Kiev (et l'Europe) face au danger d'une explosion de l'Ukraine à la yougoslave<!-- --> | Atlantico.fr
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Le bilan des violences à Kiev est monté à 75 morts depuis mardi.
Le bilan des violences à Kiev est monté à 75 morts depuis mardi.
©Reuters

Emiettement

Malgré les tentatives de médiation de Laurent Fabius et de son homologue allemand, la situation continue d'empirer à Kiev tandis que le Parti des régions, considéré comme pro-russe, tente de pousser un projet de fédéralisation du pays.

Atlantico : Le scénario d'une éventuelle "balkanisation" de l'Ukraine inquiète de plus en plus alors qu'une partie de la classe politique y est de plus en plus tentée par un projet de fédération qui séparerait l'Est, l'Ouest et la Crimée. Un scénario qui ne déplairait visiblement pas à Moscou. Faut-il effectivement s'inquiéter de voir le pays subir un destin à la Yougoslave ?

Guillaume Lagane : L'évolution de la situation ukrainienne a surpris la plupart des observateurs, personne ne s'attendant réellement à voir cette crise politique déboucher sur des affrontements provoquant des dizaines de morts entre force de l'ordre et opposition. Il faut effectivement remonter à 1999 (Kosovo) et 2000 (Macédoine) pour retrouver un degré de virulence similaire, ce qui laisse penser que la suite des événements sera des plus préoccupantes pour la stabilité ukrainienne. Ces affrontements renvoient en creux à la fragilité d'un pays dont les frontières sont relativement récentes (1918) et recouvrent des espaces géographiques parfois très contrastés. Ainsi le Nord-Ouest est représenté par une population majoritairement ukrainophone tandis que l'Est et la Crimée au Sud parlent majoritairement le russe (20% des Ukrainiens se considèrent ainsi avant tout comme russes). A cette division linguistique vient se superposer une différence religieuse puisque sur le tiers des Ukrainiens se déclarant affiliés à une église, une relative majorité est orthodoxe tandis qu'une grosse minorité, implantée au Nord-Ouest, est "uniate", église qui observe des rites orthodoxes tout en reconnaissant l'autorité du Pape. Autrement dit, plusieurs éléments d'une division nationale sont effectivement présents à l'heure actuelle.

>>>> Sur le même sujet : Ukraine : sans reconstruire une politique vis-à-vis de la Russie, la France devient un néoconservateur (impuissant ?) comme les autres

Béatrice Giblin : La Yougoslavie était un état fédéral, ce que n'est pas l'Ukraine. Le terme de "balkanisation" ne me paraît pas convenir car ce qui caractérisait les Balkans était l'enchevêtrement des populations serbes, musulmanes, croates et c'est cela qui a rendu la gestion de la partition si difficile. L'Est et l'Ouest de l'Ukraine ne sont pas constituées en états fédérés avec des limites qui pourraient servir de frontières étatiques. De plus, il y a la question de Kiev qui est, non seulement la capitale de l'Ukraine, mais est aussi considérée comme la première capitale de la Russie avant Moscou. Dans les représentations historiques russes Kiev est à l'origine russe et non ukrainienne. Les Russes seraient ils sérieusement enclins à renoncer à cette histoire ?

Concernant la Crimée, elle a été "donnée" en 1954 par Kroutchev à l'Ukraine soviétique, c'était donc un "don" qui ne devait pas avoir de conséquences, la Crimée n'avait jusqu'alors jamais été ukrainienne. Il y a eu, au moment du renouvellement du bail de location de la base navale russe de Sebastopol, quelques tensions qui se sont finalement calmées, grâce aux intérêts des Russes comme des Ukrainiens. En cas de fortes tensions la question de la Crimée et de la base navale de Sebastopol se poserait de nouveau.

Si fédéralisation il y avait, comment fonctionnerait l'Etat fédéral avec une telle opposition entre les deux ou trois entités ? Quelle solidarité entre elles ? La fédéralisation pourrait à plus ou moins long terme conduire à la partition mais qui la souhaite vraiment ? Les Russes ? Je ne crois pas, car le projet de Poutine de reconstituer la zone d'influence et de contrôle de la Russie sur les Etats de l'ex URSS ne peut se faire sans le "gros morceau" que représente l'Ukraine, et que devient le projet géopolitique russe de l''eurasie sans l'Ukraine ? En outre, la partition risquerait d'attirer l'Ouest de l'Ukraine vers l'Union européenne et vers l'OTAN je ne pense pas que cela soit accepté par les Russes qui n'ont déjà jamais bien accepté l'intégration des Etats baltes dans l'OTAN, alors sans doute l'accepteraient ils encore moins d'un aussi vaste territoire que l'Ukraine.

Quant aux Ukrainiens de l'Ouest, il se peut qu'il y ait des partisans de la fédéralisation et peut être même de l'indépendance, mais je les crois minoritaires car nombre d'Ukrainiens sont nationalistes et n'envisagent pas l'éclatement de leur pays, même si les frontières actuelles de l'Ukraine ne sont pas si anciennes. Il faudrait qu'ils soient assurés du soutien solide de l'UE, or je ne suis pas certaine que ce soit le cas.

Qui serait le premier gagnant dans l'optique d'un éclatement du pays ? Les Ukrainiens ont-ils quelque avantage à la séparation territoriale ?

Guillaume Lagane : Sur le plan économique, les peuples n'ont généralement rien à gagner à la division puisque cela crée des obstacles au commerce et multiplie les structures administratives, problématique que l'on retrouve d'ailleurs chez les séparatismes catalans et écossais. Sur le plan politique, cela sera de fait la solution du moindre mal si jamais la situation empire, et l'on peut se demander si une telle mécanique n'est pas déjà à l'œuvre. Ainsi, la ville de Lvov, principale métropole de l'Ouest, a été ces derniers jours le théâtre de "coups" séparatistes notamment avec l'occupation du Parlement local. Encore une fois la grille de lecture historique et géographique permet de comprendre cet événement puisque la ville appartenait par le passé à l'Autriche-Hongrie puis à la Pologne au lendemain de la première Guerre Mondiale. Nous avons donc ici une région qui se sent clairement plus européenne, sur fond de rivalités Est-Ouest dont on devine mal l'issue actuellement.

L'Union Européenne, et plus particulièrement la Pologne ainsi que les pays Scandinaves, n'a en tout cas pas grand intérêt à une éventuelle scission, l'objectif étant davantage d'intégrer l'ensemble du territoire dans un partenariat économique. Côté russe, on a pu relever des déclarations de nationalistes effectivement favorables à une séparation de l'Ukraine suivie d'une intégration de la partie Est, mais l'on peut là aussi affirmer que Moscou à plutôt intérêt de réussir à faire rentrer l'ensemble de l'Ukraine dans son giron, notamment à travers une admission dans la fameuse Union Douanière que Poutine cherche à construire aux frontières de la Russie. Les motivations du Kremlin sont aussi d'ordre militaire, puisque la Crimée abrite la principale base maritime russe en Mer Noire, un avantage qui sera conservé au moins jusqu'en 2045 en accord avec le gouvernement Ianoukovitch.

Béatrice Giblin : Ni la Russie, pour qui ce serait un échec et une perte d'influence, ni l'Ukraine éclatée, et quel serait le territoire qui continuerait de s'appeler Ukraine ? Et ce n'est sans doute pas l'UE qui se verrait dans l'obligation d'intégrer la partie ouest ce qui lui poserait de sérieux problèmes avec la Russie !

Le projet de rédaction d'une nouvelle Constitution sera l'objet de toute les attentions, l'opposition y voyant un moyen de modérer l'influence du Président Ianoukovitch tandis que Moscou en profiterait pour s'appuyer sur la partie pro-slave du pays. Que faut-il attendre de ces évolutions ?

Guillaume Lagane :On peut imaginer le fédéralisme comme une solution capable de faire ses preuves, dans le sens où elle atténuerait les antagonismes en limitant l'influence du gouvernement de Kiev. Cela permettrait aussi, en théorie, d'apaiser les divisions politiques entre un Nord-Ouest partisan du "mouvement orange" pro-occidental et le reste du pays favorable au parti des régions proche de Moscou. Dans le même temps, l'exemple de la Bosnie Herzégovine, qui s'est elle-même inspiré d'un système fédéral, vient rappeler que cette solution peut là aussi apporter son lot de problèmes politiques et économiques.  

Béatrice Giblin : La nouvelle Constitution - si elle voit le jour - sera le résultat du rapport de force entre les Ukrainiens pro -russes et les Ukrainiens hostiles au contrôle russe  J'ai tendance à penser que Poutine n'est pas prêt de lâcher l'Ukraine, y compris en poussant Ianoukovitch a une répression sanglante

L'Ukraine est pourtant un pays à la culture plusieurs fois centenaire et fortement nationaliste. Le peuple ukrainien est-il aujourd'hui concrètement motivé par des velléités séparatistes ? Dans quelles proportions ?

Guillaume Lagane : On ne saurait répondre de manière exhaustive et précise, mais l'on peut déjà affirmer que Viktor Ianoukovitch, l'actuel Président, a été élu en 2009 à la suite du désamour populaire à contre les gouvernements dits "orange", tout cela dans un contexte de fragilisation de l'unité nationale. Le nationalisme est certes présent dans l'histoire du pays, mais il a connu son lot de remises en cause. L'idée même de la nation ukrainienne déjà été fortement combattue tout au long du XXe siècle par les occupants Soviétiques. Surtout, le nationalisme porté un temps de manière consensuelle par des figures comme Simon Petlyura a fini par perdre de son idéal lorsqu'il s'est engagé dans un soutien à l'Allemagne nazie, Hitler étant alors considérée comme le meilleur rempart contre l'URSS.

Béatrice Giblin :Attention les frontières actuelles de l'Ukraine ne sont pas si anciennes, surtout celles qui se trouvent à l'Ouest, elles ont beaucoup bougé jusqu'en 1954 (date où elle récupère la Crimée) et entre 1939 et 1945 son territoire s'accroît sur celui de la Pologne, de la Roumanie et de la Slovaquie. De plus, l'Ukraine en tant qu' Etat n'a pas connu de longues périodes d'indépendance, depuis l'Etat de Kiev (9ème-11ème siècle).

La question de la scission territoriale se rencontre ailleurs dans la région. La proche Moldavie est ainsi elle même concernée par des tentations séparatistes alors que Bruxelles courtise le gouvernement central. Le scénario d'une séparation ukrainienne, s'il se confirmait, pourrait-il faire tâche d'huile sur le reste de la région ?

Guillaume Lagane : Le parallèle est effectivement envisageable. L'ensemble des ex-républiques soviétiques est toujours considérée par le Kremlin comme "l'étranger proche". Cela explique qu'il soutienne la dernière dictature européenne en Biélorussie et qu'il s'implique dans la vie politique de pays comme la Moldavie. Il y existe actuellement un débat entre les pro-occidentaux actuellement au pouvoir et les pro-communistes qui les ont précédé jusqu'en 2009. A cela s'ajoute les revendications de deux régions séparatistes, la Gagaouzie d'origine turque utilisée comme levier par Moscou, ainsi que la Transnistrie qui profite d'une autonomie de sursis depuis 1992 et dont la protection militaire est assurée par les troupes russes. Il s'agit là de conflits gelés qui menacent en effet de repartir si l'Ukraine connaît une évolution tragique, le cas moldave pouvant même être étudié comme un précédent intéressant en termes d'analyses par rapport à l'avenir de l'Ukraine.

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