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L’anomalie française : mais quelle faille de communication empêche donc l’exécutif de bénéficier de niveaux de confiance similaires à ceux des autres démocraties occidentales ?
©Jean-Francois Badias / POOL / AFP

Faiblesse ?

Du match Lyon-Juventus au maintien du premier tour des municipales en passant par l'impréparation sanitaire, les erreurs de gestion des pouvoirs publics ont été légions. Pourtant, l'exécutif semble rejeter la faute sur ses concitoyens et "assume".

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Atlantico : En comparaison aux leaders de la plupart des démocraties occidentales, la confiance des Français en Emmanuel Macron ou dans le gouvernement est anormalement basse alors même que d’autres pays connaissent aussi des difficultés face à la crise du Coronavirus : quel rôle la communication adoptée par l’exécutif français joue-t-elle dans cette anomalie ? Quel est le trou dans la raquette ?

Arnaud Benedetti :  La communication a tout simplement été initialement  instrumentalisée pour justifier l’action de pouvoirs publics dépassés par une situation qu’ils ont sous-estimé. Elle a été pensée, réflexe pavlovien des émetteurs en défaut, comme un écran, alors qu’il eut fallu l’ériger en levier de vérité. Cette paléo-com’ est à mi-chemin de la propagande en panique car ne disposant pas fort heureusement des moyens de la censure et de la com’ corporate en crise qui se débat pour sauver sa marque, mais sans appliquer le principe-matrice de toute com’ de crise : la transparence. Si l’exécutif avait dés le début reconnu les dysfonctionnements originels, peut-être que la défiance ne serait pas aussi forte. Car le soupçon de dissimulation ne cesse de planer sur l’expression publique. Dés lors, l’Etat apparaît dans son plus mauvais rôle : un acteur lourd, impuissant, bavard sur le mode tantôt injonctif, tantôt sermonnant qui ne rassure pas, se contredit, esquive , et au final dans la lourdeur de son déploiement paraît peu sûr de lui. On notera comparativement que les régions  montrent un sens de l’initiative et une agilité à l’épreuve de la crise bien plus soutenus. La communication aurait pu aider l’exécutif si elle avait fait confiance dans l’intelligence collective de ce peuple qui , quoiqu’on en pense , a su montrer dans son immense majorité un fort esprit de discipline et de civisme , ce en quelques heures seulement . Au lieu de cela , elle a été perçue non sans raisons comme le tapis sous lequel on cachait la poussière. Les Français se sont quelque part montrés bien plus mûrs démocratiquement que leurs dirigeants . C’est aussi une leçon de cette crise . 
Christophe de Voogd : Il est vrai qu’Emmanuel Macron est à 20 points, voire davantage, en dessous de ses collègues européens et la descente aux enfers de Donald Trump est une maigre consolation. Il serait pourtant injuste d’attribuer ce niveau à la seule communication du gouvernement dans un pays malade de la défiance sur tous les sujets et depuis longtemps. Une analyse en profondeur de notre culture politique fait ressortir à mes yeux d’historien le fond du problème : notre rapport schizophrénique à un Etat en même temps adoré et détesté, à la fois sauveur et bouc émissaire, de qui l’on attend tout et à qui l’on reproche tout. La communication politique est donc un exercice très périlleux en France : a fortiori dans une crise sans précédent.  J’ai d’autant plus de mal à comprendre, cette fois en tant que spécialiste du discours politique, pourquoi certaines règles de base, connues depuis Aristote, sont ignorées. Malgré le charisme oratoire indiscutable du trio Macron/Philippe/Véran, malgré des moments réussis, pourquoi ces fautes surprenantes ? Longueur excessive des interventions ; énumérations interminables ; structure défaillante (répétitions, rappels inutiles, retard des éléments essentiels) ; refus de traiter le moindre contre-argument (réussite allemande, cas marseillais, etc…). A quoi s’ajoute l’effet dangereux de l’outil n°1 de la culture managériale : j’appelle cela « le syndrome du powerpoint » qui pousse à l’analyse de cas et non à la synthèse autour d’une idée force.

Quelque chose se joue-t-il autour du en-même-temps contradictoire du « j’assume » (déclamé sur un ton très fier à bras) et de l’allergie à la responsabilité issue de la culture technocratique française ? 

Arnaud Benedetti : Ce qui se joue c’est la crédibilité du mode de production de la décision . Le Président “ j’assume “ est celui qui “ assumait “ déjà lors de l’affaire Benalla . Après l’exercice d’humilité plutôt convenable de l’annonce faites aux Français de l’horizon désormais totem du 11 Mai , Emmanuel Macron a replongé 24 heures plus tard dans une expression plus personnelle et plus clivante en quelque sorte dans l’entretien qu’il a accordé au " Point " allant jusqu’à prodiguer un satisfecit à son ex-Ministre de la santé et à imputer à nouveau  l’accélération de la propagation du virus au comportement de nos compatriotes avant le confinement et ce sans regretter , un seul instant , le maintien du 1 er tour des municipales . Ce “ j’assume moi non plus “ c’est hélas l’éthos d’une néo-technocratie plus prompte à stigmatiser le peuple qu’à tirer toutes les conséquences de ses faiblesses  , comme si l’infaillibilité était forcément la condition d’un pouvoir crédible. L’erreur commise est sans doute d’avoir assumé des politiques publiques d’assèchement des moyens de l’Etat dont les dirigeants actuels n’étaient pas exclusivement responsables . Il eut été préférable de mettre un genou à terre , de prendre sur soi la reconnaissance de ses manquements originels  dans la gestion de la crise , d’admettre une communication hasardeuse , de le dire pour re-créditer son capital confiance . Tout s’est passé comme si la com’ de l’exécutif avait , loin de la masquer et de l’excuser , sur-souligné le défaut de l’action publique . Cette com’ a été un accélérateur viral de la défiance. 

De même, la contradiction entre le centralisme et la volonté de contrôle total affiché par la technocratie française et les multiples « nous ne savons pas » mis en avant par Édouard Philippe lors de conférences de presse fleuves peuvent-elles affaiblir la communication gouvernementale ?

Arnaud Benedetti : Le Premier ministre s’efforce d’être didactique et d’afficher une authenticité tranquille et concentrée . Par son comportement , force est de constater qu’il dispose d’un potentiel beaucoup plus consensuel que le Président dont l’histoire de 3 ans avec les français est empreinte d’’aspérités communicantes . Il colmate , comme le ministre de la santé qui, lui, doit palier à l’action pour le moins aléatoire de son prédécesseur . Il fait le pari d’être compris sur la distance , en admettant les incertitudes de la situation. Il subit de plein fouet une crise qui est aussi le révélateur de la perte du contrôle et de la maîtrise de ce groupement collectif qu’est l’Etat dont on sait et on pense , en France plus qu’ailleurs , qu’il est l’arbitre , le régulateur et le protecteur de la société et des groupes qui la composent . La conférence de presse de ce Dimanche a été une de ces besognes communicantes que l’on retrouve dans les conventions de cadres , à grand renfort de schémas , de power-point , de " re-contextualisation " , de chiffres . Le problème , c’est que le Premier ministre fait le “ job” d’un porte-parole , d’un bon porte-parole - ce qui manque cruellement au gouvernement ; mais la limite de l’exercice c’est qu’il est d’abord par sa fonction l’homme de l’action , de l’annonce des décisions . La conférence d’hier , formellement réussie , relevait du rapport d’étape et laissait en suspens bien des questions auxquelles il va devoir répondre . Mais en n’y répondant pas hier , le chef du gouvernement s’est exposé nécessairement à la critique d’avoir tenu une expression bien peu concrète quant aux attentes immédiates . De facto il s’est sur-exposé . Ce temps de communication dépensé affaiblit la performativité de sa parole et renforce cette impression générale que le déconfinement s’effectue avec le bras qui tremble . La question du retour des enfants à l’école illustre ces incertitudes, même  le mobile avancé du décrochage scolaire pour les enfants socialement fragilisés apparaît comme un élément de justification aleatoire pour légitimer cette décision , sachant qu’effectué sur le consentement ce retour risque hélas d’être fort incertain  pour les élèves des couches les plus défavorisés . 
Christophe de Voogd : Permettez-moi de regrouper mes réponses sous la rubrique « contradictions » :  car c’est là l’autre point faible du discours officiel : on déclare que toute la politique menée repose sur « ce que nous dit la Science » puis on affirme que celle-ci est pleine « d’incertitudes » (ce qui est vrai). On se réclame du « consensus scientifique » puis on regrette qu’il n’y en ait pas sur les masques (ce qui est faux). Sans aucun doute, la crise met en pleine lumière l’aporie logique du « en même temps ». Mais l’inspiration profonde du macronisme et, au-delà, de la technostructure française, selon moi, n’a pas changé, bien au contraire : une gouvernance centralisatrice et verticale, à laquelle l’héritage saint-simonien ajoute une obsession pédagogique. D’où les véritables cours donnés au Peuple, sous le nom de « Grand Débat » ou de « conférences de presse ». Beaucoup de grandeur en effet ; mais fort peu de débat. Beaucoup de conférence, mais bien peu de presse…  Avec comme horizon le rêve saint-simonien d’un monde où tout se réduirait, à la lumière de la Science et de l’Expertise, à la bonne « administration des choses » ; un monde enfin débarrassé de la politique, des politiques et de leur « parlage » comme disait Saint-Simon. Et donc débarrassé aussi de la responsabilité politique, mot qui n’a aucun sens dans une logique technocratique. Il ne s’agit donc pas là d’une exception actuelle, mais d’une exception française, comme on l’a vu précisément dans toutes les grandes crises sanitaires (SIDA, canicule, Mediator, etc.).

Dans le registre des leaders « raisonnables », Angela Merkel par sa communication précise et scientifique ou encore Jacinda Ardem, la première ministre de Nouvelle-Zélande, dans un registre très empathique bénéficient du soutien massif de leur population. La communication française semble être un "entre-deux" (pas aussi scientifique que celle de Mme Merkel, pas aussi empathique que celle de de Mme Ardem- est-ce la raison pour laquelle ne convainc pas autant ? En France, une communication basée sur l'un de ses deux modèles étrangers fonctionnerait-elle ? 

Arnaud Benedetti : Structurellement la V ème République et l’histoire jacobine du pays présupposent l’efficience de la verticalité et du verbe performatif qui délivre, qui fixe le cap , qui frappe le rocher d’où jaillit la vérité . L’ombre de De Gaulle continue à planer sur un décor qui a profondément changé sociologiquement et mentalement . On demande à tous ses successeurs depuis à se hisser sur un pavois qui a été élevé par une histoire terrible de " bruits et de fureurs” . Ce que nous vivons aujourd’hui est éprouvant , anxiogène également mais ne saurait d’aucune manière être comparé à la forge titanesque de la première , de la seconde guerre mondiale ou de la décolonisation . Nous vivons une rupture mais elle est d’un autre ordre que les historiens futurs décrypteront bien mieux que nous autres sans doute . 
La communication des dirigeants doit être analysée au regard de l’histoire politique , sociale, économique et même sanitaire de chacune de leur société et aussi de leur mode d’organisation administratif . L’élément qui joue en défaveur de la France ce n’est pas tant la communication de l’exécutif , certes erratique , mais la prise de conscience que nous faisons moins bien que les Allemands , les Autrichiens , beaucoup de pays nordiques , les Portugais ou les grecs aussi , sans parler des pays asiatiques . La communication de l’exécutif a inconsciemment traduit cet effroi . Elle a été piégé névrotiquement par cette découverte , cette forme de disqualification : dés lors elle s’est réfugiée ou dans le déni du réel , ou dans une sorte de sublimation ( c’était la fonction de la métaphore guerrière ) par la production d’une sémantique inadaptée . 
Christophe de Voogd :  Je ne le crois pas, pour deux raisons : la première est notre culture politique dont j’ai parlé plus haut. Nous attendons un discours fort de « l’Etat-père », héritage monarchique, impérial et gaullien. Les Allemands n’en veulent à aucun prix, pour des raisons historiques évidentes. Il est vrai que la post-modernité corrige les choses : dans « l’ère des victimes », l’empathie est nécessaire et l’on voit que le discours gouvernemental en est plein. Bref on demande désormais au chef d’Etat d’être un « nouveau père », un papa bienveillant. La deuxième raison renvoie à une analyse très pertinente de Philippe Manière : alors que l’Allemagne, dirigée par une docteure ès sciences, reste très attachée à sa haute tradition scientifique, la France, autrefois terre des ingénieurs et des inventeurs, héros civils de la Nation, est devenue une adepte de la croyance et de la pensée magique : voir la méfiance envers les vaccins ou notre forme très particulière d’écologie, ignorant faits et chiffres élémentaires.

Alors que la confiance sera un élément clé du déconfinement et du reste de la crise -puisqu’un retour à la normale est probablement une question d’années plus que de mois- comment Emmanuel Macron et son gouvernement peuvent -ils casser le cycle de la défiance (et comment) ou le lien est-il irrémédiablement rompu ? 

Arnaud Benedetti : Nul ne peut savoir , mais on pressent déjà qu’il y aura une fois la crise surmontée sanitairement la tentation d’un storytelling de la victoire . Compte tenu de la tempête économique qui s’annonce avec ses conséquences sociales imprévisibles , rien ne serait pire que d’esquiver le devoir d’inventaire . C’est la condition sine qua non d’un éventuel regain de confiance . Si le Prince l’oublie , la boîte de Pandore s’ouvrira sur des béances insurmontables à son échelle . La communication n’y pourra rien , à moins d’oublier la sentence définitive de Platon : “ La perversion de la cité commence par la fraude des mots “. 

Christophe de Voogd : En politique, « ne jamais dire jamais » ! Les choses sont mal engagées mais le Président n’est pas dans les abysses de l’impopularité. Tout cela dépendra de trois facteurs : le bilan final de l’épidémie comparé à celui de nos voisins (car les Français sont devenus subitement comparatistes !) ; les conséquences économiques et sociales de la crise. Sur ces deux points, il y a quelque lieu d’être inquiet. « C’est la raison pour laquelle » (pour reprendre un connecteur logique cher à nos dirigeants) un sursaut s’impose quant à la qualité et à la fiabilité de la parole publique.

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