L’Europe peut-elle survivre sans (grande) douleur à un hiver sans gaz russe ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Vue de la station de réception, le lien logistique entre le pipeline Nord Stream 2 et le réseau européen de gazoducs, à Lubmin, le 21 septembre 2021.
Vue de la station de réception, le lien logistique entre le pipeline Nord Stream 2 et le réseau européen de gazoducs, à Lubmin, le 21 septembre 2021.
©JOHN MACDOUGALL / AFP

Illusions

Si le gaz russe devait cesser d'arriver en Europe, les mesures visant à remplacer l'offre seront insuffisantes. L'Union Européenne serait alors dans une situation très délicate, et de nombreux pans de l'économie seraient touchés

Damien Ernst

Damien Ernst

Damien Ernst est professeur titulaire à l'Université de Liège et à Télécom Paris. Il dirige des recherches dédiées aux réseaux électriques intelligents. Il intervient régulièrement dans les médias sur les sujets liés à l'énergie.

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Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Atlantico : A quel point dépendons-nous encore actuellement de l’énergie et notamment du gaz russe ? Si nous étions privés du gaz russe dans le cadre du conflit armé, quelles seraient les conséquences ? Serions-nous en capacité à faire face ?

Damien Ernst : Le gaz russe représente environ 1500 TWh importés en Europe sur 5000-5500 TWh de consommation. Il est probable que nous arrivions à un arrêt du commerce du gaz russe car nous avons gelé les avoirs de la banque centrale russe. Donc la Russie risque de ne pas voir son intérêt à continuer à vendre du gaz, du pétrole ou du charbon. Ce qui nous inquiète le plus c’est le gaz. Peut-on le remplacer ? On ne peut pas augmenter la production européenne d’autant rapidement – que ce soit en Norvège, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni -. La seule possibilité ce sont des importations de LNG. En poussant tous les terminaux qui arrivent en Europe au maximum, on pourrait peut-être combler le manque. Certains font cette hypothèse rassurante. Mais qui dit import dit export, et il n’y a pas cette capacité d’export. Surtout, il n’y a plus de marges, donc si on reroute vers l’Europe, cela veut dire que quelqu’un va devoir consommer moins. Tous les terminaux d’export fonctionnent à plein régime. Donc cela va entraîner une compétition au niveau des prix entre l’Asie et l’Europe. Il ne faut donc pas se leurrer : nous allons manquer de gaz.

A mon sens, on va, à un moment, sortir d’une logique de marché traditionnelle. Il y aura sans doute un pacte entre les Etats-Unis et l’Europe pour favoriser l’Europe. Mais la logique serait celle de la pénurie. Le raisonnement se ferait en termes d’économie de guerre.Quand on doit trouver 1500 TWh supplémentaires, la notion de prix n’existe plus. On paie le prix qu’il faut pour faire survivre sa population. La hausse des prix ne sera qu’une tentative de rééquilibrer l’offre et la demande.

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Combien d’années avant que l’Europe ne parvienne à s’extraire du piège dans lequel elle s’est elle-même enfermée après la guerre d’Ukraine de 2014 ?

Si nous étions privés du gaz russe dans le cadre du conflit armé, quelles seraient les conséquences ? Serions-nous en capacité à faire face ?

Loïk Le Floch-Prigent : Dépendre du gaz tient à l’existence d’un gazoduc qui fige l’émetteur, le Gaz Naturel Liquéfié est moins contraignant sur la provenance maisexige un terminal récepteur, le pétrole peut venir de partout comme les produits pétroliers. Les pays européens qui ont privilégié les gazoducs sont donc très dépendants, c’est le cas de l’Allemagne et de la Hongrie, un peu moins de l’Italie, par contre la France achète du gaz et du pétrole russes mais pourrait facilement s’en passer. Tous les pays ne sont donc pas à la même enseigne, l’Allemagne achète 60 % de son gaz à la Russie et n’a pas de solution à court terme pour un approvisionnement alternatif. C’est la raison pour laquelle les sanctions annoncées de façon tonitruante ne sont pas appliquées, le gaz continue à venir de Russie et donc à être payé. L’Allemagne s’est mise toute seule dans cette situation de dépendance et a entrainé avec elle d’autres pays en décidant brutalement une politique anti-nucléaire et un gazoduc sous la Baltique. La Belgique était sur le point de la suivre le 17 Mars, tandis que l’Italie s’interrogeait sur un changement de position en faveur du nucléaire. Globalement l’Europe des 27 dépend à 40 % du gaz Russe mais chaque pays est différent dans sa capacité à faire autrement. Les gisements de gaz s’appauvrissent aux Pays-Bas et en mer du Nord Britanniques, mais on pourrait sans doute négocier avec la Norvège une accélération de l’utilisation de leurs réserves. Par ailleurs, la Méditerranée autour de Chypre est une réserve importante maissans doute encore longue à mettre en production.

L’hiver prochain pourrait-il être tenable sans gaz russe ? Quels sacrifices faudrait-il faire pour cela ? A quel point cela serait-il douloureux pour les populations ?

Damien Ernst : Quelles sont les solutions pour le gaz ? La production par les frackers américains pourrait rapidement augmenter. C’est une économie dynamique qui peut monter en régime rapidement, mais en 2 ou 3 ans, pas en quelques mois. Pour réduire ces délais, il faudrait une véritable économie de guerre, à l’image de ce qui avait été fait avec les liberty ships. En économie normale, c’est au minimum cinq ans pour un tribunal LNG. Mais d’ici là, il faut se préparer à 2 ans de souffrance. Pénurie d’électricité, pénurie de gaz pour le chauffage et pour l’industrie. Nous avons actuellement deux à quatre semaines de réserve. Au-delà de ça, il faudrait couper l’équivalent de 750 TWh en Europe. Pour un ordre d’idée, la consommation totale de la Belgique, c’est 400 TWh. C’est donc comme si on devait priver 15 à 20 millions de personnes en Europe. Bien entendu, cela va être distribué sur toute l’Europe. Les pays ne seront pas tous logés à la même enseigne, les pays de la façade Atlantique, disposant de terminaux LNG, seront logiquement mieux servis. Les problèmes les plus graves seront pour l’Europe de l’Est car tout le réseau gazier a été pensé pour une exportation de l’Est à l’Ouest et pas l’inverse. Après 2014, il y a eu des investissements pour rendre le système plus réversible mais c’est loin d’être parfait.

Parmi les premières demandes, on peut imaginer que les gouvernements demandent aux populations d’éviter d’utiliser du gaz voir de complètement arrêter. Le chômage représente la moitié de la consommation de gaz européenne. On pourrait même le couper au niveau résidentiel ou en tout cas le limiter fortement. Et nous n’avons parlé que du gaz. 40% des importations de charbon de l’Europe viennent de la Russie. La Russie exporte aussi 7 ou 8 millions de barils de pétrole par jour, sur une consommation mondiale de 100 millions. Les prix vont exploser eux aussi.

Et la question du gaz a aussi des implications sur le plan de la nourriture. Les agriculteurs ont dû réduire leur consommation d’engrais azotés en raison de la hausse des prix du gaz. Nous sommes donc déjà dans une trajectoire où les quantités de nourriture vont diminuer. On risque aussi de perdre aussi l’export de nourriture de l’Est de l’Ukraine qui exporte notamment du blé. Cela va causer un problème de sécurité d’approvisionnement en nourriture. Dans le meilleur des scénarios, on aura froid et faim.

Loïk Le Floch-Prigent : Si l’on veut « tenir «l’hiver prochain il va falloir prendre des risques sur le maintien et la réouverture des centrales nucléaires, on ne pourra pas attendre un satisfecit total des autorités de sureté qui paniquent à la moindre non-conformité. Il en sera de même pour toutes les installations énergétiques et industrielles. Nous avons vécu dans un monde de précaution ultime, il va falloir redevenir réalistes et efficaces.

Chaque pays va devoir faire ses simulations et on va certainement demander aux USA de nous fournir du gaz de schiste dont une grande partie part actuellement en Chine ! Cela ne va pas plaire à certains , mais c’est trop tard pour forer et produire notre gaz européen non conventionnel !

On verra alors le déficit en GWHet il faudra sans doute dans tous les pays réouvrir des centrales à fioul et à charbon ! Mais je ne suis pas pessimiste, sauf pour le prix final à payer , mais c’est celui de l’oubli de la nécessité d’être le plus indépendant possible …ce qui ne veut jamais dire le moins cher !

Combien de temps faudrait-il pour trouver des solutions alternatives viables ? Quelles seraient-elles ?

Damien Ernst : Le scénario le plus optimiste est celui où il n’y a pas de coupure d’exports. Mais les géants de l’énergie européens et américains ont déjà annoncé qu’ils se dégageaient de Russie.C’est acté pour BP, Shell, etc. Si on s’arrête là, il y aura, dans le futur, un écart colossal entre production et consommation de gaz et de pétrole. Donc même dans le meilleur scénario, on s’oriente vers une pénurie massive. On ne peut pas véritablement se préparer pour ce qui arrive à moyen terme. On peut faire des provisions individuelles, mais c’est un geste égoïste qui ne résoudra pas les problématiques structurelles.

Loïk Le Floch-Prigent : L’urgence de la guerre, la survie, amènent les solutions, le Général de Gaulle avait toujours mis en priorité l’indépendance du pays et c’est une des raisons de notre relative tranquillité avec notre mix énergétique, notre pays était en train d’oublier cette impératif et s’est réveillé avec le Covid. Beaucoup d’autres pays européens, en particulier l’Allemagne, sont encore endormis et ont résisté de fait aux sanctions décidées par tous ! Dépendre majoritairement d’un seul fournisseur (60% pour le gaz, 50% pour le charbon -la Russie-) était une erreur,fusse-t-il le meilleur ami du monde. La France continue à vouloir son indépendance, notamment militaire, elle a raison, c’est conserver une position de force dont on ne voit l’importance que lors descrises et des conflits.

Pour des alternatives viables et rapides il faudra beaucoup de travail et des prises de risques, il n’y a pas d’autres recettes que d’utiliser toutes les ressources disponibles, mais cela doit conduire à des révisions au-delà du gaz et du nucléaire, sur l’ensemble de notre industrie, sur notre capacité à innover et à nous mobiliser vraiment .

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