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#JeSuisMila ou #JeSuisWoke : radioscopie des rapports de force dans la génération Z
©DR / Capture d'écran / Instagram

Jeunesse divisée ?

Dans une interview accordée au Point, la jeune lycéenne vivant sous la menace des islamistes depuis un an pointe les contradictions des militants de sa génération : alors qu’ils disent vouloir défendre la diversité et la tolérance, nombre de ces anti-racistes auto-proclamés et autres guérilleros de la justice sociale refusent violemment l’expression d’idées différentes des leurs. Mais combien sont-ils ?

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico.fr : Mila, la jeune lycéenne qui avait évoqué l’islam dans une vidéo Instagram, avait, par la suite, reçu 50 000 menaces de mort. Cette semaine, elle accorde une interview au Pointdans laquelle elle pointe les contradictions des jeunes militants de son âge qui vantent la diversité, la tolérance et l’ouverture d’esprit mais refusent que l’on pense différemment d’eux. Qu’est-ce que ses propos racontent sur sa génération ?

Vincent Tournier : En Mai 1968, les étudiants scandaient « nous sommes tous des juifs allemands » pour soutenir Daniel Cohn-Bendit, l’emblématique leader du mouvement contestataire, que le gouvernement français voulait alors renvoyer en Allemagne, son pays d’origine. Aujourd’hui, on ne voit pas les jeunes descendre dans la rue pour crier « nous sommes tous des lesbiennes franco-allemandes ». Même les féministes ont été aux abonnés absents puisque Mila indique dans son interview qu’elle a tout juste été « contactée et soutenue par des Femen mais c’est tout ».

C’est tout le paradoxe de la jeunesse actuelle qui exhibe volontiers son amour de la tolérance et de la diversité, mais qui, lorsqu’arrive l’heure des choix, opte plus facilement pour l’obscurantisme religieux que pour le droit au blasphème, en partie par peur, mais pas seulement.

C’est ce qui fait tout l’intérêt de l’affaire Mila. Cette jeune femme se retrouve de fait au cœur des contradictions de notre société. Car Mila, qui tient du reste un discours très cohérent et lucide, pas du tout extrémiste ou puéril, est une sorte de prototype de la post-modernité. Elle coche presque toutes les cases : binationale, homosexuelle, écologiste, fêtarde, à la fois tolérante et insouciante. Il ne lui manque éventuellement que le végétarisme auquel elle n’adhère pas. Or, c’est justement au nom de cette post-modernité que Mila se heurte de plein fouet à l’intolérance qui émane d’une partie de la population musulmane. La lecture de son interview vaut à ce titre le détour. Elle y indique notamment que, si elle accorde volontiers aux musulmanes le droit de s’habiller comme elles l’entendent (sauf pour le voile intégral), elle a souvent été amenée à subir « des agressions verbales de la part de femmes voilées », notamment dans un magasin où elle s’est fait traiter de « pute » et de « chienne » parce qu’elle circulait vêtue d’un short et d’un débardeur.

C’est parce donc qu’elle exprime pleinement cette contradiction entre une revendication de tolérance et une réalité qui ne l’est pas du tout que le cas de Mila mérite d’être médité. Ceux qui ne l’ont pas compris commettent une grossière erreur. C’est le cas par exemple de Ségolène Royal, laquelle a refusé de soutenir Mila (« je refuse de poser le débat sur la laïcité à partir des déclarations d'une adolescente de 15 ans considérée comme le parangon de la liberté d'expression » ). Non seulement cette réaction exprime un manque saisissant de solidarité envers une jeune fille qui risque désormais sa vie tous les jours, mais elle montre que Ségolène Royal n’a pas compris que cette affaire représente justement toute la contradiction de notre époque et ne peut être évacuée d’un simple revers de main à cause de l’âge de la protagoniste ou de sa manière de s’exprimer. La polarisation sur cette jeune fille pourrait d’ailleurs être vue comme la conséquence du silence abyssal des intellectuels de gauche : si ceux-ci occupaient davantage le terrain sur la critique des religions, ils ne laisseraient pas Mila ou Charlie Hebdo en première ligne.

A son corps défendant, Mila a découvert la réalité de l’intolérance et du fanatisme ; et comme sa démarche est finalement mal perçue par les jeunes de sa génération, elle est condamnée à vivre en paria, rejetée à la fois par les fanatiques qu’elle dénonce et par ses pairs qui se gardent bien de la soutenir. Cela ne l’empêche pas, fort heureusement, de recevoir des soutiens. Mais d’après ce qu’elle indique dans son interview, le président Macron n’a jamais pris la peine de l’appeler. Et le commentaire de celui-ci a fait sur cette affaire lors de son interview sur la chaîne Brut n’était pas dénué d’une certaine ambiguïté.

Que sait-on des rapports de force au sein de la jeunesse sur ces sujets de société ? A-t-on une opposition entre les #JeSuisMila et les “woke” (les éveillés) ? Peut-on quantifier quel camp pèse le plus ?

On peut trouver des éléments de réponses dans un sondage de l’IFOP réalisée pour Charlie Hebdo en février 2020. Ce sondage a concerné 2000 personnes, ce qui est assez élevé par rapport à un sondage ordinaire. Les résultats montrent que les jeunes ne sont pas, dans leur majorité, du côté de Mila.

Une première question demandait ainsi ce qu’il fallait penser de la réaction de Nicole Belloubet, la ministre de la justice de l’époque, qui avait déclaré de manière assez stupéfiante que « l’insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de conscience ». Le résultat est le suivant : 44% des Français (44%) disent approuver un tel propos, ce qui n’est déjà pas négligeable même si cela reste minoritaire, mais ce taux monte à 59% chez les 18-24 ans, soit 15 points de plus. On retrouve la même tendance avec la deuxième question, qui demande si « les propos tenus par Mila relèvent de la provocation à la haine à l’égard d’un groupe de personnes, à raison de leur appartenance à une race ou une religion déterminée », autrement dit si de tels propos sont racistes : 42% seulement des Français se disent d’accord mais on monte à 57% chez les 18-24 ans. Enfin, une troisième question indique que, si à peine 50% des Français se disent favorables au « droit de critiquer, même de manière outrageante, une croyance, un symbole ou d'un dogme religieux ? », ce qui est déjà assez peu élevé (d’autant que la question prend soin de rappeler préalablement que la loi sur la presse de 1881 autorise une telle critique), ce chiffre n’est plus que de 41% chez les 18-24 ans.

Bref, on comprend que Mila a du souci à se faire. Ce n’est pas totalement surprenant. Depuis les années 1970-1980, en raison d’un immense sentiment de culpabilité, la société française s’est engagée dans un puissant mouvement de sacralisation de l’immigration et des minorités ethnoreligieuses. La grille de lecture dominante est alors foncièrement victimaire. Dans ces conditions, toute critique est vue comme un outrage. C’est moins la religion qui est ici en jeu (Mila ne critique pas tel ou tel aspect du dogme musulman) que la question des minorités en tant que telles : celles-ci sont désormais érigées en cause sacrée, de sorte que les critiquer d’une manière ou d’une autre relève d’une forme de blasphème. On pourrait d’ailleurs presque dire que nous avons inventé un nouveau type de blasphème : un blasphème laïc. On en voit la force tous les jours, et pas seulement dans le cas des musulmans. Omar Sy peut ainsi jouer le docteur Knock sans problème (même s’il a arrêté d’en faire la promotion après qu’Éric Zemmour lui a rappelé ses accointances avec le producteur déchu Harvey Weinstein, mais il serait inenvisageable qu’un acteur blanc puisse interpréter un personnage noir. Les simples profanes n’ont pas le droit de se prendre pour des Dieux.

Sur des sujets comme le climat, le genre ou encore l’immigration, comment se structure l’opinion de la jeunesse ?

Les enquêtes réalisées depuis près d’un demi-siècle nous indiquent que les nouvelles générations sont en général à l’image de la population. Toutefois, les jeunes ont tendance à accentuer les grandes dynamiques, notamment celles qui sont portées par les élites. Cette caractéristique de la jeunesse, faite à la fois de conformisme et d’amplification, est assez logique : par définition, les jeunes générations sont soumises à toutes les instances chargées d’éduquer et de socialiser : les médias, l’enseignement, la culture, le monde associatif. Or, ces instances délivrent des messages relativement homogènes qui se retrouvent partout, et auxquels il est impossible d’échapper. Il suffit de regarder la publicité ou les séries télévisées pour comprendre à quel point notre vision du monde est formatée par un ensemble de valeurs bien précises. La multiplication des sources d’information ne change pas grand-chose à l’affaire. La quantité des sources d’informations compte moins que leur degré d’homogénéité, lequel est assuré par la tendance à refléter majoritairement les préoccupations des élites.

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