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Grèves, scission politique du pays… l’Allemagne est elle en train de connaître la fin de sa “fin de l’histoire” ?
©AFP

Das Ende

Érosion de la popularité d'Angela Merkel, mouvements de grèves en cours, impatience de la population face à l'incapacité de former un nouveau gouvernement... Mais que révèlent réellement ces différents signes actuels de la situation interne du pays ?

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Érosion de la popularité d'Angela Merkel, mouvements de grèves en cours, impatience de la population face à l'incapacité de former un nouveau gouvernement, que révèlent réellement ces différents signes actuels de la situation interne du pays ? Dans quelle mesure la période actuelle pourrait-elle être le signe d'une fin de "la fin de l'histoire" - pouvant se caractériser par une approche politique de "bullet points" (une politique de maintenance, sans idéologie, sans vision et peu convaincante selon les termes de Anna Sauerbrey dans le New York Times ) comme l'indiquait l'opposant interne à Martin Schulz au SPD, Kevin Kühnert ? 

Après douze années de coalitions alambiquées, peu propices à l’épanouissement du libéralisme politique, la République fédérale s’apprête désormais à être gouvernée par ce que l’on peut qualifier de coalition zombie.

La période actuelle est à la fois marquée par le crépuscule politique de la Chancelière Merkel et par le manque d’alternative à sa personne ; ce qui crée une situation politique plus préoccupante encore que le cadre des trois coalitions précédentes, qui a vu prospérer divers types d’extrémisme. Angela Merkel se préoccupe désormais de faire prévaloir sa ligne dans la perspective de sa succession face aux courants plus à droite au sein de la CDU, mais la réalité à laquelle elle fait face, bien plus que les négociations avec le SPD, est celle de l’envolée de l’extrême droite qui pèse encore davantage sur l’équilibre politique allemand.

Le manque d’alternative personnelle est visible aussi bien dans le camp conservateur que chez les sociaux-démocrates qui vivent dans l’ombre de la Chancelière depuis le départ de G. Schröder au milieu de la décennie passée.

Les querelles internes au SPD illustrent ainsi le malaise du pays. En tentant d’expliquer, à la suite de sa campagne désastreuse, que son grand dessein européen dépasse le modeste jeu berlinois, Martin Schulz se fait l’incarnation d’une forme de vide politique qui suscite l’indignation des jeunes du SPD et de nombreux militants. Cette révolte se manifeste formellement contre cette troisième grande coalition entre conservateurs et sociaux-démocrates sous l’égide de Madame Merkel, mais le problème qu’ils pointent est en réalité plus profond. Il est difficile d’évaluer l’éventuel projet que porteraient ces voix discordantes car cela ne semble précisément pas être leur objet que de produire un projet alternatif à cette heure. Derrière la dénonciation de ce qu’il a génialement qualifié de « Politik der Spiegelstriche », ou politique des bullet-points, Kevin Kühnert n’appelle pas nécessairement à un grand élan romantique mais pointe très explicitement la vacuité intellectuelle et le risque d’effondrement du parti. Martin Schulz se fait l’écho d’une tendance bien plus problématique que celle qui s’était déployée au cours des deux grandes coalitions, avec la confusion grandissante entre les deux partis et le risque d’érosion du jeu démocratique. Martin Schulz a été appelé pour mener la bataille électorale alors qu’aucune figure ne s’imposait. L’ancien président du Parlement européen a été sanctionné par le score le plus bas du parti depuis la fondation de la République et il incarne désormais le risque tangible de sa disparition.

La crise politique allemande est moins avancée qu’en France, mais le système électoral y révèle davantage l’ébranlement du mode de gouvernement unanimiste à prétention libéral qui s’est mis en place au cours des trois dernières décennies.

Alors que la réunification allemande a pu parfois être présentée comme le catalyseur d'un retour à une stratégie nationale, découlant de la nécessité de trouver une voie faisant suite à une RFA sous domination américaine et une RDA sous domination soviétique, la crise des migrants de 2015 semble avoir enclenché une nouvelle étape dans ce processus de "renationalisation" comme l'indique Jeffrey Gedmin dans "The American Interest" ? 

La crise des migrants a considérablement marqué la dynamique politique allemande et l’équation personnelle de la Chancelière. La crise politique actuelle procède néanmoins d’une réalité plus profonde et de plus long terme. Il est compliqué de parler de « renationalisation » du débat allemand, car il était déjà tout à fait national auparavant, comme on l’a clairement vu dans les débats sur les questions de la zone euro. L’Allemagne ne s’est jamais vraiment vue dans le rôle de pilote d’une zone monétaire intégrée, dont sa population ni ses élites ne voulaient véritablement et le pays s’est ainsi volontiers laissé aller à ses conceptions économiques propres sur les questions budgétaires, salariales et d’inflation entre autres.

Donc dire que l’Allemagne s’inscrivait dans une logique véritablement plus européenne ou mondiale jusqu’en 2015, en confondant l’échelle de la stratégie économique et l’ambition politique internationale, serait erroné. D’un point de vue américain, on a voulu voir en l’Allemagne, en particulier depuis l’élection de Donald Trump, un phare du libéralisme à toute épreuve. Cette vision, qui relève en réalité de la politique intérieure américaine, ne correspond pas à l’évolution politique allemande ni européenne et, une fois cette illusion déconstruite avec la crise politique actuelle, la tentation est forte de vouloir identifier un changement a posteriori avec la crise des migrants qui aurait changé le rapport de l’Allemagne au monde et à l’Europe.

La tendance de fond est davantage dans la continuité de l’évolution introduite par la réunification. La crise des migrants joue le rôle d’accélérateur sur la scène politique mais n’a pas en tant que telle initié une nouvelle ère politique. L’AfD était-elle un simple parti anti-euro à sa création en 2013 ? Non ; la ligne identitaire, bien qu’en second plan était très présente, notamment chez Frauke Petry qui a pourtant quitté le parti en septembre en faisant mine de dénoncer la dérive du mouvement. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’un parti de type néonazi, car cette affirmation serait erronée d’un point de vue doctrinal et notamment en ce qui concerne sa conception du pouvoir étatique, malgré le jeu nauséabond du parti sur la base de déclarations révisionnistes. Si la crise des migrants a permis son envolée électorale, le parti d’extrême droite se fait néanmoins l’écho de revendications identitaires antérieures, qui étaient bien visibles, notamment à l’Est, au moment de la création de Pegida, quelque temps avant la crise des migrants. L’AfD, fort de son contingent de 92 députés, va s’installer, développer sa structure et peser de tout son poids sur la vie politique fédérale. Notons qu’il restera probablement aussi traversé par d’importants problèmes de leadership et d’organisation partisane, sous une forme toutefois moins aiguë que ses équivalents français et italien.

Si on peut effectivement voir un catalyseur dans la crise des migrants, il faut se garder d’y voir a posteriori un point d’inflexion qui aurait changé la logique politique du pays, qui était déjà travaillé par cette tension identitaire et dont les décisions économiques relevaient déjà largement d’une vision assez stricte de l’intérêt national.

Quels sont les enjeux spécifiques de cette scission allemande qui est apparue dans le vote AfD lors des dernières élections générales, montrant une Allemagne de l'Est qui semble plus proche des thématiques politiques développées par ses voisins tchèques et polonais que de celles défendues par la "Groko" (coalition entre la CDU/CSU et le SPD) ? D'autres clivages internes apparaissent ils ? 

La « Groko » défend surtout une forme de statu quo dans la forme. Sur le fond, Angela Merkel a montré sa capacité à changer de position très vite sur divers types de sujets. La question des migrants en fait partie en réalité puisque la politique allemande en matière d’asile a changé seulement quelques mois après la déclaration de 2015 ; changement dont l’accord avec la Turquie a été le point central. La Groko est un mode de gouvernement particulier, problématique d’un point de vue démocratique, autour d’un statu quo partisan qui s’avère de nature mouvante. C’est ainsi par exemple qu’Angela Merkel n’hésite pas à s’affirmer actuellement favorable à un nouvel élan européen porté par Emmanuel Macron, en prenant toutefois garde de n’accepter que des avancées limitées et en ayant à l’esprit la possibilité d’un revirement un peu plus tard dans sa propre approche, face à un SPD encore plus affaibli qu’elle ne l’est elle-même.

Il est effectivement intéressant de comparer l’ex-Allemagne de l’Est à ses voisins d’Europe centrale. On voit une évolution politique identitaire commune, qu’il s’agisse de zones que l’on décrit comme touchées par la grâce économique comme la République tchèque ou de régions économiquement reléguées d’ex-RDA. On constate une aversion à l’idée de politiques toutes faites, notamment sur le plan économique, d’un mouvement prétendument inébranlable à l’échelle européenne dont l’aboutissement se traduit en réalité pour ces pays et régions par une forme de plafond de verre dans leur développement, enfermés dans un statut de sous-traitance ou de zones économiques secondaires.

En ex-RDA, on avait vu émerger, au début des années 2000, le thème de « l’Ostalgie », dont la traduction disneylandesque berlinoise a eu tendance à cacher les véritables ressorts. Par ailleurs, l’ostagie n’impliquait naturellement pas une quelconque nostalgie de l’ordre totalitaire est-allemand, qui était à de nombreux égards le pire de tout le bloc communiste avec la Roumanie. L’Ostalgie traduisait davantage le vertige lié à la disparition quasi-immédiate du cadre dans lequel avaient vécu deux générations et l’arrivée immédiate du modèle de la République fédérale simultanément à la disparition violente du tissu économique et social local. On voit une focalisation sur les migrants dans des régions qui en accueillent peu, tout comme en Europe centrale dans des pays qui n’en ont accepté quasiment aucun. On constate dans la rhétorique développée à travers les régions et pays anciennement communiste une défiance considérable face à l’idée d’un modèle imposé. Les admonestations bruxelloises pourraient, à cet égard, difficilement être plus contreproductives.

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