Renversement
Inégalités : comment la mondialisation nous a refait basculer dans un univers de rentiers
Dans un article publié par "Global Dialogue", l'économiste suédois Göran Therborn montre que l’origine sociale est en train de redevenir plus importante que Ia nationalité pour déterminer nos destins économiques et sociaux.
Rémi Bourgeot
Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.
Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.
Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).
Edouard Husson
Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli.
Dans un article publié par "Global Dialogue", l'économiste suédois Göran Therborn révèle un tournant historique concernant les inégalités. Alors que les inégalités dépendaient à 80% de la nation dans laquelle vivent les individus en l'an 2000, le déterminant prépondérant serait en passe d'être celui de la classe sociale. Dans quelle mesure ce tournant historique peut il déjà se mesurer par les bouleversements politiques qui traversent la planète ?
Rémi Bourgeot : Ce résultat est le fruit d’une longue évolution avec pour faire simple, d’un côté, l’explosion des inégalités dans la plupart des pays et, de l’autre, une réduction des écarts entre pays développés et pays en développement. La lecture par les inégalités est tout à fait importante, mais elle est néanmoins loin d’être suffisante pour comprendre la logique politique et économique à l’œuvre.
Les statistiques de Göran Therborn sont intéressantes, et il analyse correctement la dynamique qui a conduit à l’explosion des inégalités dans les pays développés, dans le cadre de la mondialisation en particulier. Il ignore cependant des phénomènes fondamentaux, comme le caractère désormais mondial de la désindustrialisation qui touche même les grands pays émergents, notamment la Chine… Il se trompe ainsi sur la portée réelle de la dynamique sociale dans les pays émergents, en réduisant les déterminants de l’évolution économique et des inégalités à la lutte des classes et à un jeu de vases communicants. En suivant une approche qui s’apparente à de l’horlogerie sociologique, la dynamique industrielle et technologique actuelle lui échappe. Pour faire simple, ça n’est pas qu’une histoire de parts de gâteaux… comme en témoigne l’atonie de la productivité dans le monde.
En ce qui concerne les bouleversements politiques dans le monde développé, les mouvements populistes ont évidemment tendance à viser précisément les populations reléguées, dissociées de l’évolution économique nationale. Cette articulation est particulièrement visible dans les cas français, britannique ou américain, qu’il s’agisse des populismes de droite ou de gauche. Mais la dynamique populiste est plus complexe, dans son contenu idéologique, ne serait-ce que sur les questions économiques. Le cas allemand est assez révélateur à cet égard puisque l’AfD qui prospère au sein des couches sociales les plus pauvres, en particulier à l’Est, s’inscrit, sur le plan économique, dans une approche très proche de celle des partis traditionnels, qui ne semble guère favorable aux couches populaires.
Plus généralement, les Etats s’orientent depuis quatre décennies vers une forme de vide politique, fondé notamment sur la croyance superstitieuse dans le caractère organisateur des plateformes de négoce de titres financiers, en lieu de leur traditionnel accompagnement des avancées technologiques. A cet assèchement les mouvements radicaux en tous genres substituent d’autres obsessions, en général monothématiques.
En plus des populismes « traditionnels », on voit des pays ou des régions qui se targuent justement d’être plus prospère que d’autres, vouloir plutôt larguer les amarres. Christopher Lasch avait identifié ce phénomène dans La Révolte des Elites, évoquant notamment le cas de la Californie et le thème de l’orientation vers le « Pacific Rim » plutôt que vers le reste des Etats-Unis. L’exemple de la Catalogne, avec l’idée d’une indépendance de l’Espagne pour devenir une sorte de région à nu et plus prospère dans l’UE, vient de la même façon à l’esprit.
Il s’agit d’un cadre de désagrégation assez générale, que l’on ne peut pas même réduire à l’opposition entre une révolte des masses et une révolte des élites. La notion elle-même d’élite est ébranlée, rongée par la révolution bureaucratique, managériale qui recouvre les processus productifs et créatifs, malgré la généralisation des discours à prétention futuriste.
Edouard Husson : Göran Therborn dresse un tableau très complet de la montée des inégalités dans le monde. Il rend compte d’un mouvement de balancier: l’Amérique latine est devenue plus égalitaire qu’auparavant alors que l’Europe, continent par excellence des classes moyennes dans la seconde moitié du XXè siècle, connaît une croissance des inégalités. L’Afrique du Sud a troqué l’apartheid contre une des plus forts indices d’inégalité au monde. En fait le tournant a été pris il y a presque un demi-siècle: sous l’effet conjugué du libre-échangisme et du règne de l’étalon-dollar. Progressivement le dogme néo-libéral a remplacé le dogme keynésien. Les gouvernements du monde se sont - à quelques exceptions près - ralliés à cette politique.
Et Therborn est capable d’en mesurer l’ampleur parce que le phénomène est devenu universel. Mais en fait, il ne tient pas compte du fait que le tournant suivant a déjà été pris. C’est encore balbutiant mais le Brexit et l’élection de Donald Trump ont sonné le glas du néo-libéralisme. Ils annoncent un retour à la priorité donnée à la nation sur la classe: il s’agit d’un mouvement de fond, qui va couvrir, sans doute, une période de quatre à cinq décennies. A vrai dire, le tournant a été pris à la fin de la décennie précédente, suite à la crise financière qui éclate en 2008. Pour être plus précis encore, 2007 est marquée non seulement par la crise des subprimes, qui démarre en août, mais aussi par l’attaque frontale de Vladimir Poutine, en févirier 2007, à l’occasion de la Conférence sur la Sécurité de Munich, contre la mondialisation amércano-centrée. On pourrait même s’amuser et dire qu’en fait c’est toujours la France qui annonce politiquement le tournant: Avant même Margaret Thatcher et Ronald Reagan, Giscard avait théorisé la mondialisation. Et en 2007, l’élection de Nicolas Sarkozy est une première manifestation du retour de la nation. La nouvelle vague devrait durer jusqu’au milieu du XXIè siècle. Ses effets sociaux, c’est-à-dire, une réduction progressive des inégalités se feront sentir véritablement d’ici une vingtaine d’années.
Quelles sont les causes d'une telle situation ? Faut-il y voir un retour d'une société des rentiers ?
Rémi Bourgeot : Avant la crise financière, des économistes de tous bords expliquaient que le problème des classes populaires résidait dans leur perception de ne pas jouir des fruits de la prospérité associée à la mondialisation, et non de leur situation réelle. L’aggravation des inégalités depuis la crise, et surtout la relégation économique, dans de nombreux pays comme la France, de toute une génération, a invalidé cette approche. Le processus de dissociation géographique entre consommation, conception et production fait qu’une proportion toujours croissante d’individus dans les sociétés développés n’est plus réellement arrimée au cours de l’économie nationale. En réalité, ce qu’on désigne dans le monde politique par ce mot, « économie », a même, d’une certaine façon, changé de nature avec la focalisation non pas tant sur les services en tant que tels, que sur une catégorie de services spécifiques, à faible valeur ajoutée, et surtout déconnectés de l’activité productive. C’est le cadre intellectuel des « réformes » qui monopolise le monde politique, dans un sens ou dans l’autre, et qui relève souvent d’une agitation dérisoire. La réduction du chômage à une question d’incitations et de contrôles en est un exemple.
Les dirigeants des pays développés, en particulier en Europe, ont tendance, aussi « startup-friendly » qu’ils cherchent à paraître, à s’enfermer dans un cadre (étranger à la réalité des options offertes par les avancées technologiques) qui était autrefois associé au sous-développement chronique.
On ne peut traiter la question des inégalités indépendamment de celle de la stratégie de croissance des pays. Cette relation opère dans les deux sens. Il est impossible de réduire significativement les inégalités sans réintégrer les couches sociales reléguées dans le cadre productif ; ce qui soulève évidemment la question de la localisation productive et du développement de nouveaux secteurs. Réciproquement, le modèle de croissance des pays développés, mais en réalité aussi des pays qui ont émergé au cours des trois dernières décennies, est enfermé dans une logique d’atonie de la productivité. Ce problème nécessite également une réintégration des différentes étapes du processus économique, de la conception à la production, comme de nombreux chefs d’entreprise en font le constat, notamment en Allemagne après deux décennies d’off-shoring intensif.
La question n’est donc pas que celle des classes populaires mais aussi de la redéfinition des élites, dont les composantes créatives ont été reléguées au profit d’une classe bureaucratique. La vision marxiste de Therborn a un certain intérêt théorique en ce qu’elle identifie le lien entre la structuration sociale et la mondialisation, mais elle est en décalage avec la réalité et la profondeur du problème. Et l’on peut dire que ce problème des pays développés est aujourd’hui en train de devenir plus généralement le problème du reste de l’humanité, qui a adopté ce modèle mondialisé, bureaucratique, plutôt que le capitalisme à vocation technologique dont est née historiquement la prospérité occidentale. Les processus d’optimisation géographique (qu’il s’agisse d’off-shoring industriel ou de montages fiscaux internationaux) contredisent la logique même du capitalisme productif, qui repose nécessairement sur une forme ou une autre d’intégration des strates économiques et sociales.
Edouard Husson : Là encore, il faut remonter plusieurs décennies en arrière et même beaucoup plus loin: depuis les années 1820 et l’abolition du régime de bimétallisme or/argent au profit du seul étalon-or, le manque de liquidités était revenu régulièrement hanter le capitalisme. Contrairement à ce que pensait Marx, les crises du XIXè siècle, qu’il a tenté d’analyser le premier, n’étaient pas d’abord des crises de surproduction mais de rareté monétaire: l’or est une monnaie d’épargnants et de transactions de grandes distance; la disparition de l’argent-métal, si utile à la vie économique de proximité, n’était pas compensée par la création de monnaie-papier. Le système de l’étalon-or est profondément ébranlé par les deux guerres mondiales. C’est Richard Nixon qui lui porte le coup de grâce en détachant le dollar de l’or et en proposant au monde de fournir les besoins en liquidité de l’économie mondiale.
Après l’ajustement des années 1970, les Etats-Unis réussissent cette gageure de fabriquer les dollars dont a besoin l’économie mondiale (et de s’endetter à proportion) sans pour autant provoquer de l’hyperinflation aux Etats-Unis. Je me souviens d’une interview, en 2004 ou 2005, où Stanley Fischer l’expliquait sans sourciller: pour éviter que la création monétaire aille dans la poche des salariés américains et fasse entrer le pays dans la spirale de l’inflation, il y avait le contrepoids de la mondialisation: l’ouvrier américain ne protestait pas contre la compression salariale car il savait que son usine pouvait être délocalisée à tout moment. Les milliards de milliards fabriqués pendant un demi-siècle ont alimenté les marchés financiers, l’immobilier, le sport professionnel, l’industrie de la défense américaine; mais c’est la même création monétaire qui a permis la transformation de la Chine en atelier du monde. La mondialisation américano-centrée n’a pas produit qu’une nouvelle classe de rentiers « hyperriches ». Elle a aussi vu l’émergence d’une nouvelle vague d’entrepreneuriat à l’échelle mondiale.
Dans un cadre démocratique qui ne peut tolérer une majorité de "perdants du système", cette tendance n'est elle pas une promesse de chaos ?
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