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Guylain Chevrier : "Le respect de la laïcité et de la neutralité dans le travail social est un enjeu de choix de société"
©Reuters

Nouveau défi

Le débat relatif à la place de l’expression religieuse dans la société, ou dans l’entreprise, qui exprime différentes manifestations et revendications, ne laisse pas indemne le travail social.

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Vous venez de publier l'ouvrage "Laïcité, émancipation et travail social" (Ed. L'Harmattan). A la différence des quelques ouvrages sur ce sujet consacrés à ce secteur d'activités, qui s’intéressent plus aux rapports du fait religieux avec le travail social, vous revenez-là de revenir aux fondamentaux de la laïcité dans ses rapports avec ce dernier. Pourquoi la laïcité vous parait-elle si importante pour le travail social, y est-elle tant mise à mal ?

Guylain Chevrier : Tout d’abord, le travail social est une action d’utilité sociale et d’intérêt général. Il est porteur de valeurs dans l’accompagnement des personnes qu’il concerne. Ces valeurs reposent sur un cadre de droit : des valeurs individuelles telles que l’autonomie, l’affirmation de soi, la liberté de pensée, la responsabilité ; des valeurs collectives entrent également en jeu, notamment le respect de l’autre, la solidarité, l’égalité, la citoyenneté ou la tolérance. En outre, le travail social est marqué par l’obligation de moyens et non par l’obligation de résultat. Ainsi, étant l’émanation et la réponse à des besoins sociaux, il est peu touché par la logique marchande, malgré un contexte gestionnaire qui favorise le rapport objectifs -résultats.

Le débat relatif à la place de l’expression religieuse dans la société, ou dans l’entreprise, qui exprime différentes manifestations et revendications, ne laisse pas indemne le travail social. Comme le rappelle un dossier consacré à la laïcité dans la Gazette Santé-Social de décembre 2008, le principe de laïcité est largement méconnu des travailleurs sociaux, pourtant il s’applique largement, directement ou indirectement, au domaine du travail social. On y rappelait que si l’initiative privée, y compris religieuse, a joué un rôle non négligeable dans le développement du travail social, ce dernier s’est constitué au travers de l’émancipation de l’Etat de la tutelle religieuse. Une réflexion qui incitait à considérer comme de première importance le fait de revenir, dans la formation des travailleurs sociaux, sur ce principe essentiel constitutif de l’Etat et de la philosophie des services publics, des politiques publiques. Ce dossier soulignait que « Les professionnels connaissent souvent mal les règles qui s’appliquent à leurs propres croyances et à celle des usagers ».

Beaucoup d’interrogations se manifestent précisément chez les professionnels, en rapport avec une vraie difficulté à appréhender un cadre législatif et institutionnel complexe et disputé. D’autant plus dans le contexte d’une société en mouvement, qui change en devenant plus diverse, avec un public qui en est le reflet. Maîtriser le principe de laïcité, pour les travailleurs sociaux, correspond à une exigence d’égalité de traitement des usagers, en même temps qu’à une certaine idée de la qualité du travail social.

Les choix faits dans le renouvellement des politiques sociales en France depuis une dizaine d’années n’ont rien cédé sur le principe d’égalité. De la loi du 29 juillet 1998 de lutte contre les exclusions au plan de cohésion sociale de 2005, dite plan Borloo, à la lutte contre les discriminations inscrites dans la loi pour l’égalité des chances de 2006, jusqu’à la loi du 11 février 2005 qui renouvelle la politique du handicap sur le fondement de « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté de la personne handicapée », on insiste sur le sens que l’on entend donner à notre lien social. Celui de l’égalité entre tous, comme bien laïque.

La loi 2002-2 du 2 janvier 2002, rénovant l’action sociale et médico-sociale, reconnaît aux usagers des établissements et services sociaux et médico-sociaux des droits fondamentaux protégés par la norme constitutionnelle. Une démarche qui implique la prise en compte de leur libre-arbitre et de leur liberté de conscience. Ceux qui étaient considérés jusqu’alors comme des publics fragiles à protéger sont devenus des citoyens qui doivent pouvoir accéder au mieux de leurs possibles à l’égalité, et cela sur tous les plans.

La citoyenneté, qui recouvre différentes dimensions attachées aux libertés individuelles, aux libertés politiques et aux libertés économiques et sociales, s’articule au principe d’égalité et donc à la laïcité. Le traitement égal de tous devant la loi, indépendamment des différences, est au cœur de l’accompagnement des publics du secteur social, pris en charge dans des établissements et services sociaux et médico-sociaux du public ou du privé. Voilà pourquoi, le port de signes religieux qui se fait jour chez certains travailleurs sociaux, tout particulièrement  dans les établissements d’accueil, pose problème.

Pourquoi le port de signes religieux de la part de travailleur sociaux, comme on le voit dans le secteur privé où cela est autorisé, poserait plus de problème ici?

L’essentiel des établissements qui accueillent des publics de ce secteur, du handicap à la protection de l’enfance, sont des établissements privés associatifs, pour lesquels leurs salariés relèvent du Code du travail, et donc, où dans l’absolu les manifestations d’appartenance religieuse sont autorisées, dans les limites du bon fonctionnement de ceux-ci. Mais on ne saurait oublier que ces établissements qui prennent en charge des personnes, sont hors du secteur marchand, mettent en œuvre des politiques sociales de droit public, et assurent des missions qui en découlent, où dans beaucoup de cas nous sommes dans la configuration d’une délégation de service public où s’applique directement le principe de laïcité. Pour prendre un exemple, en protection de l’enfance, c’est un Juge des enfants qui prend la décision de placement d’un enfant en danger, qui est un représentant de l’Etat, c’est à l’Aide sociale à l’enfance qu’est confié par ce juge l’enfant, organisme attaché à un Conseil départemental, qui est un service public, et donc laïque, qui en a la tutelle administrative et morale, qui va sous ces conditions passer contrat avec un établissement d’accueil privé où l’enfant va être pris en charge et accompagné dans son quotidien. Autrement dit, ce qu’il faut regarder, c’est plus la nature de la mission portée par l’action qui est menée que le cadre privé de l’établissement, pour savoir ce qui s’applique comme obligation de ce point de vue au travailleur social. D’autre part, le travail social est une activité d’utilité sociale et d’intérêt général qui porte en lui les valeurs que transmet notre société dans le processus d’intégration sociale, socialisation ou de resocialisation, des publics qu’il soutient, dont la laïcité est partie prenante.

Ce qu’il faut aussi bien voir, c’est que cette exigence de neutralité du travailleur social tient aussi à la nature même du travail social. Cela fait partie desprécautions liées à une intervention auprès de publics fragilisés, d’usagers dont on doit d’autant plus respecter l’autonomie, le libre choix, faisant écho à la notion d’obligation de réserve. Le travail social contient une dimension déontologique doublée d’une responsabilité éthique des acteurs. Pour que les missions confiées aux établissements sociaux et médico-sociaux atteignent leur but, pour que les conditions soient réunies et que l’usager puisse s’en saisir, il faut appliquer dans leur mise en œuvre une distance, une prudence, des précautions, une réserve en matière d’expression des choix philosophiques ou religieux des professionnels qui les accompagnent.

Au nom de ne pas rompre la relation avec l’autre, de s’appuyer sur son identité, il est parfois avancé que le travailleur social devrait pouvoir faire jouer l’expression de ses convictions religieuses auprès des personnes de même religion qu’il accompagne. Une démarche d’assignation de l’usager qui contredit toute distance professionnelle et encourage la dimension communautaire, contrairement à une intégration sociale bien comprise, pourtant si capitale aujourd’hui pour bien des jeunes des quartiers concernés par tel ou tel dispositif d’accompagnement. Autoriser une telle démarche, ce n’est rien de moins que de favoriser le prosélytisme. Une posture inquiétante dans le contexte de risque de radicalisation, que le repli communautaire et l’enfermement religieux, qui trop souvent l’accompagne, peuvent alimenter.

N’oublions pas non plus que la distance éducative, à laquelle participe une attitude de neutralité, est une protection pour le travailleur social lui-même, dans des situations où le culturel voire le religieux interviennent. Se mettre sur le même plan que l’usager, par le biais d’une complicité culturelle ou religieuse, peut conduire à une situation d’interdépendance rendant impossible l’action menée.

L’usager doit pouvoir exprimer sa propre différence, y compris religieuse, ce qu’il est, sans brouillage extérieur. C’est la seule façon de respecter sa possibilité d’accéder à l’ensemble de ses droits, son libre choix, sa liberté. Une façon de protéger l’usager face au risque de tout abus pouvant résulter de l’ascendance d’un tiers au regard de choix intimes, pour faire toute la place nécessaire à l’affirmation de son désir, à travers quoi il peut se penser, élaborer son projet de vie. Il en va aussi d’une bientraitance et d’une qualité du service rendu.

Pour prendre un exemple, comment une jeune fille mineure enceinte, accueillie dans un établissement social dans le cadre d’un placement d’enfant en danger, pourrait aller se confier à son éducatrice si elle exprime par un signe ostensible son appartenance à une religion ? Cela ne pourrait qu’hypothéquer le besoin de cette jeune mineure de s’interroger sur le fait de poursuivre ou non cette grossesse, l’appartenance religieuse affichée de son éducatrice brouillant la confiance nécessaire sur un tel sujet pour aller vers elle. Sans présumer des intentions du travailleur social manifestant son appartenance religieuse, il n’est un secret pour personne que les religions sont peu enclines à encourager le libre choix de la grossesse, la contraception ou l’IVG, voire encore l’usage du préservatif. Le travailleur social, par sa manifestation ostensible d’appartenance à une religion, qu’il le veuille ou non, met là un frein à l’usager, à sa liberté d’accès à des informations essentielles, qui conditionnent sa liberté de choix. On voit combien le respect de la liberté de conscience des usagers, de leur liberté tout court, passe par la neutralité de ceux qui les accompagnent. Dans cet état d’esprit, on doit garantir le rôle d’acteur de droit du travailleur social auprès de l’usager dans le management des équipes. Le travailleur social peut avoir des convictions contraires à certains aspects des missions auxquelles il participe, c’est son droit, mais cela relève strictement de la sphère privée et ne doit donc en aucun cas interférer dans son rôle auprès de l’usager, en faisant preuve d’une totale neutralité au regard de ses propres convictions.

L’usager peut exprimer librement ses convictions ou croyances, prises comme l’une des dimensions à travers lesquelles il se construit, dans les limites prévues par les textes. Le travailleur social, lui, agit selon le respect des droits de l’usager mais aussi d’une déontologie. Sa position d’« autorité » dans l’action, d’ascendant au regard de sa fonction, de guide, peut générer une certaine influence sur celui qu’il accompagne. Aussi, les manifestations ostensibles d’appartenance religieuse le concernant doivent être proscrites, pour préserver l’autonomie de décision de l’usager au regard de ses choix les plus intimes. Comme le rappelait, dans son ouvrage Survivre, Bruno Bettelheim (Bettelheim Bruno, Survivre, Robert Laffont, page 408), par opposition au mot « aliénation », « le mot « autonomie » contient les notions de liberté, d’indépendance, d’autodétermination. Une dimension qui fonde pour le travailleur social sa posture professionnelle. Cette posture participe d’une attitude de bienveillance dans l’accompagnement de l’usager.

Dans une France diverse où on assiste à une montée des affirmations identitaires, ne pensez-vous pas que vous allez à contre-courant du mouvement de la société avec ce discours ?

Effectivement, il est grand temps de ne pas laisser ce terrain à ceux qui entendent voir évoluer notre société vers le modèle du multiculturalisme, qui tourne le dos à nos principes républicains, à la laïcité.

On rencontre cette idée aujourd’hui, que la laïcité ne serait qu’« un régime et non une valeur » (Fait religieux.Comprendre la laïcité pour mieux intervenir. ASH, 8 avril 2016 – N°2955), au prétexte de ne pas déclencher une « guerre des valeurs », abandonnant la société civile aux affirmations identitaires. Ne nous le cachons pas, il existe dans l’actualité de notre société un affrontement entre les valeurs de la République et une forme de religieux, que nous avions dépassée, qui revient régulièrement les contester, contestant aussi la supériorité de la loi civile sur la foi.

Le débat sur les rapports entre laïcité, neutralité et travail social n’est pas clos. Il tient pour beaucoup à deux interprétations, au regard de ces situations, qui font écho au débat de société sur le sujet : l’une qui va dans le sens d’une logique à tendance différencialiste, d’influence anglo-saxonne, qui justifie l’expression religieuse des salariés et la logique communautaire comme forme d’organisation de la société ; une autre, qui rejoint les valeurs de la République fondées sur le principe d’égalité, et donc la laïcité, le traitement égal de tous devant la loi, indépendamment de la couleur, de l’origine, de la religion, du sexe, de l’inclinaison sexuelle, qui fait prévaloir les droits et libertés de l’individu sur toute logique communautaire, et repousse les différences dans la sphère privé.

Dans le rapport d’orientation que Michel Thierry (Michel Thierry, Valeurs républicaines, laïcité et prévention des dérives radicales dans le champ du travail social, 31 mars 2016. Pages 13-14.) a rendu à la ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, Madame Marisol Touraine, et à la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées et de la lutte contre les exclusions, Madame Ségolène Neuville, il nous éclaire sur ce sujet : « Mais fondamentalement, les valeurs de la république sont au cœur des valeurs du travail social , dont les finalités essentielles sont l’émancipation, l’apprentissage de l’autonomie, ou le maintien de formes d’autonomie, le respect des droits des personnes et la recherche de leur mise en œuvre effective, le renforcement des liens sociaux, le vivre-ensemble et le « faire-société ».  C’est bien d’un choix de société capital dont il s’agit, et pas simplement d’un débat technique autour de la neutralité des salariés dans le travail social.

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