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Fronde chez Google ? Cette rébellion des ingénieurs qui couve en interne chez le géant de la Tech américaine
©ALAIN JOCARD / AFP

GAFAM

L'entreprise Google fait face à une fronde de ses employés, notamment ses ingénieurs, qui dénoncent sa gouvernance interne ou ses choix commerciaux et de "politique" externe. Une situation ironique pour une entreprise qui s'est longtemps présentée comme avant-gardiste dans son management.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico.fr : La « fronde » des ingénieurs de Google se pare d'arguments de justice sociale, de valeurs et de progrès qui seraient remises en cause par la direction. Avez-vous le sentiment que Google est rattrapé par les valeurs du progressisme que l'entreprise américaine portait largement en bandoulière jusque-là ? 

Franck DeCloquement : Certains des employés de la firme géante de Montain View  ont tenté d'empêcher leur entreprise de faire un travail qu'ils considéraient comme contraire à l'éthique, de leur propre point de vue. Le NewYorkTimes s’en est d’ailleurs fait une nouvelle fois l’écho le 18 février dernier dans ses colonnes, sous la plume de Noam Scheiber et Kate Conger, à l’occasion d’une série de portraits de ces fameux employés rebelles.

Cela n’est pas nouveau, et le feu couve sous la braise depuis des mois par le biais d’actions confinant à la guérilla salariale, au pays de « la libre entreprise ». Rappelons-nous pour mémoire de la séquence culte du film « Will Hunting », interprétée magistralement par l’acteur Matt Damon, dont le personnage surdoué et rebelle refusait un job à la NSA en faisant valoir par une démonstration édifiante et implacable à son potentiel futur employeur, les conséquences directes pour lui, ses amis et le reste du monde, s’il acceptait ce poste aux objectifs clairement belliqueux… On peut donc parfaitement  comprendre que les salariés de Google, ayant vraisemblablement choisi cette entreprise technologique et non martiale, se fédèrent pour certains d’entre eux, contre l'utilisation ou la récupération – potentiellement belliqueuse – de leurs intelligences, de leurs compétences techniques et de leurs travaux. D'autant que le Pentagone est le bras militaire armé d’une stratégie extérieure des Etats-Unis jugée très belliqueuse par de nombreux Américains tentés par un « socialisme nouvelle mouture »…

Ce mouvement est donc extrêmement intéressant à suivre, car il ne s'agit pas là – loin s’en faut – d'une première fois en la matière : il existe en effet de très nombreux cas passés ou présents, en lien avec de très fortes réactions d'oppositions à un employeur, au motif d'un nécessaire « respect de la conscience individuelle » ou du « bien commun ». Par le passé, de très nombreux journalistes contractualisaient cette nécessité d'intime cohérence entre leurs valeurs propres à travers leur contrat de travail, leur convention collective et la détention de leur carte de presse professionnelle ; et les demandes éventuelles de leurs employeurs ; en faisant valoir leur « clause de conscience » en cas de « changement substantiel de la politique éditoriale de leur support de presse ». Comme le rappelait Xavier Camby dans un article commun pour ATLANTICO dont je m’inspire ici : « on vit aussi jadis des milliers d'officiers français démissionner  – et quitter leur employeur – en rompant avec leur serment, plutôt que de participer à l'arbitraire spoliation des biens d'une église par le pouvoir politique d'alors. Un refus de travailler, malgré l'intérêt des responsabilités proposées, corrélatives  à certaines entreprises : des fabricants d'armes ou des marchands de tabac, des majors des pétroles, des fabricants d'alcool ou même la firme Disney... » Il semble aujourd’hui essentiel pour le management de comprendre et de respecter les valeurs personnelles de chacune et chacun des ses collaborateurs, si l’on souhaite les garder motivés. Et surtout quand la main-d’œuvre qualifiée se fait rare sur un secteur technologique en recherche permanente de compétences rares… Ce qui est aujourd’hui le cas dans le monde de la haute technologie ou les grandes firmes se battent pour séduire et recruter les meilleurs ingénieurs… L’affaire n’est pas mince et pourrait s’étendre comme une trainée de poudre au reste des grandes firmes de la Tech. C’est aussi là, je pense, l’une des craintes ourdies du secteur aux Etats-Unis… 

Les « frondeurs » utilisent une sémantique héritée des luttes ouvrière du début du XXe siècle. Il s'agit pourtant de professionnels hautement qualifiés et rémunérés : de quel phénomène sont-ils le nom ? Est-il propre à Google et aux GAFAM ? 

Pour rappel des faits que nous avions évoqué dans les colonnes d’ATLANTICO il y a quelques mois à peine, les protestations véhémentes des employés des grands acteurs de la Tech américaines se succèdent contre les projets de partenariats militaires avec le gouvernement des Etats-Unis. 

Et parmi eux, en effet, ceux de Google sur les projets « MAVEN », et « JEDI ». Rappelons aussi en introduction que sous la pression d'une partie conjointe de ses employés, le géant américain avait d’ailleurs renoncé le 1er juin 2018 à l’un de ces contrats controversés avec le Pentagone (le ministère de la Défense américain), dans le registre de l'intelligence artificielle (IA). Une pétition lancée en février de la même année avait d’ailleurs recueilli l’assentiment et la signature de près de 4000 employés de la firme, demandant expressément à la direction de Google de rester en dehors du « commerce de la guerre ». 

Bien qu'évalué par la presse à moins de 10 millions de dollars, le projet « MAVEN » – sur lequel Google était resté extrêmement discret auprès de ses troupes – avait suscité durant l’année 2018, l'indignation patente de milliers de salariés du groupe. Ceux-ci estimant en substance que cette collaboration impie avec les militaires était parfaitement contraire aux valeurs de leur entreprise. Le projet en question portait sur les drones, et l'utilisation de l'intelligence artificielle(IA) pour mieux les aider à distinguer sur les terrains de combats extérieurs, les « humains » des « objets ». Pour des organisations comme « l'Electronic Frontier Foundation » et le« Comité international pour le contrôle des armes-robots » (ICRAC), cela ouvre d’ores et déjà la voie à la suppression de toute intervention humaine dans la conduite des missions des futurs drones autonomes armés, type« SALA ». L'armée américaine, comme dans bien d'autres pays, utilise très couramment des drones télé-opérés à distance par des personnels militaires très qualifiés, pour des missions de reconnaissance à des fins de renseignement. Mais aussi, pour procéder à des bombardements ou des éliminations ciblées en Afghanistan ou en Irak. Mais le ton et l’ambiance se durcissent aujourd’hui entre Google et une partie congrue de ses employés, après le renvoi soudain de quatre d’entre eux qui témoignent aujourd’hui dans le NewYorkTimes. Les salariés mobilisés dénoncent à l’unisson « une escalade dans les pratiques d’intimidations par la direction de l’entreprise ». 

Et le géant de Mountain View, doit donc composer depuis plusieurs mois avec l’activisme durci qui lui est opposé, et contenir certains militants de plus en plus véhéments issus en droites ligne de ses propres rangs. Google chercherait visiblement à entraver toute tentative d'organisation « syndicale » en interne parmi ses effectifs, estiment  plusieurs employés au sein de la firme dans un message posté sur la plate-forme« Medium ». Et Laurence Berland –  ingénieur en fiabilité des sites à San Francisco depuis, et licenciée par Google – de témoigner laconiquement dans le NewYorkTimes : « les employés de Google sont de plus en plus conscients de leur pouvoir. Ils vont continuer à exercer ce pouvoir, et à la fin, ils vont l'emporter. » Un mouvement de fond inéluctable en somme ? La question est posée…

Des sujets sociétaux et stratégiques, on le voit, très brulants et très polémiques outre Atlantique pour de nombreux opérateurs Américains. Au nombre desquels on trouve les contrats de défense avec le Pentagone, la participation à un appel d'offres de l'Agence des douanes et de protection des frontières, mais aussi le sort des intérimaires employés par la firme américaine… Autant de questions particulièrement épineuses en matière d’éthique et d’image de marque pour les multinationales américaines impactées, qui ont fait l'objet de très forts remous et de pétitions à répétition. Des prises de positions militantes explicites, réclamant à certaines directions générales de faire « machine arrière toute » dans leurs décisions. Des actions réunissant jusqu'à plusieurs milliers de signataires, et obtenant parfois même gain de cause à l’arrachée. 

Fin 2018, la manifestation « Google Walkout for a Real Change » – qui avait réuni sous sa bannière des milliers d'employés dans des dizaines de villes américaines pour dénoncer l'omerta du harcèlement sexuel sur les lieux de travail de la filiale « d'Alphabet » – a depuis fait florès partout sur le territoire. Des quatre salariés dernièrement licenciés par Google, dont les identités n'avaient pourtant pas été communiquées, figureraient l’ingénieur licencié cité plus haut Laurence Berland », ainsi que Rebecca Rivers ingénieure de la filiale de Boulder dans le Colorado et activiste chez Google. Cette dernière avait pris activement  part aux protestations relatives aux contrats liant la firme américaine aux services administratifs de l'immigration américaine, portant notamment sur la fourniture de stockage dans le Cloud de données en ligne. Le 22 novembre dernier, tous deux ont pris la parole à San Francisco pour dénoncer les conditions dans lesquelles cette sanction expéditive avait été prise à leur encontre, après « interrogatoire » par le service des « enquêtes globales de sécurité ». Quelque 200 salariés s’étaient mobilisés pour l’occasion, et étaient venus leur apporter leur soutien lors d’une manifestation publique très animée. Une situation de tension sociale explicite très inhabituelle dans le secteur de la Tech américaine, beaucoup plus timoré en règle générale…

Certains commencent à parler de la potentielle naissance d'un syndicalisme chez Google. Est-ce une probabilité sérieuse ? Et dans quelle mesure pourrait-il entraver la dynamique de l’entreprise ?

In fine, on observe – peu ou prou – presque chaque jour dans notre monde occidental, le nombre des « démissions éthiques » de cadres spécialisés, souhaitant prioritairement aller exercer leurs compétences ailleurs, mais en conformité avec leurs valeurs ou leur éthique personnelle. Ce mouvement ne cesse de croître en réalité d’année en année comme nous le rappelait fort à propos Xavier Camby pour ATLANTICO : et cette conscience naissante s'exerce aujourd’hui à deux niveaux. Premièrement, le respect de la personne humaine : « je ne peux plus accepter d'être malmené, mis sous pression d'objectifs individuels à court terme imposés, sans logique claire ni raison fondée autre que la quête de dividendes ». Deuxièmement : la finalité collective des travaux menés en équipes : « sommes-nous en train de travailler pour créer un authentique bien commun à partager ? Ou bien exclusivement pour les gains à deux chiffres en termes de croissance de nos actionnaires ? »  

Pour des questions bien comprises de préservation du secret en matière de sécurité nationale aux Etats-Unis, les salariés des grandes firmes Américaines qui sont aujourd’hui en première ligne dans ce mouvement protestataire, ne sont pas toujours tenus au courant par leurs directions de leurs projets en matière d’initiative de Défense, en lien avec le Pentagone : loin s’en faut ! Pour des questions essentiellement de confidentialité de préservation du secret, et pour éviter aussi la survenue impromptue de fuites compromettantes, de troubles salariaux, comme évoqués plus haut. Les géants de la Tech américaine comme Google, Microsoft ou Amazon, sont régulièrement sur les rangs pour remporter d’énormes contrats de défense avec le Pentagone. Un Département de la Défense (DoD) qui souhaite naturellement recourir à la technicité et l’excellence reconnue des « Cloud » informatiques privés, plutôt que de recréer la roue pour ses besoins technologiques immédiats. 

Le dernier en date étant le contrat connu sous l'acronyme « JEDI » (Joint  Enterprise Defense Infrastructure) depuis remporté par la firme Microsoft. 

Rappelons aussi pour exemple que le fondateur emblématique d’Amazon, Jeff Bezos, n'a jamais eu de scrupules à travailler – main dans la main – avec le Pentagone. Une firme géante dont la considération pour autrui, la transparente vis-à-vis de ses propres collaborateurs, ou l'information loyale ne semblent visiblement pas des préoccupations prioritaires. Bezos laissant entendre, à moult reprises, qu'il ne se désengagerait pas de l'appel d'offres à 10 milliards de dollars du Pentagone dans le cadre du projet précédemment cité de Cloud computing : « JEDI » malgré de timides protestations en interne. 

Une position très différente à l’époque de celle affichée par Google, – animé à l'origine d'inspirations plus humanistes qu’aujourd’hui – et qui avait au contraire décidé de se retirer de la compétition, sur fond d'interrogation « éthique » d'une fraction congrue de ses salariés. Quoi qu’il en soit, à l’image d’un Sundar Pichai – le président-directeur général de Google depuis le 10 août 2015 à la suite de la restructuration de Google et la création de la nouvelle société Alphabet –, les patrons des GAFAM sont aussi tenus de rassurer prioritairement les investisseurs et leurs actionnaires. Indiquant très régulièrement dans les médias, pour complaire à leurs fines oreilles pourvoyeuses de manne financière, qu’ils continueront inlassablement à travailler avec le département de la Défense très généreuse en subsides et contrat d’Etat. Le tout, mâtiné par le souci de préservation des intérêts stratégiques des Etats-Unis d’Amérique à l’image d’u très offensif  Peter Thiel. Et notamment, dans des secteurs prioritaires de la cybersécurité et de l’innovation de défense. 

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