Gaspard Koenig : toutes les misères du monde à l’aune de la crise écologique<!-- --> | Atlantico.fr
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Gaspard Koenig publie "HUMUS" aux éditions de l'Observatoire.
Gaspard Koenig publie "HUMUS" aux éditions de l'Observatoire.
©DR / Olivia Grégoire / Editions de l'Observatoire

Atlantico Litterati

Gaspard Koenig fait sensation avec son nouveau roman « HUMUS » ( éditions de l’Observatoire). Militants de l’écologie punitive, préchi-précheurs du Bien, émeutiers à capuches s’abstenir. Epoustouflant.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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HUMUS, subst. masc. Terre brune noirâtre provenant de la décomposition de débris végétaux et/ou animaux dans le sol et qui contribue à sa fertilité.Ensemble des matières organiques se trouvant dans la couche superficielle d'un sol, précisent  les dictionnaires . Le  titre du roman de Gaspard Koenig dit tout. « Humus » est une réflexion sur la décomposition   d’une société- la nôtre - avec  ses mœurs et illusions plus ou moins comiques- à un certain moment de son histoire sur la planète-terre, elle-même en pleine dérive, souffrance, et convulsions. Nature en danger de mort et nature humaine  « trop humaine ». Décomposition du sol et des idéaux.Les personnages du roman de Gaspard Koenig cultivent l’espoir d’une vie meilleure quand tout se dissout et se dissipe autour d’eux. Stop ! dit Extinction -Rébellion. L’écologie et ses visages plus ou moins avenants règnent dans le cœur des hommes. Décomposition générale et transformation du vivant.

Dans tous ses livres, romans et essais ( voir nos « Repères/NDLR),  Gaspard Koenig réfléchit à la notion de liberté de l’individu face aux groupes, sociétés et systèmes ( l’Histoire, le politique,  les idéologies, la religion, l’ économie, etc.)Que pouvons- nous garder comme espace de liberté dans  l’époque actuelle ? Ainsi la transition écologique et le réchauffement sont-ils les personnages principaux d’ « Humus » alors que  les barreaux de la prison se resserrent. L’écrivain-philosophe Gaspard Koenig  se plaît à juxtaposer la crise  historique – visible et ressentie  par tous - que traverse la planète-terre, et les crises existentielles, souvent secrètes,  brisant ses personnages,   ou les prenant en otages.  Leurs espoirs sont  battus en brèche par l’époque en décomposition,  tel le sol à force d’exploitation.  A la crise environnementale - une question de vie ou de mort pour l’humanité- répondent les séismes intérieurs bien cachés de contemporains floués, tels que mis en scène par Gaspard Koenig. «Dans les moment de rupture, le rôle du philosophe est de réfléchir », rappelle l’auteur surdoué.  Bien des philosophes de plateaux font grise mine : ils ont raison car Koenig les évince tous.

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Tels des vers de terre observés au microscope,  les deux  anti-héros d’ « Humus », «  étudiants en agronomie, voudraient tout changer. Kevin, fils d’ouvriers agricoles, lance une start-up de vermicompostage et endosse l’uniforme du parfait transfuge sur la scène du capitalisme vert. Arthur, enfant de la bourgeoisie, tente de régénérer le champ familial ruiné par les pesticides mais se heurte à la réalité de la vie rurale.»,  précise l’éditeur. L’intrigue est   bien pensée : les deux compères permettent à l’auteur de donner à chacun un peu de ses rêveries. « C’est drôle, se dit Arthur, il n’a pas une tête de Kevin, encore moins de Kevin sans accent sur le « e ». Il se reprocha immédiatement cette pensée stupide et se présenta à son tour. Kevin lui sourit sans rien dire. Ils ouvrirent tous les deux leur ordinateur. La conférence allait commencer. Titre : « Avancées et défis de la géodrilologie ». Géodrilologie, la science des vers de terre. Autant dire que, pour cet exposé qui ne figurait dans aucune partie du cursus obligatoire, il n’y avait pas foule. »Ce qui- outre l’intrigue balzacienne- nous touche et fait de cet ensemble fictionnel un plaisir de lecture, c’est,  d’abord, l’écriture. Le style,  en somme.Quel plaisir un écrivain !« En cette saison, le paysage était jaune et rose. Sur les côtes les plus abruptes, les aplats de genêts sauvages étaient ponctués par des tourbillons de salicaires. Arthur remarquait entre les champs les haies intactes et, croisant régulièrement la route, des chemins creux couverts d’une frondaison compacte ; autant de veines qui continuaient à nourrir la terre. Dans ces terrains escarpés, destinés pour la plupart aux pâturages, le remembrement avait été plus timide qu’ailleurs. Même si Arthur et Anne ne croisaient guère d’autres véhicules, (…)ils voyaient partout une campagne habitée, délicatement parsemée de maisons de pierre où le schiste rose égayait les linteaux en granit. »

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Le rythme   d’ « Humus » nous comble ;  en général ce rythme  renforcant  le roman à chaque page  se crée  par la voix de l’auteur,  et Gaspard  Koenig a une voix ; son personnage peut être cruel, parfois.  « De manière plus générale, critiquer dans les moindres détails tous les attributs de la réussite, afin de bien montrer qu’on les possède. Ne pas parler d’argent, y compris et surtout du montant de la levée de fonds, pour maintenir l’illusion que celui-ci ruisselle naturellement et pour tout le monde. S’indigner des inégalités avec une tristesse fataliste. Rire aux blagues de cul les plus triviales mais baiser le moins possible. Et surtout, surtout, le premier des codes : feindre de croire qu’il n’y en avait pas, qu’on se rencontrait tous par le plus grand des hasards et qu’on s’acoquinait de manière parfaitement spontanée. Kevin se coula sans difficulté dans ce nouveau moule, comme il l’avait toujours fait dans les différents milieux qu’il avait traversés. Il ne trouvait pas celui-ci plus idiot qu’un autre. Seulement peut-être un peu plus pervers dans la négation perpétuelle de sa propre existence ». L’époque est admirablement présente, elle  tient toutes  les pages d’ « Humus », Gaspard Koenig  devient  ainsi le  meilleur reporter de France (Balzac a montré le chemin) : « La Tesla glissa sans bruit à travers la France en colère. Derrière leurs vitres teintées, Kevin et Philippine virent les poubelles qui s’accumulaient dans les rues, les cars de CRS garés à la queue leu leu en attendant l’affrontement, les magasins aux rideaux de fer tirés, les manifestants (…)Même sur les routes de campagne, ils durent franchir quelques barrages bon enfant, en s’acquittant d’un coup de klaxon. Des militants d’Extinction Rebellion se mêlaient aux protestataires comme ils le faisaient désormais à chaque occasion, interprétant toutes les misères du peuple à l’aune de la crise écologique »

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« L’écologie à la française est un progrès »,affirma Emmanuel Macron lors de son intervention télévisée du 24 septembre dernier.La « Transition écologique » est  le sujet de prédilection du chef d’Etat, -la visite du pape et celle de Charles III, ayant remis à l’honneur les projets du gouvernement. Partout  dans le pays,en effet, l’inquiétude gagne.Sècheresses, incendies, inondations, tempêtes , ouragans, canicules deviennent l’ordinaire en tous lieux -et ce n’est qu’un début, les spécialiste prédisent des cataclysmes  tels  qu’ils produiront  d’immenses flux migratoires.

« Pour réduire l’impact environnemental de leurs activités et appliquer les normes en vigueur, les entreprises françaises s'appuient de plus en plus sur les responsables QSE (qualité, sécurité, environnement), et autres ingénieurs en efficacité énergétique et experts en bilan carbone. » Le personnage de Koenig en sait quelque chose…«  Il déjeunait avec des investisseurs, des banquiers, des gestionnaires de patrimoine qui voyaient en Kevin une promesse de profit encore très incertaine et lui infligeaient de longues tirades sur les taux d’intérêt. Il s’entretenait avec des associations de défense de l’environnement qui le soupçonnaient de servir le greenwashing des industriels et s’interrogeaient sur le bien-être des lombrics. Il assurait la formation liminaire d’une horde de communicants, chargés de mission, spécialistes du marketing, responsables de relations publiques, chief operating officers et autres blablateurs qui avaient rejoint Veritas et n’avaient jamais vu un ver de terre de leur vie. Il prenait des petits déjeuners dans les hôtels de luxe avec des éditorialistes économiques en peine d’inspiration qui lui demandaient ce qu’il pensait de la mondialisation. »

« De leur côté, les collectivités territoriales recrutent des ambassadeurs de tri et des chefs de projet en développement durable, pour sensibiliser les particuliers aux enjeux écologiques ». « L’écologie à la française »  voit la nécessité du changement ; une sorte d’unité nationale se  dessine chaque jour davantage  à propos de la nécessité de la réduction du bilan carbone. « Décarboner » est le mot-clef de l’époque :tout le monde comprend.  C’est la vision du président. La vision de l’écrivain dans son roman plus vrai que nature « HUMUS » est différente. Jusqu’à présent  prévalait à peu de choses près une écologie punitive ; ceux qui obtus, continuaient d’ignorer malgré toutes sortes de tocsins la nécessaire transition écologique étaient honnis par les militants. Ces étudiants et lycéens qui- pour une juste cause- envahissaient nos musées pour jeter toutes sorte de produits sur nos chef- d’œuvres -le dernier bonheur qui nous reste, tant leur rareté, leur beauté transportent à peu de frais chacune et chacun d’entre nous, de gauche ou de droite, vieux ou jeune, femme ou homme, fortuné ou pas.  « Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut] être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel. (Camus/ « Discours de Suède », le 10/12/1957)Comprendre au lieu de juger, c’est ce que ne cesse de faire la littérature, et c’est la prouesse que réalise Gaspard Koenig.Alors oui, cette écologie-là, telle que valorisée dans "Humust par les excès des militants -doctrinaires, nous parle au cœur et à l'esprit. Nous voulons simplement vivre en effet, et pour la plupart d’entre nous, sans rien abimer, sans rien mépriser, sans casser le jouet ( cette France magnifique) sans moquer l’autre parce qu’il n’a pas lu Gaspard Koenig, et ne comprend pas encore comment créer cette  nouvelle "écologie  à la française". Bravo Gaspard Koenig.« Sans doute utile à l’accroissement de la prospérité des plus riches, la mise à sac irréfléchie des ressources de la planète et la destruction de sa diversité biotique reposent sur l’oubli de cette croyance des premiersâges de la modernité que la splendide altérité de la nature est nécessaire à la manifestation des spécificités de l’humanité. ( Philippe Déscola « Nature et culture ») Il faut lire et relire Philippe Descola.

                                                             Annick GEILLE

Repères 

Gaspard Kœnig est un philosophe engagé, auteur d’une douzaine d’essais et de romans, et fondateur du mouvement SIMPLE) ( cf. Philosophie Magazine).

« Né en 1982. Ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, Gaspard Kœnig a d’abord publié des romans, parmi lesquels Octave avait vingt ans (Grasset, 2004), avant de se rapprocher de la tradition libérale, qu’il défend à travers ses écrits mais aussi au sein de son think tank Génération Libre. Il a signé deux enquêtes aux Éditions de L’Observatoire : Voyages d’un philosophe aux pays des libertés (2018) et La Fin de l’individu(2019), qui portent sur les effets sociaux du libéralisme et de l’intelligence artificielle. En 2021, il fait paraître Notre Vagabonde Liberté, récit de voyage et hommage à Montaigne, pour lequel il a parcouru 2 500 kilomètres à cheval, du Périgord à Rome. En mai 2021, il a lancé le mouvement politique Simple, dont le programme est présenté dans un essai : Simplifions-nous la vie ! (co-écrit avec Nicolas Gardères, Éd. de L’Observatoire, 2021) »

Principaux titres, essais et romans de Gaspar Koenig.

Octave avait vingt ans,roman (Grasset/Le livre de Poche/ Prix Jean Freustié 2005 ) ; Un baiser à la russe( Grasset 2006) ;Les Discrètes Vertus de la corruption, essai (Grasset, 2009) ;Leçons de conduite, essai, (Grasset, 2011) ;La Nuit de la faillite, roman, (Grasset, 2013 ) ;Leçons sur la philosophie de Gilles Deleuze  ( Ellipses 2013).Liber, un revenu de liberté pour tous (essai) avec Marc de Basquiat (Editions de l’Onde/2015. Le révolutionnaire, l’Expert et le Geek ( Plon/, 2015 r) prix 2016 de l’Académie des sciences morales et politiques et prix Turgot. Kidnapping, roman( Grasset, 2016) .Les Aventuriers de la Liberté, essai, (Plon, 2016) Time to Philo (Larousse 2017).Voyages d'un philosophe aux pays des libertés, ( L’Observatoire  2018).La Fin de l'individu (Voyage d'un philosophe au pays de l'intelligence artificielle), l'Observatoire/, 2019 ). Notre vagabonde liberté (A cheval sur les traces de Montaigne), (l'Observatoire/ 2020).L'Enfer, conte philosophique( l'Observatoire 2021).Simplifions-nous la vie ! avec Nicolas Gardères (l'Observatoire 2021).Contr'un ( l'Observatoire 2022)

Extrait d’un article  publié dans « les Echos »  par Gaspard Koenig

le 24 juin 2020

Dans un récent rapport pour « repenser l'alimentation et l'agriculture », le cabinet AT Kearney estime que, d'ici 2040, la majorité de la viande que nous mangerons ne proviendra pas de chair animale, mais sera cultivée en laboratoire ou composée de végétaux. Puisque son appellation est encore disputée, baptisons-la « viande de synthèse ». Ses techniques de fabrication sont en amélioration constante , tandis que son coût de production devrait passer sous celui de la viande traditionnelle. C'est une excellente nouvelle, que le moine bouddhiste Matthieu Ricard a partagée avec enthousiasme dans son blog hebdomadaire. La viande de synthèse ouvre en effet la voie à un monde affranchi de la souffrance animale, réconciliant technologie, innovation et respect des êtres sensibles.

« HUMUS », EXTRAIT.

Le jour des Extentionnistes, ou le châtiment  des écocidaires

C’était le grand jour. Le comité de coordination avait envoyé la veille le message tant attendu, une vidéo de trente secondes sur la formation de l’humus, diffusée dans le monde entier. « Pour avoir une bonne terre, concluait-elle, le secret c’est le repos. » Arthur avait passé la nuit sur son serveur VPN sécurisé. Grâce à un maillage complexe dont chaque section avait la respon- sabilité, le signal d’Arthur devait mettre en branle des milliers de cellules dormantes partout sur le territoire. Selon ses der- nières estimations, il pouvait espérer entre cent et deux cent mille Extinctionnistes dans la capitale. Les actions de sabotage électriques et informatiques avaient déjà commencé pour pri- ver le plus longtemps possible l’État de sa capacité de réaction. À quatre heures du matin, Arthur constata avec satisfaction que sa messagerie ne fonctionnait plus.

En deux ans, Arthur était parvenu à constituer l’une des branches les plus solides au monde d’Extinction Revolution. Les Français avaient indéniablement du talent pour les organisations secrètes et savaient tenir leur langue. À quelques alertes près, rien n’avait été éventé. Le renseignement territorial était toujours concentré sur les sympathiques appels à la grève climatique, qui continuaient à divertir les médias et les politiques.

Au petit matin, Arthur glissa son pistolet semi-automatique dans un holster fixé à sa ceinture. C’était un Beretta assez courant qu’il avait appris à manier pendant l’hiver. Ses acouphènes, poussés au volume maximal par le manque de sommeil, sonnaient l’alerte générale. Il fit quelques pas dehors, sur cette terre qu’il avait vainement tenté de régénérer et où les arbrisseaux poussaient en désordre au milieu des ronces. Il remarqua quelques taches sombres sur le sol mais n’y prêta pas d’importance. Il cueillit les premières mûres de la saison, encore très acides.

Arthur hésita à diriger ses regards vers le terrain de Jobard. Rien qu’à cette pensée, son pouls s’accélérait, sa haine resurgissait, totale, étouffante. Il savait ce qu’il verrait, là où il avait autrefois imaginé une haie touffue et pépiante : un long cimetière de terre retournée, de branchages entremêlés et de racines les pieds en l’air. « La fosse commune », comme il l’appelait. Lui reviendrait alors en mémoire cette si douce journée de prin- temps où les gendarmes étaient arrivés avec les ouvriers et les pelleteuses pour exécuter la décision du juge. Ce carnage auquel il avait assisté à genoux, impuissant, suppliant, invectivant, pleurnichant. Ce bruit du bois qui casse, du bois qui crie. Ces rires gras des bourreaux qui trouvaient la besogne plus ludique que leurs travaux de terrassement habituels. Cet air satisfait des représentants de l’ordre face au délinquant dûment châtié. Ce message d’excuses pitoyable du journaliste local qui n’avait pas pu venir parce qu’il devait couvrir un accident de camion à Caen. Cette nuit d’horreur où il avait inspecté les dégâts à la lumière de sa lampe frontale, cherchant vainement un survivant à bouturer, parcourant une nature soudain silencieuse, muette d’indignation. Ces jours de deuil où, ivre de rage, il s’était promis une vengeance à la hauteur du crime, sans quartier.

Arthur ne tourna même pas la tête. Il se mit en route dans la vieille Volvo. Il savait qu’il ne reviendrait jamais à Saint-Firmin. Léa conduisait, une carte routière sur les genoux pour ne pas activer la géolocalisation. Elle désapprouvait plus que jamais le projet d’Arthur, qu’elle estimait trop brutal et de toute façon voué à l’échec. Elle était néanmoins décidée à l’aider jusqu’au bout et à le protéger autant que possible. Non par amour ni même par affection. Elle voyait en lui un sage, un sage déraisonnable mais un sage tout de même, satguru comme disent les hindous, à la fois pur et illuminé. Elle avait refusé de prendre une arme. Elle n’avait rien sur elle, ni argent ni papiers. Seulement une image du Bouddha en guise d’amulette.

Arthur regardait défiler le bitume de l’autoroute avec une colère irrépressible pour les ignares qui avaient saccagé les sols et un mépris total pour les écoponts à l’usage des animaux, dérisoires pansements sur une plaie à vif. Sa seule consolation était d’imaginer cette même autoroute dans quelques semaines, après le déclenchement d’Extinction Now. D’abord, rien, le silence et l’effroi. Une bande de goudron froide et soudain inutile. Puis peu à peu, timidement, les petits mammifères, ceux qui peuvent passer sous les grillages, viendraient poser une patte. Des mulots, des hérissons, des fouines, des renards. Au début, ils n’y croiraient pas : le mur de Berlin était tombé ! Après des centaines de générations à vivre séparés, cloisonnés, ils retrouveraient le libre passage sur leur territoire ancestral. Alors ils feraient circuler l’information et des hordes entières passeraient là en courant. Les sangliers et les chevreuils impatients finiraient par trouer les grillages et toute la faune suivrait. On verrait gambader les faons, sautant allègrement par-dessus les glissières de sécurité. Les hirondelles feraient leurs nids sur les bornes d’appel d’urgence et les escargots décoreraient les péages. Ensuite renaîtrait la végétation. Le lierre grimperait sur les panneaux de signalisation, les herbes se glisseraient dans les fissures de la route, la mousse se répandrait en plaques humides et chatoyantes. Au bout de quelques années, ce serait l’explosion : les racines feraient craquer le bitume de toute part. Trente ans plus tard, on ne verrait plus une autoroute trouée par une forêt, mais une forêt parcourue de quelques miettes d’autoroute. Comme à Tchernobyl aujourd’hui, exemple unique d’une ville moderne laissée en paix par les hommes et reconquise par la nature.

Arthur ne serait pas là pour assister à cette réjouissante transformation. Il avait pleinement conscience que sa vie prendrait bientôt fin. Aujourd’hui, soit il échouait, et il mourrait l’arme au poing plutôt que dans les geôles du régime écocidaire. Soit il réussissait, et il remplirait son devoir de Predator. Il avait glissé dans sa poche intérieure les petits comprimés blancs. Il dispa- raîtrait comme son arrière-grand-père, en résistant.

Cette certitude absolue de sa disparition prochaine ne le réjouissait guère mais le rendait formidablement libre. Il ne craignait plus rien ni personne.

Arthur avait allumé le vieil autoradio. Sur France Info, la présentatrice s’alarmait des émeutes qui s’étaient déclen- chées simultanément dans plusieurs villes asiatiques, les premières à s’éveiller en cette journée historique. À Tokyo, Séoul, Melbourne et même Pékin, des foules extrêmement agressives s’étaient précipitées à l’assaut des bâtiments officiels, prenant de court la police. Contrairement à ce qu’on avait l’habitude de voir depuis près d’un siècle, les manifestants n’étaient nullement pacifistes. Ils tiraient à balles réelles sur tous ceux qui prétendaient leur barrer le chemin. Une certaine confusion régnait sur place, accentuée par la coupure partielle des réseaux de télécommunications. La présentatrice s’interrogeait sur la résurgence de l’extrême droite quand sa voix expira dans un hoquet. Arthur changea de station : on n’entendait plus qu’un grésillement. Il regarda son portable : plus aucune barre de réception. Il poussa un soupir de satisfaction. Les drones brouilleurs d’onde avaient décollé dans toute l’Île-de-France, trente minutes avant l’heure prévue. La révolution était en avance.

— Fais attention, dit Arthur. Ils vont devenir fous sans leurs apps de navigation.

— Il leur restera le GPS. C’est satellitaire.

— Ce n’est pas ça qui leur donnera leur direction. Les gens ne savent plus lire une carte.

En effet, dix minutes plus tard, la bande d’arrêt d’urgence était encombrée de voitures immobilisées. Les conducteurs, debout sur la chaussée, faisaient tournoyer leur téléphone dans l’air en espérant retrouver du réseau.

— À quoi on a réduit les êtres humains, marmonna Arthur. À faire la danse de la pluie.

Juste avant d’arriver porte Maillot, Léa signala à Arthur deux motards de la police qui s’approchaient dans son rétro. Il se recroquevilla d’instinct sur son siège. Les motards les dépas- sèrent et leur firent signe de se ranger.

— Putain ! Accélère ! hurla Arthur.
— C’est débile. Ils vont nous prendre en chasse.
— Ils m’ont repéré. Les salauds !

Léa obéit sagement et coupa le moteur. Un motard descendit et s’approcha côté conducteur. Arthur avait dégainé son Beretta et le tenait contre son flanc, dissimulé par sa veste.

— À mon signal, glissa-t-il à Léa, tu te jettes en arrière et je le descends.

— Ta gueule. Même pas en rêve.

Léa baissa sa vitre. Le motard leva la visière de son casque. Il portait une moustache blanche en brosse. Un vieux. Arthur se dit que ce serait plus facile.

— Vous pensez rentrer dans Paris comme ça ?

Léa entendit le clic du cran de sûreté qui se détendait. Le visage du policier se figea un très court instant. Puis il reprit le fil de ses propos.

— Vous n’avez pas collé votre vignette Crit’Air sur le pare- brise.

Léa eut un léger rire nerveux.

— Ce n’est pas drôle. C’est obligatoire.
— Excusez-moi. Un oubli...
— Un oubli,c’est cequ’on va voir! Tonna le policier. Les épaves comme celle-ci, il y a longtemps qu’elles sont interdites en ville. Vous devriez le savoir.

— On vit à la campagne...

— Et vous venez nous polluer! Si tout lemonde faisait comme vous, l’air serait irrespirable.

« C’est la meilleure », pensa Arthur.
— Papiers, s’il vous plaît.

Personne n’avait de papiers ici. Ni Léa, ni la Volvo, ni bien sûr, Arthur qui refusait désormais de se soumettre aux méthodes d’identification de l’État oppresseur. Léa tenta un bobard sur sa mère malade qu’ils venaient visiter en urgence à l’hôpital.

— Quel hôpital ?
— Necker, dit Léa au hasard.
— Ça m’étonnerait, ricana le policier. Necker, c’est pour les enfants. Papiers !

Léa fit mine de fouiller les poches de son manteau pour gagner du temps. Arthur s’agitait. Il n’était pas question de passer la matinée au poste. Il était attendu à la Concorde, point de ralliement des Extinctionnistes. »

Copyright Gaspard Koenig “HUMUS” ( Editions de l’Observatoire) 384 pages/22 euros/Sélection Goncourt  et sélection Renaudot/ toutes librairies et « La Boutique ».

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