Grève SNCF : les trois leçons sur le monde du travail que nous ferions bien de méditer<!-- --> | Atlantico.fr
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Pendant le week-end de Noël, seuls 2 trains sur 5 seront en circulation.
Pendant le week-end de Noël, seuls 2 trains sur 5 seront en circulation.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Grève SNCF

L'auteur Denis Maillard aborde trois leçons sur le monde du travail.

Denis Maillard

Denis Maillard

Philosophe politique de formation, Denis Maillard est le fondateur de www.temps-commun.fr, un cabinet de conseil en relations sociales. Il a publié en 2017 Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard).

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La SNCF est une entreprise emblématique de notre société : non seulement chaque Français porte en lui une histoire familiale ou amoureuse, professionnelle ou touristique qui lui doit quelque chose, mais surtout elle est dépositaire d’une part de notre imaginaire social, à telle enseigne que chaque mouvement qui la secoue ne laisse aucun d’entre nous indifférent. C’était vrai lors des grandes grèves de l’hiver 1995 et cela l’est encore aujourd’hui. Dès lors, que penser de ce qui se passe depuis les mois d’octobre-novembre et de ces grèves de contrôleurs qui fleurissent en dehors des canaux du dialogue social formel, mais aussi de leur jusqu’au-boutisme conduisant à supprimer des trains durant le week-end de Noël, clouant chez eux des dizaines de milliers de personnes qui espéraient passer ce moment en famille ? 

Partant de cette exemplarité de la SNCF, il est possible de passer du particulier au général et de tenter de discerner les transformations à l’œuvre dans la démocratie sociale et plus généralement dans le travail. On peut en repérer trois principales qui sont autant d’éléments de réflexion à avoir en tête alors que se répand une sorte de langueur vis-à-vis du travail (ce qu’on appelle le Quiet Quitting), que se profile également une réforme des retraites qui s’acharne à ne pas parler du travail, et enfin que les résultats des récentes élections professionnelles dans la fonction publique montrent un effondrement inquiétant de la participation, passée cette année en dessous de 50%. En effet, on perd près de 11 points de participation entre 2010 (54,6%) et 2022 (43,7%) quand la participation dans le secteur privé est aujourd’hui bloquée en dessous des 40% (38,2). 

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1. Première tendance, le syndicat « fournisseur d’accès » à la grève 

Si l’on peut parler à propos de la grève des contrôleurs de « gilet-jaunisation » du mouvement social, la situation que connaît la SNCF n’est toutefois pas si nouvelle bien que surprenante : le mouvement des contrôleurs (les « agents du service commercial train ») est porté par un «collectif national » (le CNA) qui rassemble dans un groupe Facebook plus de 3.500 contrôleurs (sur 10.000 au total). C’est dans cet espace numérique que tout se passe. Tel est son aspect gilets jaunes, renforcé par la défiance qu’il professe vis-à-vis du syndicalisme. Une défiance qui s’arrête pourtant là où commence les règles du dialogue social. En effet, si dans le secteur privé, un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment, sans préavis ni avertissement ou tentative de conciliation, à la SNCF, à l’inverse, il est lié à un préavis déposé par une organisation syndicale ; le collectif a donc dû s'appuyer sur des syndicats pour déposer des préavis – CGT et Sud principalement ; la CFDT et l’Unsa ayant cessé leur soutien. En cela, on reste assez proche de ce qui s’était passé lors de l’hiver 1986 puis dans les années 1990 qui ont vu l’apparition de coordinations de cheminots – à l’image des coordinations d’infirmières à la même époque – demandant aux syndicats de négocier pour eux. Mais la comparaison s’arrête là : le « collectif » a seulement besoin du pouvoir formel des syndicats, par de leur savoir-faire politique ou leur capacité opérationnelle (sauf pour l’organisation d’un vote qui a mal tourné sur Facebook…). De partenaires sociaux, ils étaient devenus « prestataires de négociation », ils sont désormais relégués au rôle d’un simples « fournisseurs (juridique) d’accès » à une modalité d’action, la grève, pour des catégories sociales capables de se mobiliser en dehors d’eux. 

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C’est ici que l’on ne peut que constater le flottement de la part du gouvernement, de la direction comme des syndicats : qui négocie quoi ? La réponse n’est plus très claire. Et si certains syndicats ont cessé leur appui au mouvement parce qu’ils pensent avoir obtenu suffisamment, les salariés en grève ne l’entendent pas de la même oreille – cela était déjà le cas lors du conflit des raffineries à l’automne dernier. Ce désaveu du négociateur par sa « base » est assez fréquent lors des conflits sociaux ; ce qui l’est moins en revanche c’est le désaveu de la négociation elle-même… Et donc du dialogue social et de ses règles. Dans ces conditions, on comprend pourquoi la direction ou les directions d’entreprises en général, en dehors des aspects légaux, tiennent à continuer de négocier avec des organisations syndicales uniquement; c’est l’assurance d’une moindre atomisation corporatiste du corps social. Car c’est cela qui est en jeu et que nous avons sous les yeux pour une bonne part : une atomisation du dialogue social qui semble ne plus servir à rien ; une rationalisation des instances du dialogue social (ordonnances Macron de 2017) conduisant à l’amplification de la distance entre les délégués syndicaux et la masse des salariés ; une désintermédiation accélérée des corps intermédiaires eux-mêmes… On peut se poser al question de savoir pourquoi des organisations syndicales acceptent de se prêter au jeu du préavis de grève mais la réponse tombe sous le sens : tenir encore une base qui ne tient plus tellement à vous…      

2. Deuxième évolution, le rôle ambigu des « primes de nuisance » 

Sur fond d’inflation, les raisons de la grève actuelle et les revendications associées portent sur les rémunérations, mais moins dans le sens d’une augmentation générale des salaires que d’une adéquation du revenu à la pénibilité générale de l’emploi, c’est-à-dire d’une amélioration du salaire liée aux conditions de travail spécifique des contrôleurs, comportant ce qu’on appelle un émiettement important du temps social (les distances à parcourir, les rotations, le travail de nuit ou durant les jours fériés comme à Noël…), sans compter les tâches supplémentaires à accomplir ou les risques accrus d’incivilités et d’agression. La question qui se pose est donc de savoir comment, à défaut d’améliorer les conditions de ce travail – les trains ne vont pas s’arrêter de fonctionner à Noël, bien au contraire –, est-il possible de « racheter » cette pénibilité spécifique ? A cet effet, les conducteurs de train ont une « prime de travail » importante et les contrôleurs demandent à ce que leur métiers soit reconnus de la même manière. On touche ici à ce que l’ère industrielle et le fordisme avaient inventé, avec le consentement du mouvement syndical puis de la gauche dans son ensemble, et que le sociologue Henri Vacquin a appelé les « primes de nuisance » : chaque nuisance, chaque pénibilité ou détérioration des conditions de travail sont rachetées par des primes monétaires particulières : prime de travail, prime de réveillon, prime de salissure, prime de douche etc. En ce domaine, l’imagination sociale est au fait de son pouvoir… Le problème avec les primes de nuisance c’est qu’au fil du temps elle se fondent dans le salaire et deviennent des « avantages acquis » qui poussent à demander de nouvelles primes etc. Mais surtout, elles n’obligent en rien à réduire la pénibilité elle-même : la qualité de vie et le bien-être au travail s’apparentent à ce que l’historien JF Sirinelli a appelé un « bonheur différé », désignant ainsi l’imaginaire majoritaire des trente glorieuse dominée par le catholicisme et le communisme qui l’un et l’autre promettent un paradis (sur terre comme au ciel) toujours remis à plus tard. De fait, l’amélioration des conditions de travail, sans cesse remise à plus tard, est « achetée » par des primes payées aujourd’hui dans le but de faire patienter jusqu’à demain ; la prime de nuisance absolue étant en ce domaine l’avancée de l’âge de la retraite que l’on a offert aux conducteurs il y a longtemps et à laquelle ils s’accrochent rejoints cette année par les contrôleurs. Au-delà des conditions difficiles qui sont connues, ce sont les modes de vie associés au travail qui ne sont plus rachetables : qui accepte encore l’émiettement des temps sociaux qui fait vivre à contretemps du reste de la société ? Qui accepte encore de différer son bonheur dans un monde à venir ou dans un peu plus de pouvoir d’achat ? Plus grand monde assurément, c’est le problème général des métiers de services.     

3. Troisième transformation, la lassitude du back office 

Je ne reviens pas ici sur ce que j’ai appelé dans mes travaux « le back office de la société de services », c’est-à-dire l’ensemble des métiers du soin apportées aux personnes et aux choses, de la continuité économique et sociale ; en revanche, celui-ci est au fondement d’un véritable « paradoxe du back office » qui peut s’écrire ainsi : plus une partie de la société se libère du travail pour mieux le consommer, plus celle-ci peut choisir librement de vivre et travailler quand, où et comme elle le désire, alors plus ce mode de vie va faire peser sur les travailleurs du back office une somme accrue de contraintes en termes de disponibilité, de transport, et d’efforts. C’est ce que nous disent les contrôleurs de la SNCF : à quelle conditions est-il possible de travailler à transporter des gens qui vont faire la fête en famille ? Surtout quand aucune prime ni aucun départ anticipé ne rachètent totalement le temps passé loin de chez soi, loin de ses enfants et surtout loin de la fête que semblent être devenus la vie et le travail des autres… A cette question, il n’est, pour le moment, de réponse que monétaire (la prime de nuisance). Pourtant, la question porte en elle une transformation fondamentale du rapport au travail. Ce « malaise dans le travail » avait été jusqu’ici repéré principalement chez ceux qui pouvaient travailler où et comme bon leur semble. La grève des contrôleurs, dont les prémisses se mettent en place sur Facebook dès le mois de septembre, nous montre qu’il touche désormais les travailleurs du back office également. Certes, les contrôleurs ne sont pas dans les conditions des aides-soignantes, des caristes ou des transporteurs, mais ils en représentent une forme d’avant-garde, à l’instar du rôle qu’avaient joué les cheminots durant « la grève par procuration » en 1995. Disons-le alors d’une manière plus générale :  une langueur s’est emparée de l’ensemble des travailleurs, une lassitude nommée travail qui, à son tour, gagne le back office. La grève de la SNCF n’est donc que le début de nos ennuis de consommateurs… 

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