L'Inde, le BRIC qui faisait pschitt ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Le PIB indien n'a progressé que de 5% en 2012-2013.
Le PIB indien n'a progressé que de 5% en 2012-2013.
©Reuters

Eléphant

Les chiffres de la croissance indienne publiés vendredi 31 mai révèlent une hausse du PIB de seulement 5% en 2012-2013. Le pire taux enregistré depuis dix ans.

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot est agrégé de sciences économiques et sociales et Docteur en économie.

Il est spécialisé depuis les années 1980 sur l'Inde et l'Asie émergente et a été conseiller au ministère des Finances sur la plupart des grandes régions émergentes dans les années 1990. Il est aujourd'hui chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et coprésident du Euro-India Group (EIEBG).

Son dernier livre :  "Utopies made in monde, le sage et l'économiste" paru chez Odile Jacob en Avril 2021.  
Il est également l'auteur de "L'Inde ancienne au chevet de nos politiques. L'art de la gouvernance selon l'Arthashâstra", Editions du Félin, 2017.   et de "Chindiafrique : la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde de demain" paru chez Odile Jacob en Janvier 2013.

Voir la bio »

Atlantico : Le PIB indien n'a progressé que de 5% en 2012-2013 soit la plus mauvaise performance depuis une décennie. La locomotive indienne est-elle en train de dérailler ou n’est-ce qu’un accident de parcours ?

Jean-Joseph Boillot : Ce n’est ni une locomotive qui déraille, ni un accident de parcours, c’est un phénomène qui est toute à fait logique lié à la conjugaison d’un environnement international dégradé et d’un cycle des affaires spécifiques à l’Inde, ce que l’ont appelle le "business cycle". En réalité, c’est par rapport aux trois années mirobolantes où l’Inde à atteint 9% de croissance entre 2005 et 2007 dans un contexte d’exubérance mondiale, que tout le monde juge aujourd’hui les 5% de croissance qui viennent d'être annoncés. Si l’ont regarde sur les vingt dernières années, à la fois en régime de croissance et d'un point de vue cyclique, l’économie indienne est tout à fait dans son régime normal avec 5% de croissance cette année. Elle est dans la fourchette de ce que j'estime depuis longtemps être le potentiel de croissance de l’Inde : 6 à 7%, avec des points bas conjoncturels à 4-5% selon notamment l'état des moussons.

A-t-on mal interprété les facteurs de la croissance indienne ? Sur quoi cette dernière repose-t-elle vraiment ?

La déception vis-à-vis des 5% de la croissance indienne tient bien à la lecture que l’on a pu avoir de la "locomotive indienne" au milieu des années 2000. On a eu tendance à présenter l’Inde comme un pays qui allait rattraper le taux de croissance chinois et qui, compte tenu de sa taille, allait évidemment devenir un moteur de l’économie mondiale. En réalité il y a trois facteurs qui justifient que cette comparaison et cette perspective n’étaient pas fondées.

Le premier est que la transition démographique indienne n’a en aucune manière un profil à la chinoise. Et c’est un des éléments clés du rythme de croissance des pays émergents. Celle-ci est beaucoup moins marquée et plus graduelle en Inde qu’elle ne l’est en Chine.

La deuxième raison est que sur le plan des institutions économiques, la transition indienne est relativement lente, certains disent même chaotique. En réalité, cela est du au fait que l’Inde est la "plus grande démocratie du monde". Les choses prennent du temps à être discutées puis décidées. Les Indiens travaillent sur la base du consensus essentiellement. En conséquence, le développement des réformes est là encore plus graduel que celui de la Chine.

Enfin, la dernière explication réside dans le fait que la "locomotive indienne" ne dispose pas de facteurs aussi stimulants que la croissance tirée par l’exportation ou l'investissement, y compris étranger comme en Chine. L’économie indienne est essentiellement articulée sur sa demande domestique, sur ses entrepreneurs domestiques et sur un relatif équilibre entre les différents secteurs notamment entre l’agriculture, les services, l’industrie et les infrastructures. Cette stratégie d’équilibre ne produit pas de décollage extrêmement rapide mais une croissance plus régulière et plus étalée dans le temps.

Sur quoi reposent aujourd'hui les atouts économiques de l'Inde et quelle sont ses faiblesses ?

Je commence par les atouts car je suis assez surpris par le ton négatif de ce qu'on lit en ce moment sur les perspectives de l’économie indienne. On oublie tout simplement qu'elle est devenue l’an dernier la 3ème économie du monde par le PIB calculé en parité de pouvoir d’achat, devant le Japon. Ensuite, même si l’Inde ne fait conjoncturellement que 5% de croissance, c’est un taux qui reste élevé pour une économie de cette taille, et qui reste relativement une locomotive pour une Europe en récession.

Le premier atout de l'Inde est bien évidemment la taille de son marché domestique avec 1 milliard et demi d’habitants en 2030. Le deuxième est précisément que pour capter ce marché intérieur, il faut investir en Inde. Et pour cause : c’est un marché trop vaste pour que l’ont se contente d’y exporter. Or, quand on investit en Inde -ce qui n’est pas tous les jours facile j'en conviens- on s’aperçoit que des firmes comme Renault, Michelin ou encore Saint-Gobain, pour ne prendre que des groupes français, réussissent parfaitement car c’est une société de droit avec une justice, une ouverture mentale incontestable etc. Regardez l'immense réussite de Suzuki et Hyundai par exemple qui sont devenus les numéros 1 et 2 du marché automobile indien. Dans quel autre pays de cette taille observez vous une telle ouverture de fait ?

Le troisième atout est que le modèle indien est un modèle très complémentaire du modèle occidental. Nos entreprises apprennent à travailler avec des outils, des business modèles tout à fait spécifiques. Par exemple, L’Oréal a découvert en Inde ce qu'on appelle le format de la "dosette" ; Renault a appris en Inde à concevoir de vraies petites voitures frugales, et notamment son "global car" qui va sortir prochainement.

En ce qui concerne les faiblesses c’est souvent le pendant des points forts et c'est cette vision équilibrée qui manque en général à ceux qui ne parlent que des difficultés de l'Inde. La première faiblesse est que l’Inde est un pays peu lisible pour toute vision de moyen ou long-terme qui serait trop rigide ou pas assez patiente. Lorsqu'on y investit avec un plan à 10 ans, on est quasiment certain que le résultat ne sera pas ce qu'on avait prévu. Renault a ainsi connu un gros échec avec le lancement de sa Logan en 2007. Il a toutefois su rebondir en changeant complètement son fusil d'épaule. La difficulté de prévoir à moyen terme oblige donc les entreprises à avoir une très forte flexibilité dans leur approche de l'Inde.

La deuxième faiblesse est la qualité de la main-d’œuvre. Il y a d’excellents ingénieurs ou techniciens indiens, mais aussi de manœuvres ou de secrétaires. Mais dans l’ensemble, le mode de formation indien est beaucoup trop théorique. Il n’y a pas de système d'apprentissage sur le terrain et il faut donc entièrement reformer son personnel sans être certain d'ailleurs, qu'une fois formé il n'aille travailler pour votre concurrent. Bref, il faut investir massivement dans la formation.

La troisième grande faiblesse de l’Inde est bien connue, c'est celle de ses infrastructures. Le pays souffre de lacunes considérables que ce soit dans le transport, les communications ou l’énergie. De ce fait, les entreprises sont obligées d’internaliser en totalité ces infrastructures défaillantes en produisant par exemple leur propre énergie ou en récoltant leur propre eau de pluie. Cela représente un véritable surcoût, surtout si vous n'y êtes pas préparé.

Quels ont été les effets du "Big Bang" annoncé en 2012  qui consistait à ouvrir l'économie aux investisseurs étrangers ?

Cela était essentiellement une opération de communication car dans les faits les mesures qui ont été prises ont été très sélectives (secteur aérien, commerce de détails). Et elles ont été assorties de conditions draconiennes et difficiles à remplir. En particulier si je prends l’exemple du secteur aérien, dès qu’une entreprise indienne a voulu profiter de cette ouverture comme le groupe TATA, elle a aussitôt été soumise à des demandes multiples d’autorisation et à des contrôles draconiens sur les lignes aériennes exploitables. Dans les faits, cette annonce a été essentiellement une opération de relations publiques envers les investisseurs étrangers. On ne voit absolument aucun impact sur l’économie indienne, si ce n'est peut-être le buzz sur l'Inde dans certaines communautés d'investisseurs étrangers très sensibles aux effets d'annonce de réformes libérales. Mais ce n'est plus vraiment la mode de par le monde !

Standard & Poor's estime qu'il y a une chance sur trois que la note indienne, d'ores et déjà la plus basse des BRICS (actuellement BBB-) soit abaissée dans la catégorie "spéculative". L'essor indien peut-il être contrarié, d'autant qu'on dit qu'un minimum de 10% de croissance serait nécessaire pour réduire la pauvreté indienne?

Je m’inscris personnellement totalement en faux sur ce diagnostic de l’agence S&P qui n’engage qu’elle et qui me rappelle le catéchisme des agences de notation depuis des décennies avec les effets que l'on sait, en 2007 notamment. Quand je vois les recommandations avancées par cette agence de notation pour que l’Inde conserve sa note actuelle, il ne s’agit ni plus ni moins d’un programme de réformes standard tout à fait classique qui ne tient pas compte du cycle actuel et qui pourrait par contre accroître les difficultés de l'Inde, à se financer notamment sur les marchés financiers.

Ce qui ne veut pas dire que tout va bien en Inde. Je surveille moi-même le déficit budgétaire ou celui de la balance des paiements, ou encore l'endettement des grandes entreprises privées dont certaines m'inquiètent. Mais le sentiment d'inquiétude extrême que l’ont peut lire à l’égard de la situation indienne me surprend car ces tensions ne sont en aucun cas dramatiques, et encore moins systémiques comme pour l'endettement bancaire en Chine par exemple. Lorsqu’un pays de cette taille est soumis à un ralentissement économique, il y a effectivement des tensions budgétaires et sur le financement extérieur, d'autant que le cours des matières premières reste élevé pour un pays très dépendant. Mais en quoi l’Inde peut-elle rentrer dans une crise de la dette ? Je ne vois pas pour l'instant.

L'autre bon exemple de construction hasardeuse est cette affirmation que vous reprenez selon laquelle à moins de 10% de croissance l’Inde ne pourrait pas réduire sa pauvreté. C’est un chiffre magique dont on ne sait d’où il vient. En réalité tout dépend du régime et de l’orientation de la croissance.

Ma propre estimation fondée sur les travaux d’économistes de tous bords donne plutôt les chiffres suivants : avec 5% de croissance et compte tenu d’une croissance démographique de 1.5% par an, le taux de croissance par habitant est donc de +3.5%. Si cette croissance est répartie de façon relativement équilibrée, la pauvreté peut reculer d’environ 0.5 point par an. L'Inde a fait en réalité 1% par an de réduction de sa pauvreté dans la décennie passée avec une croissance moyenne de 8%. En fait, on retrouve la même magie des chiffres que pour la Chine avec cette idée que la Chine va s'effondrer politiquement avec moins de 10% par an comme un cycliste lancé à toute vitesse et dont le vélo s'arrêterait brusquement. Elle fait au mieux 7% en ce moment (bien sûr pas officiellement) et il n'y a ni plus ni moins de tensions sociales.

Par conséquent, je ne vois pas pourquoi il y aurait une urgence pour l’Inde à remonter à 10% de croissance. Un régime de 6-7% par an me paraît à la fois soutenable économiquement, socialement et écologiquement.

Quelles peuvent être les conséquences pour le reste de l'économie sud-asiatique et mondiale du ralentissement indien ?

L’impact sera négligeable et cela pour une raison simple. Si l’économie indienne est la troisième mondiale en termes de PIB en parité de pouvoir d’achat, son degré d’ouverture commerciale à l’extérieur est particulièrement faible : de l’ordre environ de 20%. Dans cette ouverture, le taux d’exposition sur le reste de l’Asie est très faible. L’Inde dans son commerce extérieur, mais aussi et surtout dans ses échanges de service, est essentiellement orientée vers les Etats-Unis, l’Europe, le Moyen-Orient et enfin l’Afrique. L’ancrage indien n’est pas du tout un ancrage asiatique à la différence de la Chine qui, si elle tousse vraiment, va enrhumer toute l'Asie.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !