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Jours de deuil pour la France : mais quel sera le ciment du sentiment national dans un pays qui "va devoir vivre avec le terrorisme" et les ennemis de l'intérieur ?
©Reuters

SOS nation en danger

Alors que trois jours de deuil national ont été décrétés vendredi par François Hollande, la tragédie de Nice pose une fois de plus la question de la résilience de la nation française. Malgré les récentes déclarations de Manuel Valls appelant à "une France unie et rassemblée autour de ses valeurs", la tragédie de Nice pourrait remettre en cause dangereusement ce qui constitue le fondement de cette nation française.

Pierre Nora

Pierre Nora

Historien, membre de l'Académie française.

Président de l'association Liberté pour l'Histoire et auteur de l'ouvrage du même nom.

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : À la suite de la tragédie de Nice, François Hollande a décrété trois jours de deuil national pour rendre hommage aux victimes. En quoi cette réaction de deuil national peut-elle indiquer que la nation semble se définir en négatif d'une telle attaque (à savoir sur ce qu'elle n'est pas, plutôt que sur ce qu'elle est) ? En quoi s'agit-il d'une difficulté lorsque cette attaque provient de l'intérieur même de la nation ? 

Yves Roucaute : Les nations se fondent et se fortifient aussi, paradoxalement, par les cimetières. Ceux-ci solidifient une nation. On peut souligner à cet égard que l'une des grandes caractéristiques de tous les villages de France, ce sont les monuments aux morts des guerres de 1914-1918 et de 1939-1945. Ce n'est pas propre à la France : dans tous les pays du monde, les morts forment une sorte de ciment culturel pour assurer un sentiment d’appartenance dans l’imaginaire des vivants. C'est d'ailleurs sans doute ce qui manque à l'Europe en tant que telle : elle n’a pas de cimetières communs face à l’ennemi. Paradoxalement, peut-être qu'en ce sens les islamistes peuvent créer à un moment donné un sentiment d'appartenance commune européenne.

Le deuil national n'est donc pas simplement négatif, c'est aussi positif dans le sens où cela permet de souder la nation et donc de renforcer le sentiment de son existence.

Le second point à aborder ici, c'est que si une nation a besoin de son histoire et de ses cimetières, elle a aussi besoin de perspectives. Paradoxalement, le deuil construit du positif pour le sentiment d’appartenance, sur le passé commun, mais sur ce deuil il manque une autre dimension. Or, de ce côté-là, ne se construit rien de positif aujourd'hui. On ne donne pas à la nation française une vraie vision de ce qu'elle peut être demain. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avions bien le phénomène de cohésion par les morts, mais, de l'autre côté - celui de l’avenir - le Général De Gaulle avait su donner à la France une vraie vision d'elle-même, de sa puissance, de sa grandeur, de son avenir.

Hélas, François Hollande n'est pas capable aujourd'hui de faire la même chose. Cette absence de construction d’un imaginaire tourné vers un avenir commun, national, et pas seulement individuel, c’est un premier problème.

Le second problème, que vous avez justement soulevé, c'est qu'en 1914-1918 ou en 1939-1945, l'unité de la nation s'opérait contre un ennemi extérieur. Le sentiment était particulièrement fort si l'on songe à 1914-1918 et à l'Alsace-Lorraine, qui a toujours été comprise comme faisant partie de la nation française. Les "malgré nous", ces Alsaciens enrôlés dans l'armée allemande, n'étaient ainsi pas considérés comme des étrangers. Et quand bien même ils se trouvaient en face de l’armée française, ils n’étaient pas considérés comme ennemis, ce n'était pas une guerre contre ces Alsaciens, mais contre une armée allemande qui avait contraint les Alsaciens à faire la guerre de leur côté. Autrement dit, on avait bien "eux" et "nous".

Or, ici, l'ennemi est à l'intérieur. Si l'on prend l'exemple de cet individu qui a tué des compatriotes niçois, et cela quelles que soient ses véritables motivations, on constate que c'est un homme de 31 ans qui a la nationalité française et qui a vécu en France. On peut faire le même constat pour d’autres qui sont des terroristes islamistes militants.

Nous respectons un deuil national, mais il ne faudrait surtout pas faire le deuil d'une analyse concrète de la situation. Il ne faudrait pas que nous persistions à ne pas voir que cette guerre est d'abord une guerre intérieure. Nous ne réduirons pas le problème en détruisant demain l'État islamique ou Al-Qaïda. Le problème est en France. Ce deuil ne doit pas faire l'économie d'une analyse de ce qui se passe en France et des moyens à prendre pour affronter cette division dans la nation créée par une petite minorité qui agit contre la France, soutenue par une autre minorié qui applaudit ceux qui agissent contre elle.

Pierre Nora : A partir du moment où vous dites "ennemi intérieur", c'est qu'il y a un ennemi. La nation a été profondément blessée par un attentat et un carnage. Il paraît difficile de ne pas enregistrer le fait par une forme de deuil national, d'autant plus nécessaire que l'attentat a eu lieu un 14 juillet, contre le symbole même de la nation unitaire.

Pour ce qui est de la définition de la nation sur ce qu'elle n'est pas ou sur ce qu'elle est, c'est une question compliquée qui renvoie à l'ambiguïté même de ce terrorisme intérieur, qui est en soi ambigu et difficile à saisir, définir et cerner. Devant une attaque de ce type, il est évident que la nation réagit, comme elle l'a fait en janvier de l'année dernière, puis en novembre dernier.

Ce qui est à craindre ici, c'est une forme de routinisation du terrorisme, qui n'aura pas forcément droit à chaque occasion à un déploiement de rassemblements nationaux. Cela se voit déjà avec les réactions polémiques notamment de l'ancien maire de Nice, alors que devant une attaque de ce type on se dit qu'il n'y avait finalement pas grand-chose à faire. L'heure n'est pas à la polémique, mais au deuil et au rassemblement.

De quelle nation parle-t-on ici ? S'agit-il de la nation au sens large, d'un agrégat de toutes les personnes présentes sur le territoire, ou d'une nation plus resserrée regroupant uniquement les individus qui se reconnaissent en elles ? S'il est aisé de définir "contre quoi" la nation peut se définir, en quoi la difficulté, dans le cas présent, est d'établir une définition de la nation "contre qui" ? 

Yves Roucaute : La nation se définit tout d'abord "avec qui". Et cela en fonction de la "naissance", du latin "natio". Avec des nationaux, qui ont la nationalité, et leurs familles, par exemple françaises. Il existe différents types de nation, selon le sang ou le sol. L'ennemi ne définit donc pas la nation, même s'il peut renforcer le sentiment d'appartenance nationale.

La nation française a une particularité : c'est une nation civique, la première du monde, et elle a influencé sur ce point une autre nation civique, les Etats-Unis d’Amérique. J’ai avancé cette thèse il y a trente ans, influencé par un philosophe polonais qui avait fait une étude remarquable sur cette question avant guerre. Je l’ai depuis développée. À cet égard, il est toujours curieux de voir en France un certain nombre d’auteurs reprendre cette thèse en se l’attribuant. Il est toujours drôle de voir qu’en ce qui concerne les intellectuels français, l’honnêteté n’est pas nécessairement la première vertu. Si cela leur permet de penser, au lieu de pérorer, cela reste d’ailleurs satisfaisant.

Cette nation civique se caractérise par une construction non pas à partir des origines ethniques, mais – au moins depuis Clovis – sur la base de la naissance par le sang, mais aussi par le sol et le partage de valeurs communes. Clovis avait ainsi interdit les nobles francs à se marier entre eux, les contraignant à se mélanger génétiquement avec les populations locales déjà présentes (Wisigoths, Gallo-Romains, etc.). Bref, la puissance de la France s’est bâtie sur des valeurs et un imaginaire commun, en particulier un grand récit, et donc à l'inverse sa faiblesse tient à l'oubli de ces valeurs et de sa mythologie. Et non à l’ethnie.

Dès lors, la présence d'un ennemi intérieur affaiblit beaucoup plus une nation civique qu'une nation ethnique. Qu’un Hongrois trahisse la Hongrie ne peut bouleverser substantiellement les fondements d’une nation fondée sur des bases ethniques. Car ces bases ne disparaissent pas pour autant. En France, en revanche, une guerre civile est forcément une guerre qui oppose dans ses valeurs des Français : elle met donc en cause la nation dans ses fondations, en profondeur. Et s’il n’y a plus d’adhésion aux valeurs, la nation peut disparaître. Ce qui ne sera jamais le cas d’une nation ethnique.

Les terroristes islamistes nés en France sont des ennemis, des corps étrangers au sein du corps France. C’est une étrange étrangeté. Elle tient au fait que dans la mesure où les valeurs et l’imaginaire commun sont la clef de la nation, ne plus les partager est certes grave pour la nation mais, en même temps, la preuve que l’on n’y participe pas. C’est ce que le Général De Gaulle avait tenté de dire par rapport à Pétain. Dans la mesure où le maréchal Pétain se mettait en positon de collaborer avec des étrangers dont les valeurs étaient incompatibles avec celles de la France, et dans la mesure où la nation était asservie, son "Etat français", à proprement parler, était étranger à la France. D’une certaine façon, il n’existait pas. D’une certaine façon, il n’y eut jamais aucun "Etat français", on est bien passés du point de vue de la nation de la IIIème République, avant guerre, à la IVème, après guerre, toutes deux étant bien françaises, y compris avec leurs dérèglements.

C'est pourquoi nous ne pouvons pas ne pas attaquer avec violence les terroristes, car ils n’existent pas comme Français et ils mettent en cause les fondements de la nation. On ne peut se permettre aucun laxisme. Quand des gens combattent les troupes françaises en Syrie ou en Libye, s'ils reviennent en France nous ne pouvons pas nous permettre de seulement les mettre sous surveillance ou de leur mettre une fiche S. Normalement, puisqu'ils combattent la nation en tant que tel, ces gens-là doivent être enfermés, mis en prison et condamnés sévèrement. Georges Clémenceau aurait fusillé ces gens-là. Plus humanistes d’une certaine façon, ou peut-être moins lucides, les enfermer est un minimum.

La question est à cet égard de savoir si le gouvernement prend au sérieux ce qu'il dit quand il évoque la guerre. Je ne le crois pas. Il affirme que nous sommes en guerre, mais n'appelle pas "actes de trahison" ceux qui ayant vécu ou étant nés en France, combattent les Français ou soutiennent ceux qui les combattent par leurs discours ou financièrement. iI ne les neutralise pas. C'est un vrai problème.

Le deuxième souci, c'est qu'en temps de guerre, il est de tradition de ne pas relâcher ses ennemis avant que la guerre soit terminée. Or, c'est ce que nous faisons.

Pierre Nora : Quand une nation est meurtrie dans son symbole et dans l'indifférenciation d'une troupe qui comportait probablement tous les types de Français, étrangers et touristes, on ne se demande pas de qui il s'agit. On voit qu'il y a eu une agression terroriste, dont – encore une fois – l’ambiguïté est forte puisqu'elle provient de gens venant de France, et dont le mystère reste total (sont-ils télécommandés, sont-ils indépendants...?). Il n'y a pas tellement de questions à se poser sur la nature de cette nation. Il est évident, et cela a été très clair en janvier et novembre 2015, qu'il y a un sentiment national et patriotique qui est à fleur de peau et qui, lorsqu'il est agressé, réagit de manière humaine et normal par le sentiment du scandale et de l'horreur.

Que peut traduire ce recours au deuil national ? Que révèle-t-il de ce qu'est, finalement, la nation ? 

Yves Roucaute : Ce deuil national révèle d'abord une vraie souffrance. On constate une grande émotion en France. Cela révèle que la nation existe. Une existence par ailleurs souvent niée par les élites, notamment à gauche mais aussi à droite.

D’ailleurs, les islamistes tuent aussi au Pakistan mais il est vrai que nous n'éprouvons pas la même souffrance. Cela peut paraître injuste mais les Pakistanais ne font pas partie de notre nation. Nous éprouvons plus de souffrance pour nos proches.

Cela reflète donc un sentiment patriotique d’appartenance nié ces trente dernières années par certaines élites… La France existe, et cette existence apparaît dans toute sa force dans le sport, dans les fêtes nationales, et quand nous l’oublions, un terrible malheur nous le rappelle.

Pierre Nora : Le 14 juillet, c'est la Révolution française, c'est l'unité nationale et c'est la République. L'agression s'est faite ce jour-là dans ce lieu à la fois symbolique, touristique et généralisé où tout le monde est là. Il y avait des musulmans, des touristes, des Anglais, tout le monde dans cette foule. Il n'y a pas à s'interroger beaucoup sur le caractère symbolique qu'on a voulu donner à cette agression dont on ne sait pas d'ailleurs exactement de qui elle vient.

Il est donc difficile de se poser des questions aussi générales sur des cas qui sont maintenant devenus sinon ordinaires, du moins réguliers et imprévisibles.

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