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L’ère de la post-vérité, vraiment ? Pourquoi l’obsession des gouvernements et autres groupes Bidelberg pour les Fake news est surtout le symptôme de la panique politique qui les envahit
©AFP

Pour de vrai ?

La Conférence de Bilderberg qui se tient cette année en Italie réunira de nombreux patrons et intellectuels autour de la notion de "post-vérité". Un signe fort que cette question pose vraiment problèmes pour nos élites.

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : La fameuse conférence Bilderberg réunit cette année de nombreux intellectuels et personnalités d'influence pour discuter de la question de post-vérité. Dans le même temps en France, le gouvernement fait passer une loi très discutée contre les "fake news", ces fausses nouvelles qui joueraient, selon leurs détracteurs, un rôle particulièrement nocif dans notre démocratie. Nos élites ont-elles raisons quand elles considèrent que les gens sont plus vulnérables aux tentatives de désinformation, ou peut-on au contraire arguer du fait qu'elles n'ont jamais eu autant d'accès au savoir ou qu'elles n'ont jamais pu autant vérifier les informations qu'on leur fournit qu'aujourd'hui ?

Chantal Delsol Par ce débat ininterrompu autour des fake news et de la post-vérité, et par les éventuelles lois correspondantes, on espère lutter contre les populismes, censés être peuplés de gens ignares qui racontent n’importe quoi. Il est vrai que les partis ou gouvernements dits illibéraux, de Trump à Orban, parlent sans précaution et parfois avec violence. Les partis et gouvernants qui sont dans le main stream sont plus prudents et pondérés, plus hypocrites aussi. Le mensonge a toujours été courant aussi bien dans la presse que chez les politiques, quelque soit leur bord. Evidemment, on rêverait d’une loi qui empêcherait le mensonge ! je pense que c’est impossible, parce que cela induirait un Etat policier. Je préfère la liberté avec ses inconvénients.

François-Bernard Huyghe : J’ai envie de dire les deux mon capitaine ! Fake news et post-vérité sont deux mots très à la mode. Ils ont été successivement mot de l’année pour le dictionnaire Collins et Oxford en 2016 et 2017. La fake news est l’assertion d’un événement qui ne s’est pas déroulé. De récentes lois françaises mais aussi allemandes tentent de lutter contre les fausses nouvelles essentiellement sur les réseaux sociaux pour des raisons politiques évidentes liées au Brexit, à l’élection de Donald Trump. J’ai déjà exposé mes critiques vis-à-vis de la formulation actuelle. La post-vérité est un concept différent, d’ordre pseudo-philosophique. C’est une livre, The Post Truth Era, de Ralph Keyes qui date de 2015, qui a inventé le concept. Sa thèse consistait à dire que nos sociétés tolérait énormément le mensonge, dans le sens où par exemple la publicité déforme la vérité, où les gens bidonnent de plus en plus leurs CV, ou que les Américains sont de plus en plus vantards et malhonnêtes. Dans sa formulation, il s’agissait de dénoncer un effondrement des valeurs morales dans l’Amérique d’aujourd’hui. Le concept est passé à la mode et est devenu pseudo-philosophique qui considère qu’on serait passé dans une ère de la post-vérité où non-seulement il y aurait toujours plus de manoeuvres, de mensonges, de populisme, de complotistes sur internet mais aussi où la population croirait de plus en plus à ces mensonges. Cela entrainerait un rejet des experts et des élites et une baisse des efforts de vérification de son information pour pencher plus facilement vers des explications qui satisfont ses fantasmes, ses peurs etc. Ce qui me gêne dans ce concept c’est d’abord l’idée d’ère : comme s’il y avait eu un tel changement dans les mentalités qu’une partie de la population soit prise soudain de fantasmes irrationnels. Puis l’idée de « post » : était-ce si différent avant ? Je suis né dans une France où une partie de la population considérait que Staline était un type très sympathique. Il y avait aussi une partie de la population pour qui les Algériens nous aimaient beaucoup et qu’à part une poignée d’agents à la solde de puissances étrangères, ils ne souhaitaient pas du tout leur indépendance. Et on pourrait aussi se demander ce qu’on appelle la vérité, évidemment. 

C’est un concept très à la mode, qui découle de post-démocratie ou de post-vérité. Et c’est un concept qui plait aux puissants, parce que, pour le dire en termes triviaux, cela signifie que les gens sont cons.

Pascal Engel : Vous avez l'air de supposer que les fake news et autres manipulations de l'information sont proposées par les élites. Mais tout le monde en souffre, à commencer par ceux à qui ces informations manipulées sont destinées, et qui pourraient vouloir avoir une bonne qualité d'information, accéder à cette information sans subir la pollution des fake news. Qui sont, par ailleurs, les élites ? Les responsables politiques ? Les intellectuels? 

Mais les élites aujourd'hui , ce sont tout autant les hommes d'affaires et les concepteurs de systèmes des GAFA ( patrons de face book comme Mark Suckerberg et ses associés, promoteurs de réseaux sociaux, etc.). Une nouvelle élite s'est formée, dans les media, à la Sillicon Valley, qui est au moins aussi puissante que les "élites" économiques et politiques traditionnelles. Bien sûr on a plus accès aux informations que jadis, et les élites y ont accès. Mais les simples citoyens aussi. Mais cet accès se paie par une expansion énorme des fausses informations. La vulnérabilité des utilisateurs est également un fait attesté par de nombreux travaux de psychologie cognitive. L'information est telle que nous sommes devenus crédules. En plus de cela, les Etats mènent une cyber guerre, et provoquent des fake news pour perturber, orienter, fausser des campagnes électorales, déstabiliser des politiques, etc. Ces question ne sont pas confinées à des élites, mais à tous les citoyens, qui méritent d'apprendre à se servir des sources d'information. 

Dans l'affaire des "fake news" russes, même Libération - peu suspect d'amitiés avec le Kremlin - semble modérer le propos selon lequel Emmanuel Macron aurait été victime d'attaques russes. Ce genre d'utilisation très "politique" des "fake news" ne renforce-t-il pas paradoxalement la tentation de s'informer "contre" la sphère médiatique traditionnelle ?

François-Bernard Huyghe : Soyons précis. Vous constaterez que dès qu’on parle de fake news, on est très vite piégé par les mots. J’ai lu l’article de Libération auquel vous faites référence. Je suis d’accord avec lui. Il rappelle que Russia Today ou Sputnik sont à la solde du Kremlin, ce que tout le monde sait. Il affirme aussi que Russia Today était très hostile à Emmanuel Macron, et ne donnait pas beaucoup de crédit aux opinions qui le soutenaient. Mais on pourrait se demander si France 24 donne de son côté beaucoup de place aux opinions favorables à Poutine ! Enfin peu importe : on observe simplement qu’il est vrai qu’il n’y a pas de fausses nouvelles qui ait été diffusée par Russia Today ou Sputnik. Il est vrai cependant qu’à certains moments, ils ont été un peu hypocrites en relayant des informations avec toutes les précautions nécessaires (« une rumeur dit que… » ou « beaucoup de gens disent que »). Si ce média lançait délibérément des fausses informations, truquait des photos, dans le but de perturber l’ordre public, il tomberait sous le coup de la loi de 1881. Mais quand on parle de fake news, on parle aussi d’autre chose, du fait que sur les réseaux sociaux il y a eu effectivement énormément de comptes gérés depuis par la Russie soit par des gens plus ou moins militants ou par des bots. Ceux-ci ont répandu des nouvelles défavorables à Macron. Il y a cependant des dizaines de pays et d’entreprises qui font ça. Et par ailleurs il y a eu des études montrant que les fausses nouvelles « russes » (venant d’adresses IP en Russie) ont eu un impact minimal car ont été noyé parmi des millions d’informations sur les réseaux sociaux. 

On voit bien qu’un facteur personnel entre Macron et les médias russes. Le fait de refuser l’entrée lors d’une conférence de presse parfaitement publique comme cela a été le cas de Russia Today montre qu’il s’agit d’un choix propre au Président. Même si dans la réalité cela a un impact très limité. 

La critique de la désinformation et l'insistance sur le concept de post-vérité ne sont-elles pas une façon de masquer le discrédit important qui pèse aujourd'hui sur la parole publique des élites libérales et progressistes, lesquelles avaient promis depuis de longues années un monde meilleur qui n'est visiblement pas advenu ? Leurs réactions aujourd'hui, qui ne consistent qu'à s'inquiéter du "retour des heures sombres" et de la fin de la vérité ne sont-elles pas au contraire la preuve de l'écart grandissant qui sépare les élites et le peuple ? 

Chantal Delsol La critique de la désinformation entre évidemment dans le problème gravissime de la nouvelle lutte des classes qui dresse le peuple contre l’élite. Ce n’en est qu’un aspect mineur. Il est évident, par exemple, que la possibilité d’utiliser internet pour créer des sites ou revues sans débourser un sou, permet à tous les fous de la terre d’écrire tout ce qui leur passe par la tête. Il vaut mieux pourtant ne pas tomber dans la tentation chinoise. Si la loi parvenait à punir tous les « mensonges », elle ne travaillerait que pour le main stream, c’est à dire le politiquement correct. Ce serait une loi politique, voire même idéologique.

François-Bernard Huyghe : Oui. C’est d’autant plus paradoxal que les mêmes élites et mêmes experts vous expliquaient au moment du Printemps arabe que les réseaux sociaux étaient épatants puisque le peuple échapperait de la sorte au dictateur et enfin proclamer la vérité ! Effectivement, on peut prendre le problème de la sorte : pourquoi le peuple croit aux rumeurs, aux théories complotistes, ou toute formes de démentis de la vérité officielle - que ce soit à droite comme à gauche ? Pourquoi une partie du peuple se refuse à croire ce que lui répète en continu toutes les chaînes d’information, le 20h de TF1 et 90% des journaux, des élites et des experts ? Pourquoi votent-ils contre tout cela par exemple lors du Brexit ? Effectivement, la peur des fake-news et la peur des élites est de voir grandir ce scepticisme populaire face à l’ouverture, le libéralisme. 

Pour moi, tout cela est en effet plus un symptôme d’une rupture des élites et de l’opinion. Je crois qu’il est naïf de croire que des êtres maléfiques manipulent des gens sur les réseaux. Ce n’est pas parce qu’un cerveau est exposé à une fausse nouvelle qu’il change son vote immédiatement. 

Pascal Engel : Autant que je sache, ceux qui nous proposent un monde meilleur ne sont pas les "élites", mais les politiques populistes, par exemple quand ils prétendent, sur la base  de fausses informations, aux électeurs britanniques que s'il votent pour le Brexit, ils auront des millions de livres qui ne seront pas envoyées à l'Europe. Nous vivons réellement dans une ère de post-vérité: non pas seulement parce qu'il circule beaucoup d'informations fausses, mais surtout parce que les medias et nombre d'hommes politiques ne respectent pas la vérité, et prefèrent pratiquer le bullshit ( production de foutaise) que de proposer des arguments et des faits. 

En 1848, Tocqueville fait le constat de cette incapacité qu'ont à se comprendre les élites et le peuple : "Le peuple, étant en quelque sorte hors de tout mouvement officiel, a créé sa propre vie. Se détachant de plus en plus de l'esprit et du cœur de ceux qui étaient supposés le diriger, il a donné son esprit et son cœur à ceux qui étaient naturellement liés à lui, et beaucoup d'entre eux sont de vains utopistes et de dangereux démagogues." Il concluait : "Nous sommes sur un volcan". Le Printemps des peuples lui donna raison. Faut-il craindre que nous soyons, nous aussi, "sur un volcan" ?

Chantal Delsol : Je crois que la difficulté des élites et du peuple à cohabiter sereinement, est permanente, et des efforts sont nécessaires en permanence pour obtenir une entente fragile. Autrement dit, il suffit de baisser la garde pour se trouver dans une société où comme disait Cicéron, il n’y a pas deux soleils dans le même ciel, comme dans le songe de Scipion, mais deux peuples dans la même république. Il y a beaucoup de périodes dans l’histoire où le lien se défait, parfois très gravement, entre les riches et les pauvres, les éduqués et les ignorants – aujourd’hui, la capitale et les territoires,  les cosmopolites et les enracinés. L’époque de Tocqueville était ainsi, la nôtre aussi. C’est très angoissant, parce qu’une société ne peut exister sans élite, ni non plus sans peuple ! Je pense que cette loi sur les fake news serait une manière de dire au peuple : Taisez-vous ! seule l’élite dit la vérité !

Pascal EngelLe char de l'Etat navigue sur un volcan, comme disait Monsieur Prudhomme. Il faut à mon sens se méfier autant des élites que des populistes qui prétendent parler au nom du peuple et flattent ses passions. Tant qu'on n'a pas défini "élite" on est dans une sorte de fantasmagorie. Le problème principal est de redonner à chaque citoyen la capacité de juger.  Cette capacité ne revient pas à traiter d'élite toute personne qui sait ou qui a plus d'argent que d'autres, mais à évaluer les politiques qui sont proposées. Dans certains cas, il faut bien recourir à des experts. Leur choix est difficile, et on doit les critiques. Mais rien n'est pire qu'une population où tout le monde se croit expert. Or sur internet on a tendance à croire qu'on sait, juste  parce que l'information semble potentiellement disponible. Or elle ne l'est pas si on ne sait pas l'utiliser.  Le seul moyen de réduire la distance entre le "peuple"et les "élites" ( à supposer qu'on sache ce que cela veut dire) est d'éduquer le second et de lui rendre sa capacité de  jugement. Quant aux intellectuels, c'est à eux, comme le disait Julien Benda, de rappeler la valeur de la vérité et de s'engager en son nom. Pour cela il faut d'abord rétablir l'idée que les faits comptent. 

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