Frappes en Syrie : l’Occident a-t-il perdu son pouvoir de dissuasion ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Frappes en Syrie : l’Occident a-t-il perdu son pouvoir de dissuasion ?
©François NASCIMBENI / AFP

Tu bluffes !

Au cours de la nuit, France, Etats-Unis et Royaume Uni ont procédé à des frappes contre le régime syrien. Une action qui s’incrit dans le processus de la dissuasion.

Bruno Tertrais

Bruno Tertrais

Directeur-adjoint à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Spécialiste des questions stratégiques

Dernier ouvrage paru : La revanche de l'Histoire, aux Editions Odile Jacob

 

Voir la bio »

Atlantico : Comment la crise actuelle autour de la question syrienne peut-elle s'inscrire dans la question de la dissuasion et de la crédibilité de l'occident depuis 1945 ? Comment évaluer la question des frappes à l'aune de cette notion de crédibilité de la parole ?

Bruno Tertrais : C’est une dimension majeure de ce qui est en train de se jouer. Surtout pour Emmanuel Macron, qui s’est avancé publiquement sur cette affaire très fortement et très tôt, dès l’été 2017. Engagement qu’il a confirmé à plusieurs reprises depuis lors. Ce faisant, il se démarquait d’ailleurs de François Hollande, qui refusait que la France agisse seule – pour des raisons politiques, estimant qu’une action en solitaire n’aurait pas la légitimité suffisante.

C’est une affaire qui dépasse effectivement le seul cadre des armes chimiques. Ce qui est en jeu, c’est rien moins que la détermination des pays occidentaux à tenir leur parole dans un monde dans lequel les rapports de forces sont, encore plus qu’à l’accoutumée, l’élément déterminant des relations internationales. 

La détermination des dirigeants français sur ce dossier est d’autant plus forte que leur inaction a été critiquée ces derniers mois lors d’attaques chimiques de plus faible ampleur. En fait, Français et Américains s’étaient entendus pour n’agir que dans le cas d’une attaque chimique caractérisée contre la population civile, et à caractère létal. Mais on ne l’a su publiquement qu’au mois de février.   

Ce n’est pas, contrairement à ce que je lis parfois ici ou là, une manière de « sauver la face ». En tout cas sûrement pas pour les dirigeants français. Est-ce différent pour Trump ? Il semble qu’en 2017 – c’était ce que des témoignages directs avaient rapporté – il avait été très touché par les photos des victimes de Khan Sheykhoun. On peut ainsi lui laisser le bénéfice du doute. 

Sa pratique de la dissuasion mériterait d’ailleurs un commentaire plus long. D’un côté, il est capable de raconter absolument n’importe quoi et de changer d’avis sans vergogne d’un jour à l’autre. Ce qui n’est pas bon pour la crédibilité de son pays. Et certains de ses tweets font peur, à juste titre. D’un autre, il faut reconnaître qu’il introduit un élément d’incertitude et de doute dans l’esprit de ses adversaires. Et qu’il parle un langage inhabituel – sur la Corée du nord, il parle comme Pyongyang le fait habituellement! Cela peut avoir ses vertus. Car les pays occidentaux sont souvent perçus comme étant très prévisibles. Et faibles.   

Rappelons tout de même que la motivation principale des dirigeants occidentaux sur ce sujet, c’est d’essayer de mettre un terme à l’horreur chimique. Les Syriens sont amers de voir l’Occident se mobiliser pour quelques dizaines de morts alors qu’ils ont fait si peu après plusieurs centaines de milliers. On peut parfaitement les comprendre. Mais l’enjeu dépasse la Syrie : il s’agit, en faisant un exemple, de diminuer le risque que le gazage des populations civiles devienne un mode normal de gestion des rébellions au 21ème siècle.  

2- En partant du principe que la dissuasion repose évidemment sur sa crédibilité, peut-on en déduire que le franchissement de ligne rouge sur la question chimique peut conduire à une remise en cause de la crédibilité occidentale sur la question de la dissuasion ?

Oui si l’on entend la notion de dissuasion au sens le plus large du terme. En d’autres termes, si l’adversaire décide de relever le défi parce qu’il estime que vous bluffez, et que vous ne réagissez pas, votre capacité à l’impressionner, et à en impressionner d’autres, va nécessairement diminuer. Cette question que les politistes appellent celle de la « réputation » a été très discutée ces dernières années. Mais les tous derniers travaux académiques sur le sujet apportent plutôt de l’eau au moulin à ma thèse.   

Montrer, de temps à autres – si c’est pour une bonne cause ! – que vous êtes fidèles à vos engagements est donc important. La dissuasion est aussi une pratique vivante. Les Israéliens utilisent une image très cynique, mais pas totalement absurde, pour décrire cela : il faut de temps en temps « tondre la pelouse ».  

Mais la dissuasion n’est pas une science, c’est un art. Qui se pratique tout en finesse, car elle suscite de nombreux dilemmes qu’il faut gérer au mieux. L’expression « ligne rouge » peut être contestée, mais le concept qu’elle recouvre est consubstantiel à la dissuasion. C’est ce que j’avais appelé « L’art de la ligne rouge ».   

Comment peut-on évaluer la crédibilité de la parole des Etats-Unis sur ces questions comparativement à celle des européens ?

Il y avait eu un vrai choc à l’été 2013, car le retournement d’Obama était inattendu et surtout, s’inscrivait dans le contexte plus général d’une perte de crédibilité de la protection américaine. De ce fait, l’Amérique d’Obama fut alors perçue, notamment dans le monde arabe, comme une puissance pusillanime. La France en bénéficia : les pays du Golfe la virent comme un Etat fiable, qui tient sa parole. 

L’opération conduite par les trois principales puissances militaires cette nuit restaure une forme de cohérence dans la détermination occidentale. Tout en refusant d’entrer en confrontation avec la Russie ou de procéder à une opération dite de « changement de régime ». 

Il reste qu’il y a un héritage historique qui pèse très lourd : en Europe centrale, l’Amérique est encore souvent vue comme celle qui a sauvé le continent dans les années 1940. Dans la mémoire collective polonaise et tchèque, Munich semble peser plus lourd que l’entrée en guerre de la France et de la Grande-Bretagne. Même si le problème ne fut pas que les garanties octroyées aux pays européens ne furent pas honorées : c’est que ces pays n’avaient pas à eux seuls la capacité de résister à Hitler.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !