Guerre en Ukraine : le jour où les soldats russes ont semé la mort à Boutcha et exécuté des civils<!-- --> | Atlantico.fr
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« Carnet de bord de la résistance ukrainienne » de la rédaction du Kyiv Independent a été publié chez Nouveau monde éditions.
« Carnet de bord de la résistance ukrainienne » de la rédaction du Kyiv Independent a été publié chez Nouveau monde éditions.
©RONALDO SCHEMIDT / AFP

Bonnes feuilles

La rédaction du journal en ligne Kyiv Independent vient de publier « Carnet de bord de la résistance ukrainienne » chez Nouveau monde éditions. L’équipe du Kyiv Independent a décidé de continuer à exercer son métier sous les bombes : informer chaque jour, coûte que coûte. À l’image de la plupart des Ukrainiens, ces jeunes journalistes se sont organisés pour raconter au jour le jour une offensive visant à soumettre leur pays. Extrait 1/2.

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Le journal en ligne Kyiv Independent est un organe de presse indépendant en Ukraine.

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Alors que l’Ukraine reprenait la ville de Boutcha, le monde a pu constater l’ampleur des violences que les soldats russes ont infligées à la population civile. Depuis que les forces russes ont été chassées de l’oblast de Kyiv, 412 corps ont été retrouvés dans les rues, les bâtiments et les fosses communes de la ville à la date du 19 avril, selon le maire de Boutcha, Anatoliy Fedoruk, tandis que l’association Human Rights Watch évoque le signalement de plus de 600 corps. Depuis trois semaines, sauveteurs, volontaires et journalistes passent au peigne fin les preuves et les témoignages des survivants pour reconstituer ce qui s’est passé ici pendant les six semaines d’occupation.

Cela pourrait se résumer à ceci: plus de 80 % des corps présentent des blessures par balle, principalement à la tête et au torse. «Alors qu’à Irpin (ville voisine), les gens sont morts de fragments causés par des bombardements et des mortiers, à Boutcha, les gens ont été méthodiquement abattus, atteste Taras Vyazovchenko, membre du conseil municipal. Pratiquement aucune victime n’est décédée accidentellement.»

Selon les témoignages croisés de responsables locaux et de plus de deux douzaines d’habitants, les troupes russes ont tué des gens à la fois au hasard et systématiquement. Les soldats traquaient principalement les responsables locaux, les militants, parfois simplement les hommes en âge d’être militaires. Ils en tuaient d’autres dans la rue pour diverses raisons, parfois même sans aucune raison. «On constate des tirs sur des citoyens pacifiques qui ne peuvent s’expliquer d’aucune manière», déclare Anatoliy Kotesh, chef adjoint de la police du district de Buchanskyi, au Kyiv Independent. Si les responsables locaux ne peuvent fournir à ce stade de chiffres exacts, le nombre de personnes retrouvées mortes dans les rues est à peu près équivalent à celui des personnes abattues dans les maisons et les sous-sols.

Les Russes ont divisé la ville en quatre sections, selon le maire. Elles étaient tenues par des unités composées en grande partie de Russes provenant de contrées éloignées, Sibériens, Bouriates, ou Tchétchènes, les tristement célèbres «kadyrovites », du nom de leur chef, Ramzan Kadyrov. Les quartiers de Yablonska, Sklozavodska et Lisova Boutcha ont été particulièrement décimés, notamment certaines rues, au point que «les Russes disaient aux gens de se rendre à pied dans ces microquartiers », rapporte Denys, un volontaire qui préfère taire son nom de famille par sécurité. Outre les exécutions, certains habitants ont été harcelés par les troupes russes, qui les ont menacés de mort ou les ont forcés à obéir à des ordres humiliants. D’autres auraient été enlevés et emmenés dans des villages pour y être torturés, selon Taras Vyazovchenko.

Les envahisseurs ont véritablement quadrillé la ville. «Chaque maison, chaque appartement, chaque institution et chaque entreprise a été perquisitionné par les occupants, poursuit le maire. Les portes, les fenêtres, les portails, tout a été détruit et ils sont entrés pour nettoyer.» Ils disposaient de listes imprimées, sans doute avant la guerre, répertoriant des dirigeants politiques, des membres du gouvernement de la ville et de la région. Les appartements appartenant à des fonctionnaires ont été fouillés plus minutieusement que les appartements voisins. Selon Taras Vyazovchenko, les Russes recherchaient en priorité les militants. La BBC Ukraine évoque le cas d’un cousin germain d’Alexei Navalny, opposant au Kremlin actuellement en prison, Ilya Navalny, retrouvé dans une fosse commune et peut-être tué en raison de sa relation avec le dissident russe, ou simplement parce qu’il portait le même nom de famille. Andrii, membre de la défense territoriale en fonction dans le secteur de Boutcha, nous précise que les Russes pistaient tout spécialement les hommes en âge de servir dans l’armée, les anciens soldats ayant combattu les Russes et leurs supplétifs dans le Donbass et les aspirants à la défense territoriale, dont certains ont été retrouvés assassinés, les mains attachées dans le dos.

«Oui, ils fouillaient les maisons… et s’ils voyaient des hommes aptes à la guerre, ils les emmenaient et on n’entendait plus parler d’eux», rapporte Tamara Hryhorieva, gardienne de l’école 3 de Boutcha. «Ils sont venus chez une amie, à Lisova Boutcha, et ont emmené son mari, son beau-frère et son fils.» Le père de sa petite-fille, Vitaliy Karpenko, 28 ans, membre de la défense territoriale, a également été abattu dans cette zone le 4 mars et son corps est resté étendu sur le sol pendant tout le mois d’occupation, jusqu’à ce qu’il puisse être ramassé, identifié et enterré.

Les Russes s’appuyaient sur des informateurs locaux qui se déplaçaient dans leurs véhicules blindés de transport de troupes, indiquant les maisons des personnes recherchées, poursuit Andrii, qui préfère lui aussi rester anonyme. Des cas de collaboration sur lesquels Oleksandr Omelyanenko, chef de la police du district de Buchanskyi, confirme enquêter, notamment pour déterminer si cette assistance a été apportée sous la contrainte ou non.

Abattus dans leurs maisons et abris

Les Russes semblent également avoir tué à l’aveugle. «Nous ne pouvons pas expliquer la logique des occupants, observe Anatoliy Kotesh, chef adjoint de la police. Ils ont tué des gens au-delà de tout soupçon. Peut-être ont-ils supposé qu’ils travaillaient pour l’armée ukrainienne, peut-être se sont-ils inventé d’autres raisons.» Tetyana, une jeune femme qui vit près de la tristement célèbre rue Yablunska, où de nombreux corps de civils ont été découverts après la libération de la ville, explique que les Russes sont entrés dans son appartement et ont abattu son mari pour une raison inconnue, alors qu’elle s’abritait au sous-sol. Des témoins affirment que les Russes, dans certains cas, ont lancé des grenades en direction des caves où se cachaient les habitants.

Tetiana Oleksandrova a été obligée de se réfugier sous l’école n° 3 après que son appartement a été bombardé, lui causant une commotion cérébrale. Le sous-sol abritait principalement des femmes âgées, ainsi que quatre personnes d’une trentaine d’années – Oleksandrova, son mari Andrii Fotchenko, un autre homme, et une femme prénommée Yulia qui disait avoir vu sa famille déchiquetée par un obus. Jusqu’au moment où les Russes sont arrivés, avec l’intention d’utiliser l’école comme base. Un kadyrovite « aux yeux de chacal» est apparu en haut de l’escalier menant au sous-sol et a ouvert le feu avec un fusil d’assaut. Les balles ont effleuré Fotchenko, touché l’autre homme à la jambe et auraient atteint Oleksandrova si elle n’avait pas eu le réflexe de s’abriter derrière une femme, Yulia, dont elle a vu l’instant d’après la cervelle sur le sol. «Cette balle était pour moi», dit-elle rétrospectivement.

Les Russes ont ensuite jeté quatre flashbangs en direction du sous-sol, causant à Oleksandrova et à son chat leur deuxième commotion cérébrale. Les femmes âgées ont alors pris la parole, disant aux Russes qu’elles étaient des grands-mères et les suppliant de ne pas attaquer, tandis que les autres trentenaires ont expliqué s’occuper des personnes âgées. «Sans eux, nous aurions été tués », dit Oleksandrova.

Abattus dans la rue

Nadiia, une survivante, a vu un homme à vélo être abattu au hasard rue Yablunska. Non loin de là se dresse un immeuble de neuf étages où trois résidents ont été tués. Une tache de sang sombre sur la chaussée marque l’endroit où un certain Oleh s’est écroulé, abattu parce qu’il marchait au coin d’une rue, à portée de vue d’un immeuble adjacent où se trouvait un officier russe de haut rang, précise sa voisine, Liudmyla Sulema, au Kyiv Independent. Un autre habitant de l’immeuble, Artyom, est descendu dans son garage en milieu de journée. Des soldats russes se sont approchés, ont ouvert le garage et l’ont abattu ; selon Human Rights Watch, Artyom travaillait avant l’invasion sur une base militaire, où il peignait des véhicules pour l’armée ukrainienne.

De nombreuses personnes ont également été abattues alors qu’elles étaient sorties pour chercher de la nourriture ou de l’eau, enterrer des corps ou tenter de s’échapper de la ville occupée. Denys, le volontaire de Boutcha, cite le cas d’un de ses camarades de classe, abattu dans sa voiture alors qu’il essayait de partir. «Mon voisin est sorti chercher de la nourriture avec son ami, poursuit-il. Il a été tué et on a donné à son ami une brouette pour l’emmener et l’enterrer quelque part.»

Le fait de rester chez soi ne garantissait pas que vous ne seriez pas abattu de l’extérieur. Une femme vivant dans le même immeuble qu’Artyom et Oleh, également prénommée Tetiana, nous a montré les impacts de balles dans ses fenêtres, au 9e étage. Ailleurs, rapporte Human Rights Watch, un homme a été grièvement blessé lorsque des balles ont traversé sa fenêtre.

Oleksandrova, qui a trouvé refuge à l’école n° 3 puis à l’école maternelle Yablunka, près du complexe immobilier du même nom, a entendu des soldats russes dire qu’ils tiraient sur les gens par ennui. «Nous aimons vous voir danser pour éviter les balles », a ajouté l’un des soldats. «Oui, nous tirons au gré de nos envies », a admis un autre Russe.

Une attitude assez répandue, si l’on en croit le témoignage de Vasyl Kozabovsky. Lui et sa famille ont frôlé la mort lorsque les Russes leur ont ordonné de sortir de leur abri et les ont alignés contre le mur de leur maison de la rue Suvorova, en disant: «Maintenant, nous allons tous vous tirer dessus. Nous avons ordre de tuer tout le monde.» Sa femme est tombée à genoux tandis que Vasyl Kozabovsky suppliait les Russes d’épargner au moins leurs enfants, y compris son fils mineur et sa fille enceinte, qui regardaient droit dans les yeux de l’un des envahisseurs. «Très bien, nous ne vous tirerons pas dessus », ont finalement décidé les Russes.

Des survivants racontent comment les soldats ont contraint des gens à se déshabiller dans le froid, leur ont mis des sacs sur la tête et ont tiré des coups de feu autour d’eux, juste pour leur faire peur.

Enterrer les corps était extrêmement dangereux. Un jeune homme a ainsi reçu une balle dans la jambe alors qu’il enterrait un cadavre; en l’absence de soins médicaux, sa jambe a dû être amputée. Plus loin, alors que deux hommes avaient été tués, leurs proches n’ont eu l’autorisation d’en enterrer qu’un seul; les Russes ont piégé l’autre corps avec un explosif. De quoi inspirer à Laura Hvorostyna, qui dirigeait le jardin d’enfants de Yablunka, cette expression qui fait froid dans le dos : «Nous avons assisté à un Auschwitz light.»

par Igor Kossov

Extrait du livre « Carnet de bord de la résistance ukrainienne » de la rédaction du Kyiv Independent, publié chez Nouveau monde éditions.

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