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L'affaire Snowden, une surprise stratégique ?
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Bonnes feuilles

Le déroulement du scandale ainsi que les données révélées par Edward Snowden sont décortiqués et analysés dans ce livre. Il permet de mieux comprendre le bouleversement stratégique que cet ancien sous-traitant de la NSA a déclenché au nom de la défense des libertés individuelles. Extrait de "L'affaire Snowden, une rupture stratégique", de Quentin Michaud et Olivier Kempf, publié chez Economica (2/2).

Valls Macron

Quentin Michaud

Quentin Michaud est journaliste spécialisé dans les questions de défense et de stratégie. Il a été formé à l'Ecole de guerre économique.

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Olivier Kempf

Olivier Kempf

Olivier Kempf est chercheur associé à l'IRIS et directeur de la lettre stratégique La Vigie (www.lettrevigie.com). Il a publié "L'OTAN au XXIe siècle" (Le Rocher, 2014, 2ème édition).

 

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De la surprise stratégique

La « surprise stratégique » propre à la grande stratégie a connu de nombreux exemples (Kempf, février 2014). La légion fonde l’Empire romain. Le système divisionnaire permet à Napoléon de conduire ses campagnes épiques. L’utilisation du train et de la mitrailleuse au cours de la guerre de Sécession inaugurent la guerre industrielle, suivie de deux guerres mondiales qui seront des « guerres totales ». Mao, Giap et Che Guevara inventent la guerre révolutionnaire qui accompagne toutes les décolonisations du XXe siècle. Ainsi, il y eut des surprises stratégiques au cours de l’histoire, qui ne furent pas toujours identifiées comme telles à l’époque : avec le recul, l’observateur constate que la surprise stratégique est une constante de l’histoire stratégique. L’histoire enseigne qu’il n’y a pas de stratégie sans « surprises stratégiques ». Toute surprise n’est cependant pas d’ordre stratégique : tel combat d’avant-poste ou telle bataille « décisive » ne sont pas forcément bâtis sur la surprise, ou celle-ci n’est pas systématiquement le signe du bouleversement stratégique. Une surprise peut être tactique ou opérative.

L’apparition de l’arme nucléaire appartient en revanche à la catégorie de la surprise stratégique. Certes, à l’époque, peu l’aperçoivent comme telle (Amiral Castex et B. Brodie). Au départ, les théoriciens l’envisagent d’ailleurs comme une super artillerie. Ce n’est que bien plus tard, au milieu des années 1960, que les théories se raffinent et qu’on s’aperçoit que le nucléaire change radicalement la grammaire de la guerre. La bipolarité, dispositif géopolitique qui régit la confrontation entre les deux Grands sur un théâtre circonscrit, l’Europe, n’est possible qu’à cause de la puissance de l’arme nucléaire. Celle-ci dépasse ce qu’on a connu jusque-là et introduit une nouvelle approche stratégique, avec plusieurs expressions (destruction mutuelle assurée pour les Américains, dissuasion du faible au fort pour les Français). Toutefois, chacun sait que désormais on ne pourra plus faire la guerre pareillement. Le nucléaire a introduit un saut stratégique sur lequel il n’est plus possible de revenir et qui demeure d’ailleurs sous-jacent à nos calculs stratégiques contemporains.

Le lancement du Spoutnik en 1957 ressemble à un tel saut, même s’il apparaît moins clairement perçu dans l’ordre stratégique. Il a tout d’abord transformé la stratégie nucléaire, puisqu’il a offert un nouveau véhicule de transport à ladite arme, le missile balistique. Toutefois, en ouvrant l’espace et la course à l’espace, il a suscité des bouleversements qui se développent encore aujourd’hui, même s’ils sont peu appréhendés en dehors des spécialistes : l’important n’est pas la course à la lune ni même le traité de désarmement de l’espace, mais l’utilisation croissante de celui-ci en soutien de nos activités terrestres (y compris stratégiques). Cela mène non vers une militarisation de l’espace mais vers son arsenalisation : nous allons de plus en plus nous en servir, y compris pour des raisons stratégiques (espionnage, défense antimissile, intégration de l’espace aérien et de l’espace spatial, …).

L’attaque du 11 septembre appartient probablement à cette catégorie des « surprises stratégiques ». Elle eut pour conséquence la surréaction américaine qui s’est traduite par des opérations multiples (Afghanistan, Irak, Yémen, Somalie). Elle induit aussi les nombreuses innovations des théoriciens (guerre contre le terrorisme, insurrection et contre-insurrection), tout comme la nouvelle posture américaine (dite doctrine Obama) qui réunit des actions à distance (forces spéciales, drones, actions cyber) et une posture de contrôle indirect (leadership from behind, utilisation d’agents de proximités –proxys –, développement des sociétés militaires privées). Et si le 11 septembre n’est pas à l’origine de tous ces éléments, il demeure l’événement qui a permis de les cristalliser.

Ces exemples récents ont conduit de nombreux commentateurs à insister sur les mesures à prendre pour prévenir ces surprises stratégiques. Il suffirait ainsi d’avoir de meilleurs renseignements pour mieux anticiper. Or, cela emporte une hypothèse sur la notion d’anticipation : celle selon laquelle le renseignement sert à savoir à l’avance ce qui peut arriver, notamment d’un point de vue stratégique. Autrement dit, le « renseignement » serait prédictif et il serait stratégique.

Cela a donné libre cours à la théorie du « signal faible » qu’il faudrait déceler « à temps » pour comprendre et agir préventivement. À ceci près que la théorie du signal faible ne suffit pas : à ce compte-là, il aurait fallu dénombrer et observer tous les marchands de quatre saisons de l’intérieur tunisien, connaître leur niveau de chômage, savoir l’état de leurs relations quotidiennes avec la police du cru, mais aussi appréhender la situation sociale de la ville de Sidi Bouzid afin d’anticiper le déclenchement local de la colère, sans même parler de la prédiction de l’embrasement à l’ensemble du pays. Du coup, on aurait pu anticiper les révoltes arabes qui n’auraient pas constitué une « surprise stratégique ». Ce raisonnement est bien évidemment absurde : la méthode des signaux faibles n’est pas forcément la plus convaincante. Un signal faible est un facteur qu’on découvre après l’événement. Les signaux faibles ne sont qu’en apparence antérieurs à l’événement : ils sont décelés postérieurement à lui. En fait, ce ne sont pas des signaux.

En revanche, l’observation des macrodonnées démographiques, économiques et de développement culturel de la Tunisie aurait dû alerter sur les risques de rupture. Or ces données n’étaient pas cachées : la question n’est pas celle du « renseignement », mais celle de l’analyse et de la capacité à penser en dehors des schémas habituels. En fait, le renseignement paraît structurellement d’ordre tactique et micro, quand par nature la stratégie est macro. Le renseignement n’est pas, par lui-même, le moyen de prévenir les surprises stratégiques (même s’il peut y contribuer).

Pourtant, depuis le 11 septembre, nous raisonnons sous l’emprise du paradigme de la surprise stratégique : celle qui peut survenir alors qu’on ne s’y attend pas. Elle tient au décalage entre ce qu’on prévoit et ce qui survient. Elle est liée non seulement à ses connaissances, mais aussi à ses propres opinions, c’est-à-dire à sa représentation du monde : ce qu’on tient pour assuré et intangible, et ce qu’on tient pour mutable. Au fond, la surprise vient de mes propres hypothèses, d’autant plus puissantes qu’elles sont inconscientes.

Dès lors, le cyber appartient-il à cette catégorie de « surprise stratégique » ? Non, justement parce que tout le monde a envisagé l’hypothèse. Chacun ne cesse de poser la cybermenace comme avérée et terrible. Le cyber n’est pas surprenant parce que tout le monde en parle. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas structurant ou qu’il n’affecte pas la grammaire de la guerre, nous y reviendrons.

Mais il n’y a qu’à écouter les discours américains sur le cyber Armageddon (par le FBI en 2009) ou du secrétaire d’État américain Leon Panetta évoquant un cyber Pearl Harbour (en 2012, en plein débat sur la séquestration du budget). Au passage, remarquons que cette notion de « surprise stratégique » est typiquement américaine, comme si leur représentation du monde était destinée, régulièrement, à être défiée par la réalité. Dès lors, toute la doctrine américaine ne cesse de suggérer la possibilité d’attaques massives, notamment sur la notion non définie d’infrastructures vitales (ou critiques, selon un américanisme commun).

Pourtant, d’une certaine façon, il y a là un parallélisme trop appuyé avec le nucléaire (dans sa capacité destructrice) ou les surprises du passé (Pearl Harbour et 11 septembre, devenues archétypiques du discours stratégique américain) pour que cette « nouveauté » soit fondatrice d’un nouvel ordre stratégique en soi. Paradoxalement, on s’y prépare trop pour qu’elle nous surprenne. Ainsi s’explique d’ailleurs la constitution de la NSA (et du Cybercommand) avec son budget ahurissant de 10 milliards de dollars et ses effectifs gigantesques (35000 employés directs, 60000 en incluant tous les services associés). Certes, la primauté donnée au technologique et la force du complexe militaro-industriel expliquent aussi de tels montants. Cependant, la justification donnée demeure bien celle du cyberespace.

Autrement dit, les surprises causées par l’émergence du cyberespace n’ont pas été, jusqu’à présent, des surprises qui ont bouleversé l’ordre stratégique. S’il y a eu des cybersurprises, elles se sont finalement assez bien insérées dans l’ordre stratégique existant. Il convient de les rappeler succinctement.

Les précédentes cybersurprises

Ainsi, même si on décrivait à l’époque (en 1999 !) la guerre du Kosovo comme une web war one à cause des agressions de militants serbes contre le site de l’Otan (sans que cela eut une quelconque influence sur la conduite des opérations), le premier véritable tournant a été l’attaque contre les serveurs informatiques de l’Estonie en 2007. La communauté internationale prit alors conscience que le cyberespace pouvait être instrumentalisé massivement à des fins politiques. Pourtant, l’État apparaissait comme la victime.

L’affaire Stuxnet, en 2010, apporta une autre prise de conscience : un État pouvait mener une opération ciblée contre un autre État. Autrement dit, l’État n’était pas simplement victime, il pouvait être lui-même l’agresseur. Toutefois, on se plaçait là dans la situation d’une conflictualité ouverte puisqu’elle opposait l’Iran avec son programme de recherche nucléaire à l’Occident (États-Unis en collaboration avec Israël) qui voulait empêcher la prolifération. Nous étions toutefois dans des systèmes classiques de conflictualité où les États étaient au centre du jeu. Le cyber n’apparaissait en fait que comme un milieu supplémentaire où pouvait s’exprimer cette conflictualité.

La surprise Snowden

L’affaire Snowden apporte une nouvelle dimension et constitue à ce titre une surprise stratégique. Alors que jusqu’à présent on considérait que le cyberespace serait un milieu par lequel une agression de grande ampleur pourrait être menée, selon le syndrome américain de Pearl Harbor ou du 11 septembre, la réalité a démontré autre chose qui a « surpris ». Certes, nous avions entendu parler d’Echelon en 1999 et 2000. Mais alors qu’on allait justement commencer de tirer les conséquences de cet espionnage généralisé, l’anéantissement des tours jumelles de NewYork a logiquement radicalement modifié le débat stratégique. Nous parlons depuis de terrorisme et de guerre asymétrique. Avec Stuxnet, nous voici revenus à Echelon. Là n’est pourtant pas la surprise. Elle réside dans la manifestation de la nouvelle nature post-hobbesienne du monde. Le système international d’aujourd’hui n’est ni multipolaire ni unipolaire ni néo-bipolaire ou toute autre configuration schématique qui obnubile les internationalistes. Il est apolaire, c’est-à-dire qu’il signifie une lutte de tous contre tous. Autrement dit, nous n’avons plus d’ennemis et donc, nous n’avons plus d’amis.

Ce sont les États-Unis qui ont mis en œuvre les premiers cette attitude qui est « globale » au sens français (« générale ») comme américain (« universelle »). Ce sont les États-Unis qui ont inventé très tôt la notion de « Reste du monde ». Avec PRISM et son espionnage généralisé, ils révèlent ce qu’ils ont toujours inconsciemment considéré : l’altérité constitue l’adversité. Chacun sait, même les plus atlantistes, qu’il peut désormais être tenu pour un adversaire par les États-Unis. Et qu’il l’est de facto.

Là réside en fait la vraie surprise stratégique : l’affaire PRISM.

Ce système n’est pas surprenant « en soi » puisque depuis Echelon, révélé à la fin des années 1990, la propension américaine à mener un espionnage généralisé était connue de tous. L’ampleur des programmes PRISM a en revanche été une surprisecar cela a révélé la contradiction entre un discours stratégique et une réalité. Le discours américain insistait lourdement sur la menace chinoise (espionnage), quand la réalité que chacun a pu constater fut celle de l’intrusion américaine (panoptique).

À force d’accuser le monde entier d’espionnage, à force de construire l’ennemi et notamment l’ennemi chinois accusé d’espionnage massif, les Américains ont construit un système d’espionnage universel. Il est d’ailleurs cohérent avec l’environnement stratégique contemporain.

La surprise vient en effet de ce que le cyberespace rend manifeste, à cause de ses caractéristiques, la nouvelle nature post-hobbesienne du monde, celle de la lutte de tous contre tous. Aujourd’hui, il n’y a plus d’ennemi principal. C’était patent dans l’environnement géopolitique, c’est rendu encore plus manifeste dans le cyberespace. Dès lors, s’il n’y a plus d’ennemi, si on ne discrimine plus l’autre selon un gradient de proximité politique, par voie de conséquence il n’y a plus d’ami non plus.

Ici, les arguments américains pour justifier PRISM méritent d’être étudiés : c’est légal, ça s’est toujours fait, et tout le monde espionne tout le monde. Cette suite fait penser à la plaidoirie du chaudron dont chaque argument réfute le précédent[1].



[1] Tel individu est accusé par son voisin de lui avoir rendu son chaudron en mauvais état. Il se défend en expliquant qu’il n’a jamais emprunté le chaudron, que de plus il l’a rendu intact et que d’ailleurs il était déjà percé quand on le lui a prêté.

Extrait de "L'affaire Snowden, une rupture stratégique", de Quentin Michaud et Olivier Kempf, publié chez Economica, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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