les différents pays qui la composent.

Jean-Robert Raviot : Comparaison n’est pas raison : il n’y a dans l’UE ni parti unique, ni système unifié de sélection des élites à l’échelle des 27 pays membres, ni "Politburo" à Bruxelles. Il y a bien sûr une certaine dérive technocratique de l’UE. Au cours des dix dernières années, on a le sentiment d’une construction européenne à marche forcée. Les résultats négatifs des référendums français, néerlandais et irlandais ont été circonvenus. Le message des urnes a été méprisé et ignoré. Les décisions majeures et les grandes orientations sont prises au sein du "conclave" formé par le Conseil européen et des commissaires de Bruxelles.

La logique bureaucratique domine, d’où les analogies avec certaines pratiques soviétiques : inflation normative, langue de bois des institutions... Il n’y a bien sûr ni police politique, ni norme idéologique officielle dans l’UE. Il n’empêche que le "déficit démocratique" est abyssal ! Récemment, un projet de la Commission européenne (révélé par le Daily Telegraph) consistant à financer des équipes de "trolls" pour contrer l’euroscepticisme dans les réseaux sociaux et influencer les opinions publiques pendant la campagne des élections de 2014, renseigne bien sur la conception que se font les technocrates de Bruxelles de la démocratie délibérative...

L’analogie qui me paraît la plus remarquable entre l’UE de 2013 et l’URSS de 1990 est l’impuissance du politique, impuissance qui a pour effet d’accroître presque mécaniquement le pouvoir des bureaucraties. L’élaboration d’un consensus européen à 27 étant évidemment laborieux et difficile, les accords se font généralement en amont du politique, par la voie technocratique, dans la langue des technocrates, par les technocrates.

C’est l’intendance qui gouverne. Le politique suit. On en vient à résoudre des questions fondamentales sans les débattre ni les trancher, en les transformant immédiatement en normes. Le politique est totalement dilué dans la pure gestion des affaires courantes. Cette prolifération des normes dans un contexte impolitique (pour reprendre la terminologie de Julien Freund) ressemble au système soviétique en phase terminale. L’UE de 2013, comme l’URSS de 1990, est un corps sans tête.

Le marasme économique de la zone euro peut-il être comparé à celui de la fin des années 1980 pour l'URSS ?

Jacques Sapir : Oui en termes de chiffres, mais les causes sont assez différentes, et, en un sens, plus sérieuse dans la zone Euro que pour l’URSS. Dans cette dernière la "stagnation" (Zastoj) apparaît dès la fin des années 1970. Elle se caractérise par des gains de productivité de plus en plus faible et une capacité à innover qui décroît brutalement, alors qu’elle avait été forte dans les années 1950 et 1960.

Pour la zone Euro c’est la confrontation d’économies hétérogènes, aux dynamiques différentes, au sein d’une Union monétaire qui a provoqué la crise. La crise de l’économie soviétique était largement liée à un problème d’incitation et au fait que le pouvoir avait tourné le dos au processus de réformes à la fin des années 1960. Dans la zone Euro, les moyens qu’il faudrait mobiliser pour homogénéiser les économies, moyens qui devraient être fournis principalement par l’Allemagne dans la situation actuelle, dépassent de très loin ce que la population allemande est à même d’accepter.

Jean-Robert Raviot : Je ne suis pas intellectuellement équipé pour répondre à cette question en termes savants. Il me semble que les conséquences au quotidien de cette crise économique en URSS étaient infiniment plus étendues à l’échelle de tout le territoire (pénuries alimentaires, tickets de rationnement, etc.) que ce que l’on voit dans l’UE de 2013. Mais je ne suis ni un chômeur espagnol, ni un artisan portugais, ni un petit pêcheur grec… La détresse et le sentiment d’impuissance sont immenses aujourd’hui. L’impression de subir des situations absurdes, de ne rien pouvoir saisir de ce qui vous arrive...

Toutes ces subjectivités de la crise ont profondément marqué les Soviétiques des années 1980 et 1990. Nous, citoyens des pays de l’UE, avons beaucoup à apprendre de ces expériences-là. En URSS, le pouvoir a spolié sans vergogne les petits épargnants pour éponger les dettes accumulées par l’Etat, en pratiquant des mesures confiscatoires sur les livrets de caisse d’épargne… Espérons que l’UE ne suivra pas cette voie pour sauver l’euro et les banques. Mais rien n’est moins sûr. "L’avenir radieux n’est plus écrit nulle part mais il ressemble beaucoup à un gouffre", disait un humoriste soviétique en 1991. J’ai l’impression que beaucoup d’Européens d’aujourd’hui pourraient reprendre cette phrase à leur compte.

Le décalage entre l'opinion des peuples soviétiques et celle de la nomenclature était béant à la fin du régime. Cette situation se retrouve t-elle aujourd'hui en Europe ?

Jacques Sapir : Sur ce point, la comparaison me semble plus juste. La perception du système soviétique était très mauvaise, et aujourd’hui la perception de la zone Euro et de l’euro est, elle aussi, très mauvaise. Néanmoins, les Soviétiques restaient attachés à une "union", et ils l’ont montré lors du référendum de 1991. Mais, en Europe, on se garde bien d’organiser de nouveaux referendums depuis les résultats de celui de 2005.

Jean-Robert Raviot : Dans la quasi-totalité des pays de l’UE, les élites – gouvernants, parlementaires, faiseurs d’opinion et responsables économiques et financiers - tiennent le même discours "pro-européen". La poursuite de la construction européenne continue d'être présentée comme le sens de l’histoire, le meilleur remède à tous nos maux. Nous souffririons donc d’un "déficit d’Europe"…  Ce discours ne passe plus auprès des opinions publiques. Il ressemble à ces vieux slogans soviétiques sur l’avenir radieux qui continuaient, en 1990-1991, à être scandés, mais qui étaient devenus totalement obsolètes. "Plus d’Europe" ?  Mais 90% de notre législation est déjà élaborée par l’UE !

Les élites n’ont pas compris que les peuples, dans leur majorité, assimilent désormais le discours "pro-européen" à un autoritarisme pur et simple, l’autoritarisme TINA, "There Is No Alternative" - il n’y a pas d’alternative à la rigueur. A Nicosie, à Lisbonne, à Madrid, on entend dans la rue l’équation "L’Europe=les banques !". Simpliste, bien sûr, tout comme ces portraits d’Angela Merkel en uniforme nazi. Simpliste, bien sûr, mais pas du tout anecdotique. Dans les grandes manifestations à Kiev, en 1991, on lisait des slogans du type "communisme=nazisme»

Pourquoi cette absence de réalisme des élites, pourquoi ce disque rayé bloqué sur le "plus d’Europe" ? Là encore, il faut y voir la marque de l’impuissance politique de ces élites. L’antienne pro-européenne est devenue la "méthode Coué" qui sert à la fois à masquer l’absence de politique et cacher la violence des rapports de force au sein de l’UE. Car l’UE est aujourd’hui un vrai champ de bataille. L’UE est devenue une Empire du non-sens (politique), mais aussi un Empire du non-dit !

Derrière les discours lénifiants qui accompagnent les dernières décisions en matière financière, qui consistent à imposer un véritable diktat de l’Allemagne sur le gouvernement économique de la zone euro, les rapports de force sont brutaux. Or, cela ne transparaît pas, ou très rarement, dans les discours des élites. En 1990-1991, Gorbatchev tenait lui aussi des propos éculés sur la nécessité de refonder l’URSS, - "un Centre fort, des républiques fortes" - autant de mots creux en contradiction flagrante avec les aspirations des peuples à la souveraineté, et en décalage total avec le discours de rupture des dirigeants de républiques (baltes, Ukraine, Arménie, etc.) qui allaient, quelques mois plus tard, accéder à l’indépendance.

Par ailleurs, y a t-il une similitude entre la crise idéologique qu'a connu le marxisme dans les années 1980 et celle que rencontre actuellement l'idéologie européiste ?

Jacques Sapir : L’idéologie soviétique était morte depuis bien avant 1980. Elle avait tenté de trouver une deuxième jeunesse dans l’idéologie de la puissance, qui caractérise la période Bréjnèvienne. Mais, même cela était en crise, et cette crise était ressentie jusque dans la direction du Parti. En Europe, si l’idéologie "européiste" est en crise, cette crise n’affecte pas, pour l’instant, les élites politiques et médiatiques qui continuent de "croire" dans les justifications de l’action européenne.

Jean-Robert Raviot : Je m’en tiendrai à un seul aspect : l’idée d’inspiration marxienne selon laquelle nous serions entrés dans une ère "post-nationale", ce qui viendrait légitimer toute la construction européenne et, à terme, l’avènement un Etat fédéral européen. Cette idée est une idée fausse, désavouée d’avance par l’histoire. Bien sûr, c’est une belle idée. C’est une idée généreuse, car elle est une sorte de baume de toutes les souffrances européennes des deux guerres mondiales. Mais c’est une utopie qui s’est déjà fracassée sur le rocher du réel. L’histoire soviétique fournit quelques éléments riches d’expérience. A la fin des années 1950, Khrouchtchev annonce la prochaine "fusion des nationalités" en URSS. La société soviétique va dans l’espace, construit des villes, s’industrialise, se modernise… Plus de place, donc, pour ces nationalités d’un autre âge, qui sont censées disparaître en une génération. Qu’en a-t-il été? Quand bien même les Russes dominaient l’URSS et que le russe était la langue officielle sur tout le territoire, la russification intégrale du pays n’a jamais été réalisée. Les différences nationales se sont avérées irréductibles, les identités nationales ont repris de la vigueur dans les années 1960-1970, et la société soviétique se modernisait toujours davantage…

L’expérience soviétique jette un doute sérieux sur la construction d’un "espace politique européen", de même que sur l’avènement d’un hypothétique "patriotisme constitutionnel européen" (Habermas)... Patriotisme certes, mais en quelle langue ?... L’utopie européenne séduit des cercles influents, mais restreints, qui n’ont guère de réel soutien populaire que dans les grandes métropoles ouest-européennes. Dans toute l’Europe post-communiste, mais aussi en Scandinavie, dans les îles britanniques, le sentiment national est très fort. C’est une erreur de réduire, comme on le fait souvent, ce sentiment national, socle du patriotisme, à un chauvinisme d’un autre âge qui donne lieu à des débordements xénophobes en marge des matchs de football! On observe d’ailleurs bien que ce sentiment national se renforce à l’épreuve de la crise actuelle en Europe du sud. Voire, certaines nations semblent cheminer vers la construction d’un Etat (Ecosse, Catalogne).

L’UE saura-t-elle s’ajuster au réel, prendre acte de la puissance des rapports de force entre les Etats qui la composent, se réconcilier avec les nations, abandonner la fuite en avant idéologique et s’appuyer sur les demandes sociales des peuples qui en font une mosaïque unique au monde ? Il serait vraiment regrettable que l’UE rejoigne l’URSS dans les poubelles de l’histoire…

Les dirigeants de l'Union Européenne semblent convaincus que la situation actuelle s'arrangera d'elle même. Était-ce aussi le cas, d'une certaine manière, au sein des élites soviétiques de l'époque ? (Autrement dit y a t-il une inertie qui fait que le système européen se croit au dessus de tout reproche, tout comme le système soviétique autrefois...)

Jacques Sapir : En réalité, les dirigeants soviétiques, dès la mort de Brejnev, avaient compris que des réformes importantes s’imposaient. Ils étaient des "réformateurs" même si les réformes proposées ne correspondaient plus à la situation du pays, ou si le constat tiré sur la crise manquait de netteté. Par contre l’Europe reste persuadée que la situation finira par s’arranger. C’est frappant avec le Président François Hollande. Il conviendrait de leur rappeler que, comme disait l’humoriste Alphonse Allais "les choses finissent toujours par s’arranger, même mal…". L’inertie du système européen, le manque de lucidité allié au manque de courage politique, constituent désormais la pire menace tant pour les institutions européennes que pour chacun des pays pris isolément.

Lors de la chute de l'URSS une nouvelle classe politique formée à l'école américaine a très rapidement pris le relais. Ne peut-on pas dire à l'inverse que l'Union Européenne est aujourd'hui totalement dénuée de "plan B" au cas où elle s'écroulerait ?

Jacques Sapir : C’est assez inexact en ce qui concerne l’ex-URSS, où très peu des nouveaux dirigeants ont été formés à l’étranger. Il suffit de regarder la composition des gouvernements de Yel’tsin et Putin. Mais, il existait des visions alternatives du futur de la Russie, certaines très libérales, d’autres nettement moins. Il y a eu un véritable débat, qui a commencé d’ailleurs dès 1987. Par contre, en Europe, on cherche à tout prix à étouffer le débat, ou à le discréditer. C’est une tendance qui est très inquiétante pour le futur.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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