« L’Europe paiera » : la pensée magique d’Emmanuel Macron<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron lors de son discours sur l'Europe à la Sorbonne.
Emmanuel Macron lors de son discours sur l'Europe à la Sorbonne.
©CHRISTOPHE PETIT TESSON / POOL / AFP

Ambitions européennes

Le projet européen présenté par le président à la Sorbonne est susceptible de provoquer une grave crise constitutionnelle de l’Europe.

Klaus Kinzler

Klaus Kinzler

Klaus Kinzler est professeur de langue et de civilisation allemande.

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En 2017, Emmanuel Macron est monté sur la scène du grand amphithéâtre de la Sorbonne pour lancer un appel résolu et optimiste pour une Europe « plus unie, plus souveraine, plus démocratique ». Sept ans plus tard, dans un contexte marqué par des crises multiples et inédites (Brexit, pandémie de COVID-19, retour de la guerre sur le continent européen, explosion des dettes publiques), il s’est adressé de nouveau aux Européens en affirmant que « notre Europe, aujourd'hui, est mortelle. Elle peut mourir, et cela dépend uniquement de nos choix. »

Beaucoup de mots (19.500) pour lancer deux messages. Le premier est une évidence : la situation dans laquelle l’Union européenne se trouve en 2024 est grave et nous devons agir vite si nous voulons éviter la mort de notre liberté et la fin de notre prospérité. Le second est subliminal : la situation est grave mais n’ayez crainte : moi, président français, j’ai des idées plein la tête pour vous conduire vers « une Europe puissance, une Europe de prospérité, une Europe humaniste ».

Emmanuel Macron identifie trois menaces interconnectées créant un « moment particulièrement dangereux dans l'histoire du continent » : la sécurité face à une Russie impérialiste, le protectionnisme de la Chine et des Etats-Unis, la montée des partis nationalistes et antilibéraux. Si ce diagnostic est juste et largement partagé en Europe, il n’en va pas de même pour les solutions proposées.

Politique de défense européenne : un projet sans contenu financé par des emprunts communautaires

En matière de défense et de sécurité, la presse européenne salue le président français comme celui qui, après quelques hésitations au début du conflit en Ukraine, a le mieux identifié l’ampleur du danger russe et appelé avec le plus de vigueur à un changement de mentalité. Le problème avec son discours se situe au niveau des propositions concrètes. C’est à peine si le président français mentionne quelques initiatives anciennes comme le parapluie de défense aérienne européen (une idée allemande à laquelle Emmanuel Macron s’était dans un premier temps montré hostile), la mise en place d’une force de réaction rapide européenne ou la création d’instituts de formation militaire communs.

Quant à l’objectif maintes fois répétée d’une « souveraineté stratégique » de l’UE, leitmotiv dans les discours présidentiels, les grands titres de la presse allemande, généralement atlantistes, se montrent plus circonspects. Sa volonté de voir l'Europe s’émanciper de la puissance américaine est accusée de faire le jeu du président Xi Jinping, dont la stratégie consiste justement à détruire la cohésion du camp occidental. Ce n’est sans doute pas un hasard si le président chinois a choisi Paris comme première étape de sa récente visite en Europe.

La principale revendication du président français est toutefois d’ordre bassement pécuniaire : il demande le financement de grands projets d'armement européens par des fonds de l'UE, c'est-à-dire par de nouvelles dettes communautaires. Or, comme le rappelle la Neue Zürcher Zeitung, rien ne dit que le réarmement de l’Europe nécessite des financements de la part de l'UE. La Pologne consacre déjà près de 4 % de son PIB à la défense (contre à peine 2% en moyenne dans l’UE), et les pays baltes comptent parmi les plus grands soutiens de l'Ukraine (en tenant compte de leur poids économique). Quant à l'Allemagne, elle envoie à Kiev une aide militaire substantiellement supérieure à celle de la France, un point systématiquement dénié par Paris.

La politique industrielle européenne : le rêve dirigiste

En matière de politique économique, les commentateurs européens pointent la même faiblesse dans les visions présidentielles qu’en matière de sécurité : une analyse judicieuse des enjeux, mais des propositions peu convaincantes et parfois dangereuses.

Tout le monde abonde dans le sens d’Emmanuel Macron quand il fustige la surrèglementation des instances bruxelloises et la naïveté des Européens face aux Etats-Unis et à la Chine. Mais que propose-t-il ? Davantage de « protection », une gestion centralisée de « champions européens » dans des secteurs clés et - surprise ! - le financement communautaire d'une politique industrielle européenne.

Il juge en effet « nécessaire » une augmentation substantielle des dépenses « pour que l'Europe reste dans la course à la technologie » (intelligence artificielle, d'informatique quantique, d'espace, de biotechnologie et d'énergie innovante). Selon The Economist, une telle politique industrielle à la française reviendrait à injecter massivement de l'argent public tout en reléguant au second plan les mesures indispensables dans les domaines de la déréglementation, de la libéralisation des marchés et de la concurrence. Le résultat est prévisible : un affaiblissement du dynamisme économique européen, le contraire donc de ce que le président promet aux Européens. Les visions européennes du président français en matière économique se résument donc à plus de protectionnisme et à plus d'argent, qui doit être obtenu via des titres de dette européens.

Elargir le mandat de la BCE : rappel d’une crise constitutionnelle de l’Europe évitée de justesse

Pour faciliter le financement de ses nombreux projets, Emmanuel Macron avance plusieurs idées. L’une d’elles,« absolument indispensable » selon lui, est d’intégrer dans les objectifs de la Banque centrale européenne « au moins un objectif de croissance, voire un objectif de décarbonation, en tout cas de climat pour nos économies. »

Interrogé sur cette idée, le porte-parole du gouvernement allemand a déclaré ne pas avoir « connaissance de telles réflexions au sein du gouvernement allemand. Il y a entre Berlin et Paris des positions très différentes à ce propos. » A bon entendeur salut : l’Allemagne rejettera en bloc toute proposition en la matière. La raison de ce rejet, cependant, n’est pas d’ordre politique mais juridique. Même s’il le souhaitait, le chancelier allemand ne pourrait pas s’aligner sur les propositions du président français.

Pour comprendre la position allemande, retournons un instant dans l'année 2020. Le 5 mai, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe déclare que le programme d'achat d'obligations souveraines (PSPP) de la BCE, d’un volume de plusieurs centaines de milliards d’euros destinés à soutenir les pays surendettés du Sud de l’Europe, est anticonstitutionnel, et ce alors que la Cour de justice européenne (CJCE), initialement saisie du programme, l'avait jugé conforme aux compétences de la BCE.

En réponse à cette décision retentissante, la Commission européenne remet une couche en menaçant l’Allemagne d’une procédure d'infraction. Le conflit a « le potentiel de déboucher sur un combat de diadoques entre la Cour constitutionnelle fédérale et la Cour de justice européenne » (FAZ). Or, en pleine crise COVID- 19, personne n’en veut. La Commission renonce donc à sa procédure, la Bundesbank explique gentiment au Bundestag la « proportionnalité » du PSPP et les grincheux juges de Karlsruhe s’en montrent satisfaits. In extremis, la hache de guerre est enterrée.

Le clash évité entre la Cour constitutionnelle allemande et la Cour de justice européenne rappelle avec force les questions que personne n’ose aborder : quelle répartition du pouvoir résulte-t-elle des traités européens ? Qui, en cas de conflit, doit avoir le dernier mot ? Udo di Fabio, ancien juge de la Cour de Karlsruhe, donne ce commentaire de la situation :

Si les traités européens étaient interprétés par un organe européen supranational avec une primauté absolue, alors les États membres ne seraient de facto plus les maîtres des traités, lesquels ne peuvent guère être modifiés politiquement. (Die europäische Verfassungskrise, FAZ, 10 juin 2020)

Depuis, la situation n’a pas changé d’un iota. Au lieu d’aborder la problématique explosive, l’UE procrastine en continuant à déléguer aux instances non élues de l’UE la responsabilité de résoudre ses problèmes. Que dans une telle situation de « crise constitutionnelle larvée » (Udo di Fabio) le chancelier allemand n’ait pas envie de rouvrir la boite de Pandore en soutenant la proposition d’Emmanuel Macron de changer le mandat de la BCE n’est pas étonnant. D’où le « nein » allemand.

La Cour constitutionnelle allemande fixe des limites strictes à tout endettement communautaire

Le président français semble voir les choses autrement. Mais au cas où il s’obstinerait à demander de nouveaux emprunts communautaires, c’est la la Cour de Karlsruhe qu’il trouvera sur son chemin. Déjà le plan de relance COVID-19 de 2020 (baptisé NextGenerationEU ou NGEU) - 800 milliards d’euros empruntés sur le marché des capitaux - avait été accueilli avec scepticisme en Allemagne. Après le Mécanisme européen de stabilité (MES) et l’achat massif d'obligations par la BCE (Quantitative Easing), on y voyait une nouvelle ruse des pays du Sud pour imposer une Schuldenunion (une union de la dette, vocable qui, en Allemagne, est un gros mot).

Comme le NGEU est aujourd’hui la principale source inspiration d’Emmanuel Macron pour son projet d’avenir de l’Europe, il est opportun de rappeler l’arrêt rendu le 6 décembre 2022 par la Cour constitutionnelle allemande qui, à ce propos, est d’une clarté qui rend caduques les propositions du président français.

Certes, la Cour de Karlsruhe a déclaré conforme à la constitution allemande la ratification par le Bundestag du plan de relance de 2020. Dans ses attendus cependant, la Cour formule des limites strictes à tout futur endettement communautaire. Si elle rappelle l'article 311 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFEU) selon lequel « le budget de l'Union européenne doit être intégralement financé par des ressources propres », la Cour juge néanmoins conforme à la Loi fondamentale allemande la ratification du NGEU par le Bundestag. Pour justifier sa décision, elle avance trois raisons qu’il convient de lire comme les conditions sine qua non de tout endettement européen :

1.« La situation exceptionnelle créée par COVID-19 échapp[ait] au contrôle des États membres et impos[ait] une action cohérente et uniforme] au niveau de l'Union. (…) Il [convenait], dans un esprit de solidarité (…), de mettre en place un programme exceptionnel et coordonné de soutien économique et social, en particulier pour les États membres qui ont été particulièrement touchés » ;

2.« [Il] n'y a pas de dépassement manifeste de l'article 122 (…) du TFUE, si le règlement reste strictement limité à l'exception historique du soutien à la reprise après la crise COVID-19 » ;

3.« Le gouvernement fédéral et le Bundestag ont souligné [devant la Cour] que le NGEU est un instrument unique en son genre pour réagir à une crise sans précédent (…), et que cette évaluation était à la base de l'accord donné par l'Allemagne avec la loi de ratification de l'arrêté sur les ressources propres. Il ne s'agit pas d'une entrée dans une union de transfert. »

Pour Emmanuel Macron, le NGEU n’est qu’une étape sur la voie de l’union fiscale

Pourtant volubile, le président français ne consacre que quatre minutes de son discours à la question du financement de ses idées, 700 mots exactement, et ces quatre minutes tournent exclusivement autour de « la nécessité » d’un endettement commun des pays de l’UE. Aucun mot sur les obstacles juridiques qui rendent ses plans irréalistes. Le modèle à suivre – ‘quoi qu’il en coûte’ – est pour lui le plan de relance de 2020 qui aurait créé « l’unité financière de l’Europe ».

Aujourd’hui, en pleine crise budgétaire française, les voisins nordiques de la France apprennent - éberlués - que le NGEU était en vérité la première étape sur le chemin de l’union fiscale : « Ce pas franchi de l'endettement commun a été ce que, à l'époque, le ministre des Finances Scholz, devenant ensuite Chancelier, a appelé un moment hamiltonien, à juste titre. », affirme-t-il.

Certes, en février 2021, Olaf Scholz a affirmé devant le Bundestag que le NGEU mettait l’UE sur « la voie de l'union fiscale et c'[était] une bonne voie pour l'avenir de l'Europe ». Or, ces propos, qui, à l’époque, lui avaient valu une volée de bois vert de la part du CDU et de la FDP, avaient été tenus près de deux ans avant l’arrêt des juges de Karlsruhe du 6 décembre 2022. Ils sont donc aujourd’hui obsolètes. Si le président français les recycle pour inscrire ses plans dans la continuité imaginé d’un axe franco-allemand, il crée un récit qui frôle la malhonnêteté. Quant au chancelier, il n’a pas dû apprécier la manière dont le président français l’a instrumentalisé.

Le « moment hamiltonien » : bénédiction ou malédiction ?

A qui Emmanuel Macron fait-il allusion quand, évoquant l’adoption du NGEU en 2020, il parle d’un « moment hamiltonien » pour l’UE ? Ils se réfère, évidemment, à Alexander Hamilton, le premier secrétaire du Trésor des États-Unis qui, en 1790, peu après la création de l'Amérique, a transformé les dettes des États en dettes fédérales. Le parallèle tiré par le président français entre la situation américaine de 1790 et celle de l’Europe en 2024 est intéressant mais surtout inquiétant.

En 1790, Hamilton, dont l'effigie continue à orner les billets de dix dollars, est persuadé que la mutualisation de la dette deviendra le « ciment » du nouvel État américain. Il se trompe. Cette mesure modifie par la suite le comportement des États fédéraux d'une manière qui ne fait qu'empirer les choses. Comme les créanciers et les débiteurs pensent que les dettes des États vont être mutualisées et transférées à Washington, les emprunts sont de plus en plus nombreux et servent à financer de massifs investissements. Routes, ponts, canaux et bâtiments publics sont construits. Au début, tout va bien. Les ouvriers trouvent des emplois et, après la phase de construction, on se réjouit de l'amélioration de l'infrastructure qui génère une nouvelle croissance économique. Les créanciers, rassurés par la protection de l'État central, se contentent de faibles taux d'intérêt, les débiteurs acceptent volontiers d'emprunter, car ils ne pensent pas devoir rembourser leurs dettes eux-mêmes. [cette situation vous fait penser à quoi, cher lecteur ?]

Quelques décennies plus tard, le boom économique initialement déclenché par la décision de Hamilton conduit à une bulle, qui éclate au milieu des années 1830. En 1837, les marchés financiers paniquent et c’est le début d’une récession. En 1839, l'octroi de crédits sur le marché ouvert s'arrête et l'économie américaine sombre dans une profonde dépression. Dans cette situation, l'État central à Washington tente de sauver les États en difficulté en leur accordant ses propres crédits, mais ses possibilités sont vite épuisées. Au total, neuf des 29 États existant en 1842 entrent en faillite.

La mutualisation des dettes publiques n’engendre que querelles et discorde

La transformation des dettes des Etats en dette fédérale « n’a engendré que querelles et discordes ». (Le moment Hamilton, Hans-Werner Sinn, économiste et ancien président du prestigieux institut économique Ifo, FAZ, 22 mai 2020). L'historien Harold James de Princeton a noté à ce sujet que « Hamilton n'a pas fourni du ciment au nouvel État, mais des explosifs ». Selon lui, on peut tracer une ligne directe entre l'année 1842 et la guerre de Sécession qui débute dix-neuf ans plus tard. Si cette guerre a été déclenchée par la question non résolue de l'esclavage et des différends douaniers, l'insoluble problème de la dette a, selon James, contribué aux tensions qui ont éclaté lors de cette guerre.

Les Américains n’ont pas tardé à tirer les leçons de leur « moment hamiltonien ». Aujourd’hui, tous les Etats (sauf le Vermont) sont légalement obligés de présenter des budgets équilibrés. S’ils n’y arrivent pas, c’est à eux de se débrouiller. Les Européens feraient bien de s’inspirer de l’expérience américaine au lieu de la répéter.

L’Europe ne sera pas sauvée par l’Europe mais par des Etats-membres forts et responsables

Aujourd’hui, l’avenir de l’Europe inquiète beaucoup de citoyens, en France et ailleurs. Leur crainte est fondée mais ils doivent être conscients que la baguette magique brandie par le président français à la Sorbonne n’est que le pauvre ustensile d’un prestidigitateur aux poches vides.

Notre pays vient d'atteindre le niveau record de 115 % de dette publique par rapport au PIB. Comme la charge de ces 3.000 milliards d’euros de dette - 245 milliards d’intérêts à débourser entre 2024 et 2027 - réduit considérablement la marge de manœuvre du gouvernement, il n’est que naturel que le président lorgne sur le budget européen pour se soulager. Mais le « virage hamiltonien » dont il essaie de faire rêver les Européens ne mènerait pas à un avenir radieux, mais à une spirale d'endettement dont personne ne voudra ensuite être tenu pour responsable. Il causerait des luttes interminables autour de la répartition des subsides entre Etats-membres, de l’inflation et la frustration des électeurs.

Emmanuel Macron a raison : les Européens se trouvent aujourd’hui à moment particulièrement dangereux de leur histoire. S’ils ne se réveillent pas rapidement, leur avenir risque d’être bien sombre.

Mais contrairement à ce que le président français veut nous faire accroire, ces défis devant nous ne nécessitent pas des milliers de milliards d’euros en nouvelles dettes communautaires. Ils nécessitent d’abord et avant tout une économie performante et des finances publiques saines dans chacun des différents États-membres de l’UE.

Par son projet européen présenté à la Sorbonne, Emmanuel Macron cherche à déléguer les responsabilités nationales à une Europe qui n’existe pas (encore). C’est peu sincère et surtout dangereux.

Notre continent affirmera sa place dans le monde quand ses membres seront forts et responsables. Pas avant. Il n’y a pas de baguette magique, ni de « free lunch », comme disait Milton Friedman. Au travail donc, Monsieur le président ! Au travail, la France !

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