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L'Etat-providence devenu "superstar" ou comment les partis politiques, églises et autres syndicats ont creusé leurs propres tombes
©Reuters

Bonnes feuilles

La France est dans une situation paradoxale. Les tensions politiques et sociales ne cessent de croître, l’économie est mal portante. Les Français expriment la pire angoisse possible : celle d’imaginer que leurs enfants auront une vie plus difficile que la leur. Comment se projeter vers l’avenir dans un tel pessimisme ambiant ? Extrait de "La France des opportunités" d'Erwan Le Noan, aux Editions Les Belles Lettres (1/2).

Erwan Le Noan

Erwan Le Noan

Erwan Le Noan est consultant en stratégie et président d’une association qui prépare les lycéens de ZEP aux concours des grandes écoles et à l’entrée dans l’enseignement supérieur.

Avocat de formation, spécialisé en droit de la concurrence, il a été rapporteur de groupes de travail économiques et collabore à plusieurs think tanks. Il enseigne le droit et la macro-économie à Sciences Po (IEP Paris).

Il écrit sur www.toujourspluslibre.com

Twitter : @erwanlenoan

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Avant que l’État-providence ne s’impose dans le paysage social (ce qui est finalement très récent dans notre histoire moderne), les premières formes d’interventionnisme avaient su composer avec une multiplicité d’institutions qui participaient également à la prise en charge de la solidarité. L’église (le temple dans l’Europe protestante ou les synagogues dans les shtetls si bien décrits par Isaac Bashevis Singer), par exemple, avait un rôle historique, qu’elle assumait dès le Moyen Âge. Elle était également un lieu de vie sociale, où les communautés locales se retrouvaient, le temps d’une célébration. Son bras scolaire et ses relais de solidarité contribuaient à tisser des liens forts entre les citoyens (dans les communautés religieuses minoritaires, qui ressentent plus fortement le besoin de se réunir pour faire vivre leur identité, les institutions culturelles ont probablement continué plus sensiblement à jouer ce rôle).

Parfois (souvent !) en contradiction avec la religion, les syndicats ont également joué un rôle majeur dans la constitution d’une solidarité ouvrière, participant, avec d’autres mutuelles d’assistance, à nouer des réseaux de soutien. Les partis politiques, à leur mesure, ont aussi nourri la cohésion de la société, qu’il s’agisse du parti communiste si présent dans ses « banlieues rouges » ou des mouvements gaullistes auxquels leurs militants étaient si attachés. Lentement, progressivement mais sûrement l’État les a exclus de la vie sociale, en étendant son empire et son emprise sur elle.

La sécularisation de la société, entamée à marche forcée au début d’une IIIe République laïque militante, a cantonné l’Église à sa mission spirituelle, encadrant strictement son développement social et scolaire. Celle-ci y ajoutant ses propres maladresses, elle a perdu ses fidèles : seuls 5 % des Catholiques se rendent à la messe tous les dimanches, contre 25 % en 1961. L’État, qui l’a poussée vers la sortie, s’est empressé de prendre la place de l’Église : l’émancipation religieuse n’a en réalité été qu’un passage de témoin forcé, les citoyens allant d’une tutelle vers une autre. Mais la mystique est restée : alors qu’il n’était au XIXe siècle qu’un « gendarme » chargé d’assurer l’ordre et la sécurité publics, l’État, s’attribuant un qualificatif religieux quasi divin, est devenu « Providence ». Le message implicite est très fort : l’État, omniscient et omnipotent a souhaité se substituer à la religion et ses institutions. C’est de lui que viendraient désormais le Salut, la foi dans le progrès, l’éducation, la santé et l’amélioration de l’existence. Ce faisant, il a évincé les institutions traditionnelles, prenant en charge l’intégralité des missions de solidarité. Finie la charité chrétienne, dès lors qu’existe un concurrent universel qui promet de veiller sur chacun, dans une illusion de relative gratuité.

La mise en place de mécanismes de solidarité universels à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et l’intervention constante de la puissance publique dans la régulation du marché du travail ont rendu également inutile l’adhésion aux syndicats : ils ne conservent qu’un rôle d’agitation marginale, d’exutoire social utile pour les classes populaires malmenées (jusqu’à ce que le Front national ne prenne la place) et les petits bourgeois en colère. Le taux de syndicalisation, qui était proche de 30 % en 1950 atteint péniblement 8 % en 2010 (loin derrière la moyenne européenne, située à 25 %). L’explication est connue : contrairement à d’autres pays européens, il n’est pas nécessaire d’appartenir à un syndicat pour bénéficier des avantages que celui-ci négocie avec les employeurs, puisque l’État généralise les accords en les imposant par la loi. De la même manière, nul besoin d’adhérer à un syndicat pour bénéficier d’une protection sociale ou de services divers : l’État s’est imposé comme un monopole en la matière, ne laissant aucune marge d’intervention aux acteurs tiers. En conséquence, non seulement les syndicats n’ont jamais eu aucun intérêt à développer des offres solidaires et programmatiques alternatives, mais en outre ils ont été cantonnés à un rôle de figurant de la vie sociale. L’État-providence a rempli son rôle d’éviction des agitateurs de gauche.

Sous les mêmes coups de butoir de l’impérialisme public, le rôle social des partis politiques s’est également considérablement réduit. À la grande époque des mouvements gaulliste et communiste, ceux-ci avaient un rôle structurant dans la vie politique : en opposition apparente, l’un et l’autre s’inscrivaient dans une société très balisée, aux repères stables – pour ne pas dire figés – et aux valeurs traditionnelles (ce n’est probablement pas un hasard si les « vieux communistes » sont aujourd’hui loin d’être révolutionnaires en matière de mœurs).

L’un et l’autre faisaient de l’étatisme le pilier central de leurs politiques et de l’État le Grand Organisateur de la vie quotidienne, économique, sociale et politique. Ensemble, ils ont contribué à étendre son empire sur la société. Alors que militer dans un parti politique contribuait à défendre un idéal ou une vision du monde, l’extension continue de la sphère publique a fait perdre son sens à l’action militante : l’État-providence est devenu cet idéal indépassable et glorifié, cette puissance souveraine supposée donner tout son sens à la Nation, prétendant dépasser toutes les différences sociales en formatant des citoyens dévoués à sa cause. En centrant leurs projets autour de l’État, au lieu de conserver son seul rôle d’unificateur de la pluralité – qu’il a toujours eu spécifiquement en France, tous les soutiens de son rôle providentiel en ont fait le but même de leurs politiques : il s’est substitué au peuple comme cœur de la communauté politique. L’État n’était plus seulement la Providence faite administration, il est également devenu l’incarnation et le concepteur unique de la volonté générale, et non seulement l’exécuteur de son expression.

Convaincu d’être le seul à agir de manière légitime au bénéfice collectif (les autres ayant par essence des motivations individuelles mauvaises), il a préempté le monopole de la définition de l’intérêt général : celui-ci ne saurait s’incarner qu’en lui, germant par miracle dans l’esprit de chaque fonctionnaire, spontanément désintéressé – à l’inverse du reste de l’humanité. Il faut avoir l’occasion de discuter avec quelques hauts serviteurs de l’État pour saisir leur conviction profonde (et souvent, mais pas systématiquement, sincère) d’incarner, grâce à l’État, la Raison et le Progrès dans l’Histoire : eux seuls savent ce qui est bon pour la France, de façon spontanément neutre et supérieure (or, évidemment, ils se trompent au moins autant que les autres !).

L’histoire, la pratique humaine et l’économie ont montré combien tout cela n’était qu’une illusion mensongère. L’école du Public Choice en économie a par exemple bien montré que les institutions publiques et les fonctionnaires ont également leurs intérêts propres : une autorité a un agenda à défendre, une administration une existence à justifier, un fonctionnaire un plan de carrière à réaliser et des revenus à maximiser. Cela est tout à fait normal et il faudrait apprendre à le prendre en compte ; c’est le nier qui est étonnant.

Cette place prise par l’appareil public a tué la politique : à quoi bon militer quand l’intérêt général est déjà défini par un monstre de rationalité administrative supposée parfaite ? À quoi bon s’engager quand la politique a déjà investi dans l’État son horizon indépassable ? Des années de glorification de la puissance publique ont conduit les élites politiques et administratives à investir les postes et les responsabilités de cette lourde machine, dépossédant progressivement les citoyens de leurs capacités décisionnelles au profit de ce complexe administro-fiscal, supposé les prendre en charge avec bienveillance du berceau jusqu’au cercueil.

Partis politiques et syndicats ont creusé leurs propres tombes : en glorifiant l’État comme institution centrale de la société, ils se sont privés d’utilité et lui ont octroyé le monopole du sens dans la collectivité, sciant également la branche sur laquelle les religions étaient assises. Dans le même mouvement, ils ont asphyxié l’espace de la société civile. Surtout, l’étiolement progressif de ces institutions a laissé les individus seuls dans leur rapport à l’administration : désormais, la relation est purement verticale entre le citoyen et une foultitude de guichets déshumanisés qui matérialisent la puissance publique. De fidèles, paroissiens, militants ou adhérents, le citoyen est devenu un numéro de Sécurité sociale, d’allocataire ou un revenu fiscal de référence.

Extrait de "La France des opportunités" d'Erwan Le Noan, aux Editions Les Belles Lettres

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