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L’ENA, cette nuisible machine à classer et infantiliser les élèves
©Reuters

Bonnes feuilles

En France, l'Etat et les entreprises, dirigés par des diplômés de grandes écoles, ont gravement laissé péricliter l'université. Séparée des grands organismes de recherche, confinée dans la misère financière, elle est désormais dangereusement supplantée par l'essor des formations privées. Où sont les Oxford et Cambridge français ? Extrait de "Universités, innover ou sombrer" de Patrick Fauconnier aux Editions Fauves (2/2).

Patrick Fauconnier

Patrick Fauconnier

Patrick Fauconnier est le fondateur du magazine Challenges, dont il est toujours conseiller de la rédaction. Il a été 25 ans journaliste au Nouvel Observateur sur les questions d'éducation et d'insertion professionnelle.

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En matière de formation de serviteurs de l’Etat, nous n’avons absolument pas besoin de l’ENA. La seule justification de cette école c’est de classer des candidats à des postes d’administration publique, pour les répartir dans les grands corps (Inspection des Finances, Conseil d’Etat, Cour des Comptes…) et les administrations. La suppression de l’ENA a été préconisée à d’innombrables reprises, et par de fort célèbres énarques eux-mêmes (dont Chevènement, Fabius et Attali). Sans que rien ne bouge. Nicolas Sarkozy, à son arrivée à la présidence en 2007 avait annoncé sa détermination à réformer « un système qui rigidifie l’entrée dans la carrière et oriente à 25 ans toute une vie professionnelle.» Puis le gouvernement tenta quatre fois cette réforme, sans succès. Butant notamment sur l’opposition du président socialiste de la Commission des Lois au Sénat et sur celle d’un grand universitaire, Bertrand Monthubert, qui dénonça une atteinte à la méritocratie. D’autres ont proposé que l’accès aux grands corps se fasse après quelques années d’expérience. Autrement dit sur des critères autres que scolaires, c’est à dire ce qu’on appelle la capacité. Une vision de bon sens. Qui n’est donc pas retenue.

La tare du système? «C’est ce qu’on appelle le syndrome de la grosse tête: il suffit de sortir dans ces grands corps pour que tout vous soit possible, tout vous soit ouvert, alors qu’à 25 ou 27 ans, vous n’avez encore donné aucune preuve de vos capacités à affronter les grandes épreuves de la vie. Donner le sentiment de l’échec personnel aux élèves qui, souvent à des dixièmes de point près, rateront les grands corps, pour parvenir à sélectionner quelques élus dont beaucoup ne serviront que leur intérêt personnel, c’est laisser l’ENA continuer d’être une machine à détruire» tonne le polytechnicien et énarque Bernard Zimmern, fondateur du think tank Ifrap qui analyse les politiques publiques et pourfend les gabegies administratives. A l’étranger, l’équivalent de l’ENA, en mieux, se trouve dans les universités. Comme à la School of Public Administration de Harvard et son Master d’Administration publique, dont Richard Descoings a souhaité créer un équivalent à Sciences Po ( à la fureur de l’ENA), ce qui est maintenant chose faite via la School of Public Affairs.

Chez nous, l’ENA est une école qui sélectionne 90 brillants jeunes gens via des épreuves impitoyables pour leur infliger ensuite un cursus qualifié de pitoyable par un certain nombre de diplômés. C’est ce qui était ressorti de la pétition publiée par 96 des 103 diplômés de la promotion 2001, qui dénonçaient un « gâchis humain». Dix ans plus tard, rien n’avait changé, à en croire le livre d’Olivier Saby, un diplômé sorti de l’ENA en 2011, qui fit sensation en 2012, «Promotion Ubu Roi»72. Pour la première fois, un diplômé de l’ENA, brisant l’omerta, entreprenait de conter par le menu ce que furent sa vie et ses cours pendant 27 mois. Il ne s’agit donc pas du Nième document proposant les réformes à apporter à l’auguste institution. C’est un livre qui donne à voir en direct la médiocrité du programme de l’école, en nous immergeant dans la scolarité. Beaucoup de choses dans ce livre laissent une impression glaçante. Saby parle de « vide abyssal de l’enseignement.» Un vide dont les élèves n’osent pas se plaindre parce que cela pourrait nuire à leur classement de sortie. L’obsession du sacro-saint classement qui peut déterminer une carrière à vie marque au fer rouge le cursus et l’ADN des diplômés. C’est un permanent sujet de conversation entre élèves, et anciens élèves. Quand Saby débarque en stage à l’ambassade de France à Beyrouth, l’une des premières questions que lui pose le N° 2 de l’ambassade, ancien de l’ENA, porte sur le classement qu’il vise. Et l’énarque de décliner aussitôt son propre classement, comme on donnerait sa carte de visite. Rebelote avec l’ambassadeur. Saby s’attend à être questionné sur les raisons de son choix du Liban. Au lieu de cela, la première question de l’excellence est: «est-ce que le classement est toujours en vigueur à l’ENA?». Monsieur l’ambassadeur est énarque (il donne bien sur aussitôt son classement) mais aussi fils et frère d’énarques. Il n’a pas la moindre idée du travail qu’il va confier à ce stagiaire, qui attendra 2 semaines avant de recevoir quelques instructions.

Saby a plusieurs fois voulu prendre des initiatives, seul ou avec des camarades, pour se plaindre des cours. Comme ce jour où un cas sur l’hôpital est traité par un intervenant du Quai d’Orsay « qui ne connait pas grand-chose à la problématique santé et découvre le dossier comme nous.» Chaque fois il s’est fait contrer par d’autres élèves sur le mode «Tu es fou, ça va être inscrit à vie sur ton dossier, ça pourrait plus tard te barrer l’accès à certains postes»

En lisant ce témoignage, on comprend ces incroyables bourdes que font régulièrement les Inspecteurs des Finances, les plus brillants diplômés de l’ENA, à Bercy. Prenez l’affaire de la taxation des créateurs de Start Up qui conduisit à la révolte des «Pigeons» en octobre 2012. Il est clair que les énarques n’ont pas la moindre idée des ressorts qui animent les créateurs d’entreprises ni des flux de financement de la création et de l’innovation. Il n’y a pas de divorce entre l’Etat et l’entreprise en France, mais entre certains énarques et l’entreprise. Ils ont été formés sur deux planètes qui n’ont rien à voir. Si on professait comme à l’ENA dans les MBA, ces programmes de formation au management qu’on enseigne dans les écoles de commerce à des participants dotés d’une première expérience (comme souvent à l’ENA où l’âge moyen des admis est de 30 ans), les élèves se révolteraient dés le premier jour. A lire Saby, on a l’impression qu’à l’ENA, les élèves sont infantilisés, effarouchés, lobotomisés. Il est vrai qu’ils sont payés pour étudier, au contraire de ce qui se passe dans les MBA.

Extrait de "Universités, innover ou sombrer" de Patrick Fauconnier aux Editions Fauves

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