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Finie la technologie ? Ce nouveau business model qu’Apple est en train de tisser discrètement sous nos yeux
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Stratégie

Dans une relative discrétion, Apple serait en train de réorienter une partie de son activité vers des solutions de paiements en ligne. Mais la firme à la pomme est l'objet de tellement de spéculations qu'entre la rumeur et les faits, il est difficile d'y voir clair.

Atlantico : D'après le site recode.net, Apple chercherait en ce moment à recruter un spécialiste du paiement en ligne. L'iPhone se substituerait tout bonnement à la carte bancaire. Cela reviendrait-il pour Apple à se lancer dans des activités bancaires ? Cette orientation est-elle pertinente ?

Frédéric Fréry : Ce n'est pas l'activité bancaire en tant que telle qui intéresse Apple : ils ne veulent certainement pas se substituer à votre agence du coin de la rue et gérer des millions de chèques, des agios de découverts et des petits comptes d'épargne. En revanche, Ils sont intéressés au plus haut point par la récolte du minerai le plus précieux du 21e siècle : les données. Or, votre banquier est très certainement celui qui en sait le plus sur vous : qu'est-ce que vous achetez, où, à quel prix, en même temps que quoi, à quelle fréquence, etc. Devenir un spécialiste du paiement - et pas seulement en ligne, mais aussi dans le commerce physique grâce au paiement par smartphone - est donc un excellent moyen pour Apple de récolter de précieuses données supplémentaires sur ses clients, et donc d'encore mieux cibler les publicités et les produits, de manière à toujours mieux répondre à nos attentes, voire à les anticiper.

Gilles Dounès : Il y avait déjà eu voici quelques années des rumeurs de cet ordre, qui voulaient qu’Apple se lance dans les activités bancaires. En fait, elle a mis en place à Reno dans le Nevada, essentiellement pour des raisons fiscales, une filiale baptisée Braeburn Capital,  pour gérer ses placements à court terme et les  liquidités générées par l’augmentation de son chiffre d’affaires et de ses bénéfices à partir de 2005.

Apple a également mis en place dans ces magasins Apple Store un système de paiement qui lui est propre, qui est maintenant largement testé, et que la firme à la pomme pourrait proposer comme un service supplémentaire de type "porte-monnaie électronique", comparable à ce qu’elle a déjà mis en place avec Passbook, qui permet à l'utilisateur de centraliser tout un tas de cartes et de billets (y compris les billets d’avion). Si Apple devait proposer un tel service, le plus probable serait qu'il soit intégré d’ailleurs à son "porte-carte électronique".

Mais ce sont des rumeurs à manier avec beaucoup de précautions, et Apple en la matière est un peu victime de son succès ; on a tendance à s'émerveiller d’avance en imaginant comment la firme de Cupertino pourrait changer tel ou tel secteur si elle venait à s’y intéresser, un peu comme elle a fait pour la musique, la téléphonie mobile ou la presse en ligne. Or précisément : il y a également eu des rumeurs voici quelques années qui voulaient qu’Apple se transformât en opérateur de téléphonie pour amplifier le succès de l’iPhone, et se libérer de la contrainte des opérateurs. Or les ingénieurs de Cupertino étaient tout simplement trains de travailler sur un format très réduit de cartes SIM, afin de pouvoir gagner de la place à l'intérieur de l’iPhone. 

Il faut toujours se rappeler qu'Apple a un modèle de développement et de diversification extrêmement réfléchi, très restreint, à la différence de Google ou d’Amazon par exemple qui eux ont adopté un modèle de développement tous azimuts, très foisonnant un peu à la manière d’un mycélium, quitte a abandonner des projets tout entiers si jamais le secteur n’était pas favorable. C’est une différence fondamentale.

Les 600 millions de comptes iTunes sont autant de numéros de cartes bancaires enregistrés par Apple. En quoi cela constitue-t-il un avantage pour devenir un acteur majeur du paiement mobile ?

Frédéric Fréry : En fait, Tim Cook a annoncé il y a deux jours lors de la publication des comptes trimestriels d'Apple non pas 600, mais 800 millions de comptes iTunes.

L'avantage est triple :

    Premièrement, Apple pourra directement proposer à ces 800 millions de personnes de prélever sur leur carte bancaire les achats qu'ils feront via son intermédiaire, en ligne ou en commerce physique, ce qui lui évitera d'avoir à émettre ses propres cartes, à distribuer des terminaux de paiement (c'est déja fait, avec plus de 500 millions d'iPhones en circulation) et à se lancer dans une coûteuse campagne de référencement chez les commerçants.

    Deuxièmement, 800 millions de comptes, c'est énorme : on ne compte par exemple qu'une soixantaine de millions de cartes bancaires en France, et cela ferait d'Apple le troisième opérateur de paiement au monde après Visa et MasterCard, très loin devant Diners ou American Express.

    Troisièmement, les clients Apple ne constituent pas un échantillon représentatif de la population : ils sont beaucoup plus riches que la moyenne et ils lient bien plus facilement leur compte iTunes à leur carte bancaire que ne le font les clients Android, qui s'en tiennent souvent à des applications gratuites et achètent bien moins de musique et de films. A titre d'information, Apple a réalisé un chiffre d'affaires de 4,6 milliards de dollars avec les achats sur iTunes rien qu'au dernier trimestre, soit une progression de 11 % par rapport à l'année dernière. Les clients Apple sont donc particulièrement précieux : ils ont de l'argent et ils le dépensent. Ce sont exactement les clients que recherches les banques et que s'arrachent tous les annonceurs.

Gilles Dounès : On est dans cette représentation, j’ai envie de dire ce Graal moderne pour tous les commerçants, de la démonétisation de plus en plus poussée des achats, dont le meilleur exemple est sans doute "l’achat un clic" d’Amazon, et qui avait été théorisé dès le milieu des années 90 sous le concept "d’âge de l’accès". C’est une commodité certes pour le client que l’on a tendance à transformer en consommateur qui fonctionne selon le schéma pavlovien de stimulus-réponse, mais qui n’est pas sans danger du fait même de cette démonétisation, comme on a pu le voir avec les dérapages intervenus avec des enfants effectuant des achats à l’intérieur des applications de jeux. Sans se rendre compte qu'en définitive il faisait appel à du véritable argent.

Si Apple se lance dans le service de ce type, cela peut lui donner une position d’intermédiaire indispensable entre le commerçant et l’acheteur final, mais c’est déjà le cas depuis plus de 10 ans vis-à-vis de l’industrie musicale et plus récemment vis-à-vis de tous les développeurs de l'écosystème Apple. Cette année encore, on verra sans doute Tim Cook présenter un gros chèque à la conférence des développeurs de juin prochain, censé représenter le total des sommes redistribuées par la firme à ses développeurs.

Ceci posé, Apple a construit sa 3e ferme de données aux États-Unis précisément à Reno, dans le Nevada où se trouve déjà sa filiale qui gère ses avoirs financiers : même si la décision de cette implantation n'a rien à voir (il s'agit de la 2e plus grosse ville d'un État qui accorde de généreux avantages à ce type de data Center alimenté par l'énergie solaire, dans une zone désertique à l'ensoleillement maximum, à un jet de pierre de la frontière de l'État avec la Californie  et a 350 km  à peine de San Francisco), on ne peut cependant exclure tout à fait un lien de cause à effet.

Cela peut lui donner une position de force comparable à celle de Google sur le secteur de la publicité ou de la presse en ligne, et même une possibilité de contrer cette domination dans un contexte où l’entrée de Google dans le secteur de la téléphonie, alors que les deux sociétés étaient des partenaires très proches, a été vécues à Cupertino comme un coup de poignard dans le dos. Si Apple décide de récupérer davantage de données comportementales pour les injecter dans sa régie de pub, cela peut certes faire vilain temps vis-à-vis de Google, mais  il faut rappeler que Apple a toujours eu une position très respectueuse et conservatrice vis-à-vis des données personnelles : j’imagine mal Apple basculer en quelque sorte "du côté obscur de la force" alors qu’elle  a capitalisé jusqu’ici sur sa position de tiers de confiance. Les conversations de ses messageries vocales mais également textuelles sont par exemple cryptées.

Apple est toujours très concentré sur son coeur de métier, et a priori il ne leur sert à rien de savoir quelle marque de café vous préférez ou la marque de couches-culottes que vous utilisez pour vos enfants, tout en  gardant à l’esprit qu’ils savent très bien si vous avez des enfants. Parce que leur enquêtes sont bien faites et qu’avec l’iTunes Store, à travers la musique et les applications, il est très facile de déduire la composition et l’âge des membres qui composent un foyer. Cela fait 15 ans qu’ils sont au coeur de ce qu’ils ont appelé "le style de vie numérique", c’est-à-dire à présent de la vie tout court.

Est-ce un moyen de plus pour Apple de rendre sa technologie incontournable dans notre quotidien ?

Frédéric Fréry : L'objectif d'Apple, comme celui de Google, d'Amazon ou de Facebook, c'est de consolider encore son écosystème, en s'insinuant toujours plus intimement dans notre vie, afin de glaner toujours plus de données : nos communications (téléphone, mails, SMS, réseaux sociaux), nos déplacements (géolocalisation, navigation, compatibilité avec les systèmes automobile grâce au nouveau système iCar), nos centres d'intérêt (livres, magasines, sites, musique, film, jeux, photos, etc.) et donc aussi nos achats. De plus, ces achats peuvent se faire facilement et de manière sécurisée grâce au lecteur d'empreintes digitales Touch ID, qui équipe désormais l'iPhone et bientôt l'iPad. Il est clair pour les spécialistes que cette technologie - plus convaincante que celle que propose Samsung sur son dernier Galaxy S5, pourtant plus récent - a été ajoutée par Apple pour inclure une solution sécurisée de paiement.

Gilles Dounès : Tout ce qui est fait par les acteurs du numérique vise à faire grossir le plus vite possible ce qu'on appelle son écosystème, c’est-à-dire l’ensemble des contenus numériques, des accessoires et des services qui gravitent autour de ses appareils, ou de son système d’exploitation en l’occurrence, à la manière dont l’iPod a su se protéger une race à l’iTunes Music Store. Si, et encore une fois c’est une hypothèse, un tel service devait être proposé par Apple, se serait pour conforter les deux axes de sa différenciation vis-à-vis de la concurrence, les 2 joyaux de la couronne que sont la facilité et le plaisir de l'utilisation d’une part, et la sécurité d’autre part. C’est dans ce sens qu'il faut interpréter l’arrivée du lecteur d'empreintes digitales Touch ID en septembre dernier sur l'iPhone 5S, et qui a vocation à se généraliser si l’on en croit les dernières rumeurs, et le fameux "porte-cartes numériques" apparus avec iOS 7.

Plutôt que les téléphones, les tablettes ou les ordinateurs, ce serait donc le e-commerce qui serait appelé à tirer la croissance d'Apple ? Celui-ci cherche-t-il à devenir un site de e-commerce propre à concurrencer, voire à écraser Amazon ?

Frédéric Fréry : Non, à mon sens ce n'est pas leur stratégie. Amazon vend des tablettes et bientôt des smartphones (à perte) pour en faire des canaux de distribution pour son site de e-commerce. En revanche, Apple gagne beaucoup d'argent avec ses iPhones et iPads, qui représentent 75 % de son chiffre d'affaires et certainement autant de ses profits. Je ne vois pas pourquoi ils changeraient cet avantage, surtout lorsqu'on voit leur progression en Chine ou dans d'autres pays d'Asie, où le revenu moyen est très inférieur au nôtre, alors que les produits Apple y sont vendus au même prix que chez nous. En termes de parité de pouvoir d'achat, c'est comme si un iPhone était vendu au moins 3000 euros chez nous. Et pourtant ils ont encore augmenté leurs ventes de 13 % en Chine au dernier trimestre. Une nouvelle fois, l'ambition d'Apple n'est pas de faire du e-commerce, mais de rendre son écosystème tellement imbriqué dans notre vie quotidienne qu'il ne pourra que s'auto renforcer. Pour cela, le paiement est une source de données, une couche supplémentaire, mais pas un substitut aux produits. N'oublions pas que si la part de marché d'Apple dans les smartphones est maintenant la moitié de celle de Samsung, son profit est le double.

Gilles Dounès : Encore une fois, il s’agit pour Apple de se poser en intermédiaire de confiance, en tant que dépositaire de ce que Steve Jobs et ses cadres ont théorisé dès 2002 en tant que le "style de vie numérique", c’est-à-dire les contenus qui sont produits par l'utilisateur ou dont celui-ci profite sur les appareils et les logiciels conçus  autour de l’écosystème de la marque. A ceux-ci, se sont ajoutés au fil de l’évolution de la technologie  le contenu numérique qui sont achetés ou stockés grâce à ses appareils et ses logiciels, et à présent ses services comme le Cloud. Si un service de "porte-monnaie électronique" doit apparaître dans l’offre de valeur de la marque, c’est que celle-ci aura estimé qu’il faisait sens par rapport à l’ensemble : pas pour l’y substituer.

Qui, de Google et Apple, est le mieux placé dans la course au paiement en ligne ? Est-ce par ce biais que la firme de Cupertino pourrait assurer durablement sa suprématie sur son rival ?

Frédéric Fréry : Apple a pour le moment selon moi deux avantages : des clients plus riches et plus disposés à payer que ceux d'Android, et une intégration complète de son système d'exploitation et de ses machines. A l'inverse, Google, même s'il bénéficie d'un bien plus grand nombre de clients, doit composer avec deux faiblesses : les utilisateurs d'Android dépensent moins et la multiplicité des fabricants de smartphones équipés d'Android (Samsung, LG, Sony, HTC, etc.) rend la construction d'une solution de paiement sécurisée plus difficile. On a pu croire pendant un temps que Google suivrait l'exemple d'Apple après avoir racheté Motorola, mais ils l'ont finalement revendu au Chinois Lenovo. Au total, si le paiement par smartphone devient effectivement une activité clé, on peut estimer qu'Apple est pour le moment mieux placé que Google pour en profiter.

Cela dit, en stratégie, rien n'est éternel : Amazon vient d'annoncer le lancement cet été d'un smartphone, ce qui lui permettra de se lancer lui aussi dans la bataille, avec à mon sens de plus solides arguments que Google : ses clients ont  enregistré leur carte bancaire et surtout Amazon peut déjà profiter du paiement sur son propre site. Rappelons que la croissance de son chiffre d'affaires (74 milliards de dollars en 2013) devrait lui permettre d'entrer dans le top 10 des distributeurs mondiaux dès 2015. La bataille ne fait donc que commencer. En fait, si un marché est véritablement lucratif, il finit toujours par attirer des concurrents : une bonne idée n'est jamais une bonne idée très longtemps. "Nous n'avons pas de concurrents" sonne comme une épitaphe.

Gilles Dounès : En l’occurrence, et dans ce cas de figure, c’est Apple qui a l’avantage de part ces deux joyaux de la couronne que j’évoquais plus haut, la facilité d’utilisation et la sécurité, dans la mesure où la quasi-totalité des malware identifiés infectent la plate-forme Android. C’est vraiment quelque chose de pris très au sérieux chez Apple.

Il y a même une de troisième composante, que l'on avait eu tendance à oublier avec la montée en puissance d’Android et de Samsung à partir de la fin  2011 : ce que les Américains appellent le "cool factor" et que Apple avait théorisé comme "l’effet de halo" du temps de l’iPod semble revenir du côté de l’iPhone, alors que la bonne étoile de Samsung le principal vecteur d’Android semble en train de pâlir. Pour le deuxième semestre consécutif, la part des adolescents  – c’est-à-dire ceux qui font la tendance pour tout le bric-à-brac électronique – aux États-Unis possédant un iPhone est en augmentation, et flirte même avec les 60%. À la publication des résultats trimestriels de la marque, Tim Cook a souligné que l’iPhone progressait partout, que ce soit dans les pays émergeant ou les pays au marché plus mature comme le Royaume-Uni la France ou l’Allemagne, et que les trois modèles présent catalogue s’étaient bien vendus, et pas seulement le plus abordable.

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