L’amour à la roulette : mettre ses émotions en mots<!-- --> | Atlantico.fr
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Un utilisateur consulte l'application de rencontres Tinder sur un téléphone portable.
Un utilisateur consulte l'application de rencontres Tinder sur un téléphone portable.
©Aamir QURESHI / AFP

Bonnes feuilles

Francis Brochet a publié « Eloge de la conversation au temps du smartphone : Parlez-vous ! » chez Kiwi éditions. Nous multiplions courriels, SMS et messages sur TikTok ou Facebook, et nous ne trouvons plus le temps d'une discussion en face à face, les yeux dans les yeux. C'est la leçon des longues semaines de confinement imposées par le Covid-19 nous sommes tous hyperconnectés, mais nous savons maintenant que rien ne remplace une conversation incarnée, à la machine à café du bureau ou au comptoir d'un bistrot. Extrait 1/2.

Francis Brochet

Francis Brochet

Francis Brochet a publié en 2015 le prémonitoire Et François Hollande enterra le socialisme (L'Archipel) et, plus récemment, Démocratie smartphone : le populisme numérique de Trump à Macron (François Bourin). Il est journaliste au bureau parisien du groupe de presse régionale Ebra (Le Progrès de Lyon, L'Est républicain, Les Dernières Nouvelles d'Alsace, etc.).

 

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Le smartphone est présent à toutes les étapes de la relation amoureuse. Il est souvent à l’origine de la rencontre, par une connexion sur Meetic ou Tinder. Aux États-Unis, ce « lieu » de rencontre est même devenu plus fréquent que le bar ou la réunion d’amis. La nouveauté est également que les couples assument désormais s’être connus grâce à ces « petites annonces » numériques. Ils en font même parfois une marque d’originalité, sinon de modernité.

Le smartphone est là pendant l’amour, près du lit. Disponible, jamais éteint, souvent consulté au beau milieu de la nuit. Si utile pour dissiper la tristesse post coïtum.

Et c’est encore par le smartphone, sur We-Consent ou LegalFling, que les amants se fixent des cinq à sept. Ces applications leur offrent de préciser à l’avance en quelques clics les conditions de la relation – préservatif ou non, sexe oral ou pas, avec ou sans photos de l’acte… Ces clics valent d’ailleurs « contrat », authentifié et conservé sur la toile par ce notaire numérique qu’est la blockchain.

Frotter son langage contre l’autre

« Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… » La chanson est belle, susurrée par Lucienne Boyer. On n’en fredonne souvent que le début. La suite est moins rose : « Vous savez bien/Que dans le fond, je n’en crois rien. »

Ce refrain rappelle que nous n’avons pas attendu le smartphone pour expérimenter les incompréhensions du dialogue amoureux. Il n’est donc pas question d’idéaliser les amours d’antan afin de dénigrer les amours en ligne actuelles. Je veux en revanche montrer comment les facilités du numérique tendent à appauvrir la relation amoureuse en chassant la conversation.

Car l’amour est d’abord une conversation les yeux dans les yeux, corps à corps. «  T’as d’beaux yeux, tu sais… – Embrassez-moi. » Une conversation avec ses mensonges, ses silences, ses mots tendres et ses cris de colère. L’amour vit d’un ajustement permanent de deux personnes par la parole, sur les sujets les plus futiles comme les plus graves. S’aimer, c’est se parler, et parler, c’est déjà faire l’amour. « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre  », écrit Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux. « C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. »

L’amour a toujours dû composer avec la distance. Les amants se sont longtemps écrit des lettres, puis ils se sont téléphoné. Mais Proust, qui découvrait il y a un siècle l’expérience du téléphone, percevait déjà « ce qu’il y a de décevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux ».

Les amants numériques se parlent par courriels. L’écrivain allemand Daniel Glattauer en a fait la matière exclusive d’un livre, Quand souffle le vent du nord : un homme et une femme entrent en contact par le hasard d’une erreur d’adresse électronique, puis développent une histoire d’amour à distance, sans jamais se voir. Les deux cent pages de courriels se ferment sur une promesse : « À bientôt, mon amour » – et l’écrivain a l’habilité de ne pas raconter cette première rencontre, qui peut-être n’aura jamais lieu…

Les amants numériques s’envoient des SMS, des émoticônes, des photos. Morgane Ortin a ainsi connu le succès en compilant des SMS d’amour sur son compte Instagram, dont elle a fait un livre puis une websérie sur Arte. « La lettre d’amour n’est pas morte », en conclut-elle. Tout de même, dans une lettre manuscrite, «  on met plus de sa personne, on s’autorise à être plus lyrique, vu qu’on sait qu’on va attendre longtemps pour avoir une réponse  ». Morgane Ortin admet ainsi que la lettre d’amour numérique peut être à la fois très inventive, dans l’usage des GIF ou des émoticônes, et très pauvre dans le choix des mots. Notons aussi qu’elle a intitulé son compte Instagram « Amours solitaires ».

Quelque chose manque décidément dans ces conversations à distance. Sans doute ce frottement du langage, qui met des doigts au bout des mots. Les dialogues amoureux ne sont certes pas toujours d’un lyrisme accompli, mais ils sont dits et vécus dans l’instant présent. Que vaut la déclaration de Jean : « T’as d’beaux yeux », sans la réponse de Nelly : « Embrassez-moi » ? Imaginons la même déclaration par SMS, peut-être agrémentée d’un smiley aux yeux bleus (il existe, bien sûr) : l’envoi réclame une réponse, mais Nelly a-t-elle vu le SMS, l’a-t-elle lu ? Si elle ne répond pas immédiatement, se demande Jean, est-ce parce qu’elle se trouve dans l’impossibilité de le faire ou parce qu’elle choisit d’attendre – mais alors, pourquoi ? Nelly, de son côté, ne se pose pas moins de questions : que veut dire exactement ce « t’as d’beaux yeux » ? Est-ce ironique ou trop direct ? Doit-elle répondre par deux smileys s’embrassant sous un cœur rouge (le modèle existe aussi, bien sûr) ?

C’est la limite de l’échange numérique : des mots qui ne sont pas incarnés, portés par une voix, un regard, des mots qui ne sont pas échangés dans l’instant, prêtent à tous les malentendus. Le compliment sera ressenti comme une agression, la gentillesse comme un mensonge. L’accordage des sentiments sera empêché par le décalage de leur expression dans le temps.

Ces risques menacent tous les dialogues en ligne. Les échanges amoureux y sont cependant plus sensibles, car rien n’est plus susceptible qu’un amant. « La relation affective est une machine exacte ; la coïncidence, la "justesse", au sens musical, y sont fondamentales ; ce qui est décalé est aussitôt de trop », souligne justement Roland Barthes.

Pour célibataires sans gluten

« Matchez. Discutez. Faites des rencontres. » La page d’accueil de Tinder affiche des jeunes gens très beaux, très souriants. Elle précise, dans un court texte de présentation : « Nous sommes toujours à vos côtés pour vous aider à faire de nouvelles rencontres, qu’il s’agisse de trouver l’amour, d’étendre votre cercle d’amis, de rencontrer des habitants d’une région que vous visitez. » Pas un mot sur le sexe, à ce stade. Mais le texte vante « l’application la plus hot », à l’origine de « plus de 26 millions de matchs par jour ». Et il s’achève sur une invitation à entrer dans la « plus grande communauté de célibataires au monde. Ne soyez pas timide… »

En moins de dix ans, Tinder s’est imposé comme le premier site de rencontres en ligne. Il a battu son record de fréquentation le dimanche 29 mars 2020, lorsqu’il a enregistré trois milliards d’interactions, comme autant de tentatives de chasser la solitude d’un dimanche confiné.

Matchez, discutez – avant de pouvoir discuter, il faut avoir matché. Le système est très simple : l’application présente sur le smartphone des profils que vous rejetez en les balayant du doigt vers la gauche de l’écran, ou que vous retenez en les glissant sur la droite. Quand l’un des profils retenus choisit également votre profil, quand deux swipes coïncident, c’est un match qui ouvre la discussion par SMS. Le choix est instantané et sans limite. Des dizaines de profils peuvent être ainsi vus et balayés en moins d’une heure par un simple geste du pouce qui scroll l’écran, faisant tourner la roulette des candidats à la rencontre. Le système de sélection de Tinder nous plonge ainsi au cœur de la société d’hyperconsommation, avec son infinité de choix mis à portée de clic. Et cette roulette de l’amour peut se révéler aussi addictive que celle des salles de jeux, selon le « paradoxe du choix » rappelé par Sherry Turkle : face à une surabondance d’options, nous répugnons à nous arrêter à l’une d’elles de peur de rater la suivante qui nous serait sinon aussitôt proposée. Comme le résume l’un des étudiants rencontrés par la sociologue, « quand d’autres gens sont à un clic de distance, il est tentant de ne jamais s’arrêter » – ce qui est évidemment l’une des recettes de base de la captation de l’attention.

C’est un autre paradoxe bien étudié qu’une infinité de choix conduit à se replier sur une gamme restreinte, paradoxe à l’œuvre sur Tinder. Car le candidat à la roulette doit auparavant entrer un certain nombre de données : photo, âge, sexe, lieu de résidence, centres d’intérêt… Ces données, moulinées par les algorithmes de Tinder, vont faire matcher des personnes qui se ressemblent, constate une sociologue après enquête : « Il y a peu de brassage. Les premiers critères sont souvent le niveau de diplôme, le salaire et les zones d’habitation. On reste dans la même CSP. »

On reste entre personnes du même genre. Au sens propre du terme et avec un degré de précision tout à fait impressionnant  : le critère du sexe, ou plutôt du genre, ouvre le choix via une fonction («  More genders  ») entre pas moins de 52 genres différents – homme, femme, hétéro, homo, mais aussi trans, homme trans, femme trans, genderqueer, etc.

À fuir la conversation, on finit ainsi par fuir l’autre et sa différence. Nous le savons, pourtant, comme nous le rappelle Edgard Morin, « l’endogamie, c’est la mort ». Il faut refuser l’appariement des semblables pratiqué par l’héroïne de Marc Dugain et mis en œuvre par les algorithmes de Tinder. « Qui se ressemble s’assemble est un principe de mort. Sortez de vous-mêmes, chers amis ! », insiste Edgard Morin. «  Qui suis-je moi, sinon cette quête de soi et de l’autre dans un même mouvement ? » – ce qui constitue une parfaite définition de la conversation.

Mettre ses émotions en mots

« Rien n’est plus simple que Tinder », promet la page d’accueil. C’est fluide, sans friction, comme on le dit du business en ligne qui supprime tous les intermédiaires. C’est bien toute l’habilité de la plateforme d’offrir la promesse d’une rencontre amoureuse gérée avec le sérieux et l’efficacité d’un business. « Matchez. Discutez. Faites des rencontres » sont trois temps qui doivent s’enchaîner rapidement pour être répétés jusqu’à satisfaction du consommateur.

« Un jour t’achètes, un jour tu aimes. Un jour tu jettes, mais un jour tu payes », chante Stromae. Tinder génère parfois des mariages et même des couples durables. La roulette de l’amour obéit cependant, dans son principe, à la logique des réseaux qui connectent et déconnectent avec la même facilité. Elle cultive cette force des liens faibles qui caractérise la toile, si efficace pour trouver des amis dans le monde entier, puis en changer à volonté. Et elle hérite dans le même temps de la fragilité de ces liens, comme nous l’avons vu à propos des relations entre parents et enfants. Écoutons encore Stromae : « L’amour est enfant de la consommation. Il voudra toujours, toujours plus de choix. Voulez-vous des sentiments tombés du camion ? » Et rien n’est plus simple que la rupture, chez Tinder et sur les réseaux : un jour tu jettes… Avec la conversation est partie la dispute, ce moment privilégié d’échange, indispensable à la réinvention permanente du lien amoureux96. Partie, également, la nécessité de pénibles explications au moment de la séparation. La rupture en ligne est simple, nette, brutale : soudain, ne plus répondre. Faire le mort, ou plutôt se transformer en « fantôme », d’où son nom anglais de ghosting. C’est la rupture sans friction, dans le respect du business numérique. Tinder vous a prévenu, vous conservez toujours « la liberté de mettre fin à un contrat sexuel-sentimental, et cela à n’importe quel moment  ». Comme l’affirme la page d’accueil : « Pas de stress. »

Le smartphone n’est pas seul en cause dans cet effacement de la conversation amoureuse. La postmodernité avait entamé bien avant son arrivée le travail de fragilisation des codes et institutions encadrant les relations amoureuses. Le smartphone a simplement, en amour comme ailleurs, joué le rôle d’un formidable accélérateur de transformation. Le match de Tinder n’est ainsi, jusque dans son appellation, que l’application à l’amour du business modèle des plateformes : une capacité jamais vue à cette échelle et avec cette rapidité de mise en relation (matching) de l’offre et la demande.

Nul besoin, pour refuser ce modèle, de se réfugier dans la nostalgie. Et il n’est pas question, je le redis ici, de plaider l’abandon du smartphone. Il convient juste d’apprendre à éteindre de temps à autre les écrans pour se parler les yeux dans les yeux. « Un couple peut être heureux longtemps s’il a une conversation. Cela réclame que chacun possède la capacité de retour sur soi et sur ses affects, la capacité de parler de ses émotions et de ses difficultés », estime la romancière Alice Ferney. Cela se cultive dès l’enfance, nous l’avons vu, la conversation est comme une langue qu’il faut pratiquer régulièrement. Dès lors, poursuit la romancière, «  la question essentielle dans un couple n’est pas : est-ce que tu m’aimes ? Mais : comment tu m’aimes ? Il faut mettre ces émotions en mots. La réalité vient alors à la conscience, l’expression pousse à qualifier ce que l’on sait de soi. Un couple réussi, c’est une relation capable de se parler elle-même. »

Un sexto vaut-il mieux qu’un long discours ?

À la roulette de Tinder, on gagne rencontre, amour et sexe : Matchez. Discutez. Baisez. Car c’est bien de cela que l’on parle, dans la langue directe, imagée, des réseaux sociaux.

Extrait du livre de Francis Brochet, « Eloge de la conversation au temps du smartphone : Parlez-vous ! », publié chez Kiwi éditions

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