Inscription à la vaccination : ce que la panne de Santé.fr le jour de son lancement révèle des failles béantes du management public<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Santé
Inscription à la vaccination : ce que la panne de Santé.fr le jour de son lancement révèle des failles béantes du management public
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Autopsie d’un énième naufrage

Attendu de pied ferme par la population, le site santé.fr, qui permet de prendre rendez-vous pour se faire vacciner contre le Covid-19, est tombé en panne dès le premier jour.

Olivier Fournout

Olivier Fournout

Olivier Fournout est maître de conférence à l’Institut Polytechnique de Paris/Télécom Paris, chercheur à l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation (CNRS) et auteur de La trumpisation du monde, pourquoi le monde adore Trump y compris ceux qui le détestent, Bord de l’Eau, 2020.

Voir la bio »

Atlantico : Attendu de pied ferme par la population, le site santé.fr est malencontreusement tombé en panne dès le premier jour. Comment un tel fiasco est-il arrivé ? Est-ce un problème de budget ou de compétence ?

Olivier Fournout : Je n’ai pas le sentiment que dans la séquence que nous vivons depuis des mois le gouvernement lésine sur le déblocage de moyens financiers. Là où il y a encore un an, la politique gouvernementale était guidée par un cadre général de rigueur budgétaire, il y a aujourd’hui un ruissellement de liquidités, débloquées par l’état central. Quant à la question de la compétence, la réponse dépend de ce sur quoi porte la compétence nécessaire, et cela renvoie à l’analyse du problème. Que s’est-il passé hier ? On peut imaginer, pour donner un ordre de grandeur, que 5-6 millions de personnes peuvent être directement concernées par cette première phase de vaccination, et que 10-20 millions de personnes potentielles autour de ces personnes concernées peuvent avoir eu envie de se connecter en même temps sur le site santé.fr. De tels chiffres feraient exploser n’importe quel site un peu sophistiqué, impliquant des fonctionnalités de recherche sur base de données, donc lourdes. Au strict plan de l’informatique des réseaux, il n’y a là rien d’étonnant.

Il semble que le gouvernement a un problème de management public, aurait-il pu faire appel au privé comme ils ont pu le faire avec McKinsey ? Quelles sont les failles du management public ? 

C’est bien sûr un autre plan de compétences à prendre en compte, qui relève du management. Dans votre question, vous reliez le « problème de management » à l’appel au privé. Mais le privé a aussi des problèmes de management et n’est pas tout-puissant en situation de crise. Pendant l’été, je me rappelle des problèmes pour prendre rendez-vous pour se faire tester : sur le site de tel gros laboratoire privé, on avait à remplir des formulaires, puis on arrivait à un point du processus où il était recommandé de téléphoner, et quand on téléphonait, on avait un message disant d’aller sur le site.

À nouveau, essayons de circonscrire le problème de management et de le déplier au moins sous deux angles :

Premièrement, le politique, le gouvernement, a pu surdimensionner la promesse : sur santé.fr, on a pu croire qu’il serait possible de prendre rendez-vous. Hier, une carte interactive de la France s’affichait. Or, la gestion de files d’attente et de rendez-vous de millions de personnes sur tout le territoire vers des centaines de centres eux-mêmes dispersés sur un territoire large induit une lourde complexité de traitement de l’information : beaucoup dépend du local, de ses capacités, de ses réponses en temps réel. Cela alourdit considérablement le traitement informatique centralisé, et peut avoir planté le site, quelle que soit sa qualité de conception technique par ailleurs. Cela a conduit, en réponse à ce problème, à des prises de décision rapides, qui sont plutôt de la bonne gestion de crise s’adaptant aux problèmes effectifs rencontrés sur le terrain : simplifier les fonctionnalités sur le site, éviter le site unique d’information en démultipliant les sites d’accueil, décentraliser les prises de rendez-vous vers les lieux mêmes de vaccination, comme c’est le cas maintenant sur santé.fr. Du coup, l’ensemble du processus n’est pas arrêté – même si l’on n’est probablement pas au bout des difficultés, notamment pour l’accueil téléphonique des très nombreux Français qui souhaitent se faire vacciner ou faire vacciner un proche.

Deuxièmement, il peut y avoir, dans le contexte actuel, un dialogue difficile de l’administration et du politique. Si les compétences sont là, il peut y avoir un problème de mise en commun des compétences. Vous pouvez avoir une équipe de foot avec les meilleurs joueurs du monde, mais qui perd. Est-ce que le politique est assez à l’écoute de ses échelons administratifs, opérationnels, logistiques, des conseils qui peuvent venir de la base ? L’enjeu managérial est alors – cela vaut pour le public comme pour le privé – d’ajuster un objectif et ce qui est faisable. Il ne faut pas juste se guider sur ce qu’il serait nice to have comme disent les anglo-saxons, sur ce qu’il serait chouette d’avoir (toujours plus de fonctionnalités, centralisées, qui résolvent tout – des usines à gaz) mais sur ce qui est pragmatiquement faisable en temps compté.

L’exigence technique imposées aux services de l’État sur ces sujets est-elle suffisante ? Quelles sanctions doivent être prises ? 

Encore une fois, la technique informatique ne me semble pas être le point critique : nous savons tous que l’informatique – privée, publique, petite, grande – connaît des plantages, des arrêts temporaires de service, des surcharges. C’est toujours présenté comme simple et ça se révèle toujours plus compliqué qu’annoncé, avec une part d’imprévisible. Il n’y a là rien de spécifique à l’administration française. C’est pour cette raison que j’ai un peu de mal à vous rejoindre sur la tonalité dramatisante quand vous parlez de « fiasco », de « sanctions ». Je pense que, oui, il y a, comme nous l’avons dit, des manques à relever dans le management public. Il faut le faire, car les manques, comme dans toute conduite de projets difficiles – et la gestion de la pandémie actuelle n’est pas facile – permettent d’apprendre en avançant, pour faire mieux. Mais, à titre personnel, j’essaye, surtout dans la période actuelle, d’éviter d’ajouter de la controverse à la controverse. C’était le sujet d’une tribune de cet automne que j’ai publiée sur Atlantico.fr : stop aux controverses, car à force on finit par rendre les citoyens fous, par leur faire perdre confiance, par déprimer tout un pays, par nager dans la cacophonie. Je trouve qu’il y a un effort collectif à produire pour essayer de voir les différents points de vue, pour mener des diagnostics concrets et pour les partager avec le public : de ce point de vue, les commissions d’enquête publique qui ont lieu dans les enceintes parlementaires, notamment au Sénat, permettent de remettre du concret et de la pluralité dans l’exposé des différentes parties prenantes. C’est précieux. Pour le gouvernement, je leur suggèrerais volontiers d’expliquer le réel, de ne pas le cacher. La nature ayant horreur du vide, dès qu’il y a le sentiment que tout n’est pas dit, l’imagination s’engouffre, dramatise, fait des hypothèses. On en arrive à des énoncés du genre l’administration est incompétente, le politique nous ballade. Je trouve que l’outrance des réseaux sociaux nous habitue à ne plus prêter l’oreille qu’à des jugements extrêmes, qui perdent le sens de la mesure et surtout de la réalité.

Après l’échec de la première version d’anti-covid, nous nous sommes rendus compte qu’une version mise à jour de l’application Tous anti covid n’était pas capable de gérer les inscriptions alors qu’elle avait été annoncée comme pouvant le faire par Olivier Véran. Comment expliquer cette accumulation d’échecs techniques ? Est-ce tolérable compte tenu de la gravité de la situation ? Une entreprise privée aurait-elle toléré de telles insuffisances ?

Oui, vous avez raison, à nouveau l’annonce sur Tous anti covid dépasse la réalité. Cela renvoie aux problèmes de management public que nous évoquions ci-dessus. De là à appeler au secours une société de conseil américaine comme McKinsey, ou à dresser l’un contre l’autre le privé et le public, je suis désolé, mais non, je n’arrive pas à vous suivre dans cette direction. Du reste, soulignons plutôt le partage des tâches réaliste entre le public et des sites privés dont c’est le métier de gérer des prises de rendez-vous, comme Doctolib.

Au niveau de l’état, il pourrait être intéressant de s’atteler à ce problème de coordination des échelons politiques et administratifs au sein de l’exécutif en se dotant d’une cellule qui puisse, déjà, de l’intérieur, décrire le problème et avoir un recul réflexif. Il s’agirait de penser la crise organisationnelle pendant la crise, sans attendre que des sociologues ou des journalistes viennent pointer les ratés vus de l’extérieur. Avec le covid, de nouvelles formes de l’organisation publique sont en train de s’inventer et de se tester en grandeur réelle, dans la douleur. Mais, à ma connaissance, aucune pensée de ces nouvelles formes d’interventions de l’état en situation de grave crise systémique ne s’élabore en interne, ne serait-ce que par observation des processus en question. Or, l’ajustement doit se faire là, à la charnière du politique et de l’organisationnel, dans le dialogue ou l’absence de dialogue des différents points de vue. Cela me fait penser à cette réplique d’une pièce de théâtre antique : « Un bon chef parle de ses chances et non de ses risques ». Aux dirigeants les promesses mobilisatrices, aux exécutants la gestion des risques. Ici, ce qu’on peut dire en résumé, c’est que la gestion des risques de l’application santé.fr n’a pas évité le plantage, mais la réponse au plantage a été diligente et efficace : en moins de 24 heures.

Olivier Fournout vient de publier La trumpisation du monde (Bord de l’eau, 2020)

Le sujet vous intéresse ?

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !