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Génération Macron, génération obsession pour le modèle allemand ?
©Tobias SCHWARZ AFP

Génération Merkel

Alors qu'Emmanuel Macron avait obtenu le soutien du ministre des finances allemand, Wolfgang Sch​äuble, figure emblématique des politiques d'austérité en Europe, que Sylvie Goulard, nouvelle ministre des armées revendique également sa proximité avec Monsieur Schäuble, tout comme Bruno Le Maire, une véritable "génération modèle allemand" semble arriver au pouvoir.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Comment est-il possible ​d'interpréter l'arrivée au pouvoir de ce qui ressemble à une "génération modèle allemand", habituée à manier les idées de "compétitivité", de zéro déficit, ou de volonté de mettre l'accent sur les résultats de la balance commerciale du pays ? Peut-on parler d'une forme d'hégémonie culturelle allemande sur nos gouvernants ?

Edouard Husson : Vous avez raison de souligner le rôle joué par Wolfgang Schäuble, la personnalité politique la plus influente d'Allemagne après Angela Merkel. Son aura vient, entre autres facteurs, de ce qu'il a été ministre d'Helmut Kohl. Pour les Français, il est plus accessible qu'Angela Merkel; apparemment plus facile à déchiffrer; et Schäuble lui-même en joue énormément pour imposer son autorité à cette jeune génération de politiques français que vous appelez "génération modèle allemand". Mais il ne faut pas inverser les facteurs, Macron, Le Maire ou Sylvie Goulard pensent comme ils pensent parce qu'ils sont disposés à écouter M. Schäuble et parce qu'ils ont depuis longtemps perdu presque tout sens critique vis-à-vis de  l'Allemagne. Nous sommes une bien curieuse société: au plan individuel nous nous gargarisons de notre côté "je franchis la ligne blanche si je veux"; et puis les mêmes individus peuvent être d'un conformisme total, s'en remettre à des gourous et des pensées uniques.

C'est le cas concernant l'Allemagne. Regardez l'influence qu'a exercée pendant des années Alfred Grosser, depuis son magistère de Sciences Po, pour imposer un discours sur l'Allemagne gentille organisatrice de l'Europe des bisounours. Son discours était totalement creux (ouvrez un livre de Grosser aujourd'hui, il ne reste rien sinon une compote de bons sentiments) mais revenait à poser pour seul horizon une relation franco-allemande sans aspérités. Par exemple Grosser détournait de faire de la recherche sur le nazisme - parler d'une Allemagne contre-modèle aurait risqué de casser la construction franco-allemande prétendait-il. Critiquer Grosser a relevé longtemps de la lèse-majesté parce que cet homme avait un seul talent: faire croire qu'il était la référence française sur l'Allemagne; en fait il commentait toujours "Le Monde" et la "Frankfurter Allgemeine Zeitung" de la veille.... Grosser n'est qu'un des facteurs d'explication mais il est important parce qu'un certain nombre de ses anciens élèves de Sciences Po préparaient ensuite l'ENA. Il faudra un jour écrire l'histoire de la conversion au "modèle allemand" de l'inspection des Finances. C'est à Bercy que tout s'est joué, en 1990-1991, lors de la réunification: la Bundesbank, en désaccord avec le gouvernement Kohl sur le taux de change "un mark de l'Est pour un mark de l'Ouest" a décidé de remonter les taux d'intérêt drastiquement. Contrairement à ce que l'on croit, les responsables de la. Bundesbank ne voulaient pas imposer leur volonté aux Français: ils ont prévenu leurs partenaires de ce qu'ils allaient faire et ont proposé une réévaluation du mark. C'est Bercy et la Banque de France qui ont refusé, criant à la dévaluation du franc! Entre 1983 et 1990, la politique du franc aligné sur le mark était devenue un dogme. Le Maire, Sylvie Goulard, Macron sont les héritiers de cette histoire récente mais oubliée. Le plus frappant dans l'attitude de la "génération modèle allemand", c'est le fait qu'ils continuent à parler de compétitivité alors que l'enjeu de la troisième révolution industrielle est l'innovation; de "déficit zéro" alors qu'il s'agit d'investir massivement dans l'ère numérique. Nos jeunes gouvernants nous parlent encore de l'économie du siècle dernier.  

Alexandre Delaigue : Cette hégémonie culturelle existe très clairement. Elle correspond à toute une génération baignée dans le « tournant de 1983 ». Avant cette période, la politique économique en France était largement fondée sur un système de changes fixes et la capacité, pour récupérer de la compétitivité, de négocier des dévaluations du franc. Cette période a été vue comme celle de tous les péchés (dette publique, perte de compétitivité, etc) et il fallait trouver un modèle de substitution, qui a été celui du pays auquel on quémandait ces dévaluations : l’Allemagne. De là est né ce complexe de l’Allemagne qui réussit tout et de la France qui doit devenir allemande. Le parcours d’un Jean-Claude Trichet est exemplaire de ce point de vue.

Un autre ouvrage a synthétisé ce point de vue : celui de Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, qui décrivait l’opposition entre un capitalisme « rhénan » fondé sur la politique industrielle, les bonnes relations travailleurs-dirigeants, la poussée vers la qualité, la réticence envers la finance, et un capitalisme « anglo-saxon » orienté vers le contrat et la finance. Le livre en lui-même est intéressant, mais la leçon qu’il suggère : la France devait selon lui, suivre le « modèle rhénan » est criticable et a eu des conséquences néfastes. Cela fait des décennies qu’à coup de subventions et d’aide à la compétitivité on essaie de faire monter en gamme l’industrie française, sans succès notable.

Si ces différentes notions sont régulièrement présentées sous le signe de la "raison" et du "bon sens", ne peut-on pas surtout y voir un décalage avec un capitalisme anglo-saxon qui semble, pour sa part, plus ancré dans une forme de pragmatisme, ce qui peut notamment être illustré par l'utilisation de l'outil monétaire par les États-Unis et Royaume Uni lors de la grande récession ? En quoi les notions de "compétitivité", de politique de "zéro déficit", ou d'excédents commerciaux, ont-elles une réelle pertinence au niveau économique ?

Alexandre Delaigue : Mais ce qu’on oublie c’est qu’il n’y a rien à voir entre le mythe allemand et la réalité allemande !L’Allemagne est largement financiarisée, avec les banques allemandes qui ont été au cœur de la crise des subprimes et des mauvais investissements en Europe du Sud. Ses dirigeants savent aussi être pragmatiques. Et leur situation macroéconomique est adaptée à celle d’un pays qui vieillit et dont la population va diminuer : un excédent commercial important, comme au Japon. Il est justifié dans ces circonstances de voir une diminution de l’investissement, une accumulation d’actifs, et de ce fait un excédent commercial. Toutes ces caractéristiques ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises, cela dépend. Et c’est pour cela qu’en faire un idéal pour la France n’a rigoureusement aucun sens.

Le mythe de la compétitivité n’est pas une spécificité du mythe allemand, mais une incompréhension très courante, consistant à oublier que le solde commercial n’est que le résultat de la différence entre épargne et investissement dans le pays. Si vous investissez plus que vous n’épargnez, cela signifie que vous consommez plus que vous ne produisez, donc solde extérieur déficitaire, ce qui est la caractéristique de pays comme les USA ou l’Australie, sans problème associé. A l’inverse un pays qui épargne beaucoup et investit peu – l’Allemagne ou le Japon – aura un solde extérieur positif, mais cela n’a rien d’a priori favorable.

Edouard Husson : La raison peut fonctionner à vide en ignorant totalement le réel. Depuis Valéry Giscard d'Estaing et Raymond Barre, les gouvernants français s'accrochent à la politique monétaire allemande comme à leur salut. Mitterrand a continué la politique de Giscard, même après la réunification. Or la réunification a profondément bouleversé la donne. Pour réaliser une unification monétaire à un taux de change irréaliste (1 pour 1), la RFA a fait monter les taux d'intérêt à 10%; Mitterrand n'était pas obligé de suivre mais il l'a fait parce que cet homme, manoeuvrier doué sur la scène politique française, était vite perdu sur la scène internationale et tendait à épouser les rapports de force du moment. Rappelez-vous ses errements lors de la réunification: il commence par essayer de stabiliser la RDA; puis ne pouvant arrêter le mouvement de l'histoire, il convainc Kohl de troquer le mark contre la réunification. Non seulement Mitterrand ne profite pas de la réunification pour sortir de la politique du "franc fort" mais il rend celle-ci apparemment irréversible en la gravant dans le marbre des taux de change pérennisés lors de l'entrée dans l'euro.

On a voulu figer à jamais la monnaie de la France alors que notre monnaie devrait au contraire permettre la flexibilité et l'adaptation de notre société à son environnement économique. Que l'Allemagne ait accepté l'euro, qui suit leur fonctionnement monétaire, peut se comprendre. La République de Berlin a fait le choix de la stabilité monétaire en régime de changes flottants; c'est son droit; mais devons-nous aveuglément faire nôtre cette politique? N'avons-nous pas le contre-exemple de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis, dont le pragamatisme monétaire, depuis la fin des années 1970, a permis à ces deux pays, de connaître la croissance et de se rapprocher régulièrement  du plein emploi? La politique de l'arrimage monétaire à l'Allemagne a cassé notre économie depuis la fin des années 1970; elle a signifié que nous préférions l'intégration européenne à l'intégration des immigrés à notre société; elle nous a fait largement renoncer à de grandes politiques d'infrastructures et d'équipement. L'obsession de l'équilibre budgétaire casse lentement mais sûrement notre politique familiale. Alors, oui, il y a bien un grand tournant, celui des années 1970, où la France choisit le "modèle allemand" plutôt que le "modèle anglo-saxon" en termes monétaires: et François Mitterrand restera dans l'histoire pour avoir manqué les deux occasions de mettre fin à la politique du "franc fort": en 1983 puis en 1990-1991. 

Au regard de la tradition économique française, faut-il voir cette "hégémonie" comme surprenante, ou celle-ci n'est-elle finalement qu'un héritage normal du passé ? Quel serait aujourd'hui les idées les plus probantes pour le développement d'un capitalisme "à la française" correspondant aux intérêts du pays, tout en permettant une intégration de ces idées dans un système européen ? 

Edouard Husson :Je le répète, c'est d'abord un certain fonctionnement français qui explique le ralliement français à une politique monétaire à l'allemande. Après les errements monétaires de la Révolution française, le pays s'est forgé une doctrine de la monnaie forte: "franc Napoléon", qui duren jusqu'en 1914 puis "franc Poincaré" puis "franc Rueff". En février 1965, de Gaulle avait critiqué la politique monétaire américaine et prôné un retour au système d'étalon-or d'avant 1914. Mais faut-il fétichiser de Gaulle? Le fait est que nos partenaires de la Communauté Economique Européenne à l'époque n'étaient pas prêts à nous suivre dans cette voie. Il ne restait plus, alors, qu'a évoluer vers un pragmatisme monétaire à l'anglo-saxonne; c'est la voie que commençait à explorer Georges Pompidou avant son décès. A partir de Giscard on entre dans l'idéologie du "modèle allemand". En fait Giscard ne fait que traduire la tentative condamnée à l'échec mais toujours remise sur le métier par la haute fonction publique française, à commencer par l'Inspection des Finances, de maintenir une stabilité monétaire de type "étalon-or" dans un système monétaire international devenu celui des changes flottants. Derrière tout cela il y a, comme souvent dans l'histoire de France, un mélange de peur sociale des classes possédantes et de paresse des grands commis de l'Etat. C'est plus facile de s'en remettre à quelques grands instruments de politique monétaire, simples à manier, tout en invoquant une discipline imposée de l'extérieur pour mater le mouvement social sans avoir à en porter la responsabilité. Il est évident que ce que vous appelez la "génération modèle allemand" est loin de prendre tout le modèle allemand; elle y choisit ce qui l'arrange. En revanche elle ignore largement le dialogue social permanent qui caractérise les relations industrielles allemandes. Et  elle ne se donne pas les moyens d'imiter les Allemands pour investir dans la troisième révolution industrielle. 

Il est étonnant de voir comment, sous prétexte que Marine Le Pen est infréquentable et a raté sa campagne électorale, une partie de la droite s'empresse de vouloir enterrer le débat sur l'euro. C'était déjà la caractéristique de la "synthèse Buisson" (rendre compatible la défense de l'identité française, exprimée dans des termes souvent agressifs, avec l'appartenance à l'euro) qui a permis à Nicolas Sarkozy d'être élu mais non de se maintenir au pouvoir. Contrairement à ce qui se dit en ce moment à droite, faire comme si l'euro n'était pas le problème est mortifère. Ne pas se préparer à la prochaine crise de l'euro, qui partira de Grèce ou d'Italie, c'est se priver de saisir une occasion de libérer l'économie française d'une politique dogmatique. Nous devrions être obsédés par l'idée de rendre à la monnaie son rôle de soutien à la croissance, l'emploi et l'innovation. Il y a tant de créativité inassouvie dans la société française; il y a tant d'investissements qu'il faudrait faire pour que le pays devienne l'un des moteurs de la troisième révolution industrielle! Marine Le Pen et Mélenchon se sont faits les chantres, chacun à leur manière, d'une bonne vieille lutte des classe mais ils parlent d'un monde industriel qui n'existe plus. Pour autant,  sommes-nous condamnés à nous priver des trésors de créativité et d'entrepreneuriat que recèle cette "France périphérique", laissée de côté par nos gouvernants alors qu'elle pourrait être un atout extraordinaire pour le pays dans une France enfin adaptée à la troisième révolution industrielle? 

Alexandre DelaigueLe problème c’est qu’on ne sait pas définir un modèle économique français, alors qu’il existe. Mais par auto-détestation, on passe son temps à aller chercher à l’extérieur des « modèles » dont on prend ce qui nous intéresse en fonction d’intérêts ou d’idéologies. A gauche on souhaiterait qu’on suive l’Allemagne en matière de fin du nucléaire, de participation des salariés et de cogestion ; à droite on préfère les réformes schroder, et le culte moralisant de l’équilibre budgétaire. Il y a bien peu de gens (les rares qui connaissent vraiment le pays, comme le journaliste Guillaume Duval dans son livre, made in germany) pour dire que l’Allemagne, comme les autres pays d’ailleurs, est un tout fondé sur une histoire, et qu’il est difficile de s’en approprier une caractéristique sans penser à un système d’ensemble.

Le penseur qui a le mieux défini un système français est Philippe d’Iribarne qui a bien décrit, dans les entreprises françaises, un système anarchique, fondé sur la défiance entre dirigeants et dirigés, mais capable de production de très grande qualité. Ce système a malheureusement, faute d’être compris, été lourdement dégradé par les différents cultes et modes managériales que nous avons suivies. Il suffit d’aller à l’étranger pourtant pour voir qu’il y a des choses françaises qui fonctionnent, même si elles sont peu valorisées, au premier rang par les français. On se gargarise du système social français sans en voir les limites, il y a trop peu de gens pour défendre un système économique français, vu comme une « union soviétique qui réussissait » dans les années 60-70, comme le disait Jacques Lesourne et qui est en déclin depuis.  Il faudrait au contraire aller identifier nos spécificités, ce qui fonctionne ou pas dans notre société telle qu’elle est plutôt que de céder sans cesse aux mirages de modèles étrangers qui n’existent que dans nos fantaisies.

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